Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

LA PERLE

Ses dents étaient de perle et sa bouche était d’ambre ;
Les rois mouraient d’amour en entrant dans sa chambre.

V. HUGO

 

Antoine se réveilla la mémoire défaillante, le corps mollement enfoncé dans un lit circulaire en bois d’ébène, orné d’ivoire, et partout décoré d’appliques en écailles de tortue. Il battit des paupières, entrouvrit les yeux, tourna la tête d’un côté, de l’autre. Des serpents sculptés sinuaient jusqu’à la tête au long du cadre rond, qui l’encerclait.

Les couvertures de soie bleuâtre s’écoulaient entre ses doigts noueux, ses muscles épais, ses cuisses de titan comme de l’eau sur la roche. Autour, les rideaux, de gaze mauve, laissaient voir la chambre par leur transparence. Elle était presque vide ; on n’y apercevait qu’un fauteuil grec aux montants rectangulaires, plaqués de feuille d’or avec des montants de bronze ; un trépied de marbre, sur lequel un brûle-parfum, en grès couleur de jade, répandait une vapeur grise à l’odeur de nard ; et par terre, des fourrures de lion ainsi que des tapis de laine. Plus loin, telle une seconde enceinte arrondie, d’autres rideaux, de lin peut-être, séparaient l’endroit du reste de l’embarcation.

Il avait dormi dans la trirème.

Il se redressa, frotta ses yeux irrités qui pleuraient puis détourna la tête, car le soleil, qui filtrait entre les rideaux clairs par le toit découvert, l’aveuglait désagréablement.

Il entendait l’eau du fleuve clapoter contre la coque, les entrechocs paisibles du gréement, les heurts des poulies, les frottements des cordages ; puis les oiseaux sur les mâts qu’il ne connaissait pas, dont les cris stridents se répondaient en échos longs, et l’agitation du port, les transporteurs, les bateliers, les marchands d’étoupe et les armateurs, criant des commandements.

Il s’abandonna quelques instants à ce calme pacifique. Il essayait de remettre en ordre ses souvenirs, de se rappeler les splendeurs du festin, d’en distinguer de ses rêves la réalité. Après qu’il se fut remémoré ce qu’il avait fait, grossièrement, la tête entre les mains, il réfléchit à ce qu’il aurait dû faire, à ce qu’il devrait faire, et sans s’en rendre compte commença de se rendormir.

Mais une voix chaude et pénétrante, envoûtante, un peu sorcière, distribuant des ordres d’une façon vigoureuse, impériale, qu’il perçut soudain distinctement, plus proche, du côté du pont, entre les vaguelettes battant la nef et l’activité citadine, l’empêcha de tomber dans les bras de Morphée. C’était la voix de Cléopâtre, la Lagide, la reine d’Égypte.

Son cœur bondit dans sa poitrine.

Elle régentait son navire comme son royaume ; mais aussi, ce navire, c’était un morceau de la mère du monde : il en possédait l’éclat, la gloire et les richesses !

Antoine était nu. Il se leva, revêtit à la hâte une sorte de chiton de laine, écarta doucement le rideau qui séparait sa couche de la grande salle, et regarda Cléopâtre discrètement.

Il pâlit.

Sa calasiris, nouée sur la poitrine juste au-dessus des seins, était d’un lin si clair, si pur, que l’astre d’or, qui dardait contre elle ses rayons flamboyants, la rendait presque diaphane. Ses plis nombreux tremblotaient à peine au vent du matin ; mais parfois un souffle inattendu la gonflait tout d’un coup, puis elle retombait, lentement, contre les hanches, les mollets, les jambes arquées de la reine puissante.

Les épaules nues de la Lagide, acclimatées aux chaleurs d’Afrique, apparaissaient brunes au jour clair du printemps cilicien. Son collier, de pierreries multicolores, papillotait aux moindres de ses gestes ; un ruban de soie couleur pourpre, qui enserrait ses cheveux autour du front, d’un travail d’une rare qualité, scintillait tel qu’un diadème ; et ses bracelets d’orichalque reluisaient aux ardentes léchures du soleil. Un esclave rafraîchissait, à l’aide d’un long flabellum de plumes d’autruche, son visage poudré de fard, nuancé de collyres ; quand elle se détournait, ses sandales, en papyrus, glissaient sur les planches avec une harmonie dansante ; et grâce à sa taille, fine extraordinairement, elle avait toujours l’air de marcher sur un nuage.

Elle était belle et Antoine la désirait, il l’aimait à en pleurer.

Le triumvir ne regrettait rien de la veille. Au contraire, il eût voulu recommencer les orgies encore, encore et encore, ce soir même, passer le reste de sa vie baigné de plaisirs, entre ces draps, ces voiles, ces châles, à voguer de ville en ville éternellement, de port en port. Il traverserait les mers, les océans à bord de ce coin d’Égypte flottant, qui laissait dans son sillage une traînée d’écume dorée, comme une étoile filante abandonne derrière sa course, contre la toile de l’univers, une poussière intense et mordorée. Et il jouirait pour toujours des parfums, des boissons, des richesses de Cléopâtre, de sa sensuelle concupiscence, couché dans ses bras, égaré parmi les vallons de ses courbes, noyé dans la profondeur de ses yeux.

Il la regarda de nouveau.

Appuyée au bastingage, fléchie imperceptiblement, le dos droit cependant, elle resplendissait. L’eau bleu ciel du fleuve limpide, ridée par le courant d’ondes larges et de plissures, qu’elle contemplait profondément, se reflétait, changeante, à l’intérieur de ses prunelles chastes mais trompeuses. Cette face immobile de statue, qui abritait dans son sein des pensées mondiales, des entreprises universelles, dignes d’Alexandre et des dieux, séduisante, dégageait une aura mystique, invisible et pourtant colossale. Son profil tout à la fois terrifiait, ravissait et subjuguait.

Antoine avait l’impression de la voir inchangée depuis qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois ; seules peut-être étaient survenues plus de fermeté dans les gestes, et dans les traits la tristesse inévitable des désillusions ; mais ces déformations l’avantageaient.

Le général se dit qu’il avait moins envié César pour les triomphes, pour la gloire et pour les victoires, pour les conquêtes, pour le monde à ses pieds, pour sa force divine et sa volonté d’airain, que pour elle… pour elle, Cléopâtre ! Alors, il ne put s’empêcher de l’imaginer courbée entre les bras du vieillard, gémissante, simulant la jouissance afin d’exciter ses désirs séniles ; il passa d’un sentiment à l’autre, et abhorrant tout à coup son être entier, serra les poings et la maudit en secret.

Il la scrutait les sens en alerte, tel qu’un fauve près de bondir, le corps, l’âme assaillis d’émotions contraires. Comme il craignait de lui faire du mal, soit d’un trop-plein d’amour, soit d’un trop-plein de colère, il referma les rideaux, calmé se déshabilla, monta jusqu’à la poupe du navire par un escalier dérobé, qu’il avait découvert dans un recoin de sa chambre, et plongea dans le Cydnus.

Puis, il nagea d’un bord à l’autre du fleuve, remuant l’eau coléreusement par la force des bras, la tête n’émergeant que pour inspirer de larges bouffées d’air, et le soleil féroce rougissait son dos massif. Il se dépensa ainsi deux heures durant, peut-être trois, sous les yeux béats d’admiration d’une petite foule assemblée sur les quais, de quelques marins oisifs, appuyés aux rambardes. Cet homme d’action, ce guerrier plutôt que stratège, cherchait à dissiper ses contrariétés, ses doutes horribles, l’ombre de César, la sincérité de Cléopâtre, sa propre vanité, dans l’épuisement. Il haletait, se fatiguait à l’exercice, brûlait ses poumons pour mieux se vider la tête ; il battait des mains les flots, avec rage. Il se soûlait par l’effort, comme il se soûlait par le vin.

Lorsque Antoine enfin remonta sur la trirème, la reine l’attendait, aussi timide qu’elle avait été la veille audacieuse, la tête basse. Piège de séduction ?… Le triumvir en sueur, échauffé par cette soumission de femme, l’orgueil flatté, s’approcha d’un mouvement résolu, lui releva le menton et dit :

« M’aimes-tu ? »

Elle le fixait de ses yeux grands ouverts, de ses failles où tant d’hommes puissants s’étaient abîmés, muette, incapable de répondre.

« M’aimes-tu ? répéta l’imperator menaçant, pris d’un vertige. Réponds ! »

Alors, elle balbutia, du bout des lèvres et rougissant :

« Depuis le premier jour, seigneur…

— Tu mens ! » fulmina-t-il.

Comme la veille, il voulut la saisir, la secouer, la forcer non seulement à crier son amour, mais à l’aimer sincèrement. Au dictateur les royaumes, les villes et l’éternité, au dictateur même l’apothéose ! À lui le cœur battant de l’héritière de Ptolémée, qui valait cent, mille, cent mille fois les triomphes de César ! Le serpent du Nil, croyait Antoine, n’avait jamais aimé véritablement le sublime Romain… Eh bien ! son aîné avait-il conquis la moitié du monde ? — lui planterait son drapeau dans la poitrine de l’Égyptienne, cette chair invaincue plus dure qu’une cuirasse d’airain, et en devenant l’Éros de la reine d’Égypte, dépasserait le maître de l’univers !

Cette fois-ci, la reine le devança ; elle s’approcha, et avant qu’il ait pu faire un autre mouvement, caressa de ses mains ses bras nus de gladiateur, ses bras d’une formidable épaisseur. Puis, elle enserra entre ses doigts ses muscles puissants, accentua la pression, frémit de les sentir si durs et répéta dans un souffle, les larmes aux yeux :

« Depuis le premier jour ! »

Antoine blêmit.

Ce regard ! Ce frémissement ! Ces battements de son cœur qui soulevaient sa gorge, et qu’il ressentait jusque dans les bouts de ses doigts !…

« Depuis le premier jour ! » cria-t-elle encore, à bout de souffle.

Décontenancé, il la dévisageait, et un sourire irrépressible déformait ses lèvres.

« Maintenant, je te crois », dit-il.

Et la repoussant avec brutalité, il tourna les talons et se dirigea vers sa cabine, dont il avait pris possession comme César prenait les royaumes.

 

 

Il voulut revenir au palais, mais elle le retint par la promesse d’une fête nouvelle, qui surpasserait la précédente en démesure. Il demeura donc la journée dans la trirème.

Les officiers lui firent amener de nouveaux habits depuis le palais ; lui cependant s’immergeait entièrement, dans une cuve en marbre de Syène, noire et constellée de point d’or, telle la nuit ; des esclaves déversaient sur son corps, depuis des amphores d’argent, des huiles parfumées, de l’eau chaude et du lait de chamelle.

Le soir, les plaisirs en effet recommencèrent. Le soleil ne se coucha point pour les convives, car au moment qu’il disparaissait à l’horizon, les flambeaux s’allumèrent entre les voiles, avec les torches, les bougies et les braseros, et ce fut comme si un morceau du grand astre était demeuré dans la nef.

La fête en splendeur égala, dépassa le festin de la veille. Les mêmes plats furent servis, d’autres encore ; les mêmes spectacles représentés, mieux exécutés ; la musique ne s’interrompait que lorsqu’un musicien, aulète, harpiste, s’évanouissait de fatigue. Des vins similaires, le fameux Falerne, le coupant Cécube, apparaissaient dans les hanaps sans jamais s’épuiser, coulaient tels que des rivières, des ruisseaux pourpres indéfinis, torrentueux ; relevés de multiples épices, brûlantes, ils enflammaient les palais, les haleines, et plus étourdissants, plus grisants, renforçaient l’ivresse générale. Les hommes forts, les centurions, les tribuns, terrassés, vomissaient, roulaient par terre et régulièrement tombaient par-dessus bord.

Antoine aimait trop les plaisirs ; il redoubla d’amour pour Cléopâtre. La reine admirait la capacité qu’il avait de tant boire, de tant dévorer, sans faiblir ; sa mâle supériorité, sa puissance virile étaient, pour son universelle ambition, un nouvel espoir. Parce qu’elle désirait sa force, elle le désirait, lui, et commençait de l’aimer. Un instinct sauvage faisait comprendre à l’imperator qu’elle était sensible à son endurance ; il commandait les mets inlassablement, faisait sans arrêt remplir sa coupe, et la sueur, qui trempait ses habits, inondait son visage écarlate.

La Lagide à demi conquise, à demi conquérante, un peu ivre peut-être, afin d’exacerber sa fièvre lui cédait en tout, ne le contrariait en rien. Elle éclatait à ses grivoiseries d’un rire de perles qui s’entrechoquent, de turquoise qui se brise en morceaux, et s’éparpille en billes roulantes ; et plus il devenait obscène, plus son rire s’élevait dans les aigus. Il aimait les danseuses ? Elle tourna autour de lui en se déhanchant, lascive, dans l’attitude impudique des prostituées ; elle buvait du vin et le crachait dans sa bouche, assise sur ses genoux, les bras autour de son cou ; et elle s’agitait aux applaudissements, plus sensuelle, plus charnelle, plus caressante. Elle répondait aux grossièretés des soldats plus grossièrement, elle les égalait aux jeux et parfois même les surpassait, elle criait : « De la musique, de la musique ! » aux moindres interruptions des instruments. Antoine était ravi.

L’aube parut.

Cléopâtre enfin congédia ses hôtes, après leur avoir offert les hanaps, les canapés, les bijoux incrustés dans les plats. Elle donna aux uns des litières avec les esclaves chargés de les porter, outre les adolescents d’Éthiopie qui les précédaient toujours, en brandissant des torches ; aux autres, des chevaux harnachés d’or, des manteaux, des boucliers d’or, d’ivoire ou d’argent. Elle distribuait les dons avec prodigalité, par ordres brefs, inépuisablement généreuse. Les convives sortaient un par un, les bras chargés de cadeaux, titubant, et leurs faces réfléchissaient quelque chose d’un vague bonheur ineffaçable.

« Et moi ? » demanda l’imperator, quand tout le monde fut parti.

Il ne l’avait interrogée que pour la provoquer ; il attendait qu’elle ouvre les bras, écarte ses châles, agrandisse les yeux et réponde, les lèvres liquides, dans un murmure à l’odeur de cannelle, qu’elle était son présent et qu’il n’avait qu’à la prendre. Déjà, il s’avançait ; mais tendant le bras, elle mit un doigt sur sa bouche et l’arrêta.

« Ce soir, dit-elle mystérieusement, tu reviendras ! »

Elle rabaissa son bras d’un geste infiniment gracieux, lui tourna le dos et rentra dans sa cabine, avec l’air de flotter dans ses étoffes. Antoine la suivait du regard.

Il revint le soir même, après avoir dormi tout le jour, au palais.

Il venait de prendre un bain au lait d’amande, penché en arrière sous les mufles des baignoires, et s’était laissé aspergé d’eau chaude, afin de détendre sa chair ; puis, ses serviteurs l’avaient frotté avec les éponges, raclé avec les strigiles, poncé avec les pierres poreuses. Il avait sué dans l’étuve, il s’était parfumé d’huile à en devenir tout gras, tout luisant, comme les athlètes aux concours, comme les esclaves aux marchés. Juste avant de partir, il s’était blanchi les dents, avec un mélange de natrum et de poireaux bouillis, et rafraîchi l’haleine en dévorant des baies de lierre.

Mais son visage, malgré les soins, demeurait creusé, ses yeux cernés de rides profondes ; il était déjà marqué des vices, Bacchus mortel pourrissant, avili des corruptions répétées.

Cléopâtre, au contraire, bien qu’avec une simplicité déconcertante, le reçut plus resplendissante que jamais, en robe étoilée d’ornements, son long nez fin relevé hautainement, les paupières rougies de safran du Cydnus, et les lèvres poudrées de bleu d’azurite. Il ne semblait pas qu’elle eût participé aux excès des jours précédents. C’était comme si elle venait de naître du soleil.

L’imperator fit un pas en avant ; et repoussant du bras son pourpre paludamentum :

« Ô reine, voici Rome ! » s’écria-t-il, présomptueux.

Elle tendait les bras ; il s’avança et l’embrassa, puis entra dans la nef à sa suite.

Le triumvir poussa un soupir de ravissement. Dix palmes de pétales, de roses, de jasmins et de nénuphars, retenus par une résille de cordelettes en soie, couvraient le parquet de la grande salle, au milieu de laquelle un unique lit, une table seule avaient été dressés.

Ce serait donc un tête à tête. La reine l’entraîna, ils s’allongèrent côte à côte, et le repas commença.

Chaque fois qu’une servante entrait, portant une jarre entre ses bras nus, une corbeille ou un plat d’argent, des bouffées de pétales nouveaux, qui jaillissaient de trompes en cuivre, affleurant de déchirures percées dans les tentures, à intervalles réguliers, la dissimulaient tel un brouillard, et elle paraissait sortir d’un nuage. Antoine ébahi mangeait à peine, oubliait même de boire à sa coupe ; car toutes étaient des doubles parfaits de l’Égyptienne !

« Est-ce possible ? » souffla-t-il.

Dix Cléopâtre à présent l’entouraient, le caressaient, le comblaient ; il s’essuyait les mains dans leurs chevelures, et ne savait plus où donner de la tête. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, pareil à un homme hagard, il se tourna vers la véritable ; elle ne put réprimer un rire d’enchanteresse, naturel, délicieux.

Et soudain il se vit là, comme extérieur à lui-même, vautré, soumis totalement aux charmes charnels de la reine fastueuse, et il en éprouva une honte coupable. Ce n’est point pour jouir que le Sénat l’avait mandaté ! Il devait par tout l’Orient lever des contributions, forcer l’impôt : cinq mille deniers avaient été promis à chacun des soldats ! Mais surtout, il devait affirmer en Asie, en Afrique l’autorité de la République, du Triumvirat… de Rome !

« Prodigieuse maîtresse, dit-il, crois-tu m’impressionner ? Mais ce ne sont que des avances — car je te rembourserai dix fois tes dépenses ! Je t’offrirai un festin plus luxueux encore, une véritable orgie de Rome, comme tu n’en as jamais vue, comme tu n’en verras jamais ! »

Il cherchait tellement à tempérer sa faute, qu’il croyait à ses paroles sincèrement. Cléopâtre, affable, l’observait de la façon qu’une mère observe son enfant, quand il se vante inopinément.

« Et comment, seigneur ? pouffa-t-elle, dédaigneuse. Avec quel or ? Tu ne peux même pas payer tes hommes ! »

Elle approcha son front de son front, à le toucher ; ses yeux le capturèrent ; le souffle de ses mots pénétrait dans son cœur.

« Sais-tu que dans mon pays, chuchota-t-elle, il suffit de creuser la terre à pleines mains, pour en retirer des livres d’or ? À Samut, à Daghbag, à Sukari, il s’écoule sans jamais tarir, pareil aux fleuves des montagnes ! Mais toi ?… »

Antoine tremblait. Il baissa les yeux une seconde ; les relevant finalement, il accentua la dureté de ses prunelles, et dit, d’une voix toujours assurée :

« Tu sous-estimes la République : tu contempleras sa puissance ! Rappelle-toi le triomphe de César ; ce n’était rien, à côté de ce que je t’offrirai ! Tes festins paraîtront ridicules ! »

Elle renversa la tête en arrière et rit encore, rit à s’en étourdir, à l’étourdir aussi, lui.

« Parce que tu crois que ces festins valent quelque chose ? interrogea-t-elle, faussement. Et que le triomphe de César m’impressionna ? »

Puis, elle but une gorgée longue à sa coupe remplie, et mangea trois dattes l’une après l’autre, en crachant les noyaux de manière exquise.

« Quoi ! fit Antoine, comme elle demeurait silencieuse. Tu me provoques ? Crois-tu vraiment que moi, le plus digne, le plus puissant des représentants de Rome, je te décevrai ?

— Et toi, répondit Cléopâtre, crois-tu que je t’ai tout dévoilé de mes richesses ? Tu m’insultes ! Ces festins, avec leurs mets accumulés, leurs boissons, leurs danseuses et leurs esclaves, leurs décors, et leurs excès même, ne sont rien, rien !… Si seulement l’envie m’en prenait, sache, imperator, que je pourrais sur-le-champ t’offrir un repas formidable, dont le coût dépasserait… »

Elle s’interrompit, le front creusé ; Antoine la fixait, haletant ; alors, elle se figea, puis ajouta dans un sourire, étrangement calme tout à coup :

« Quatre cent millions de sesterces. »

La somme était énorme.

« Non ! balbutia l’imperator. Non !… C’est impossible ! »

Elle se redressa, frappa dans ses mains, commanda une coupe de vinaigre. Quand on la lui présenta, elle détacha de son oreille une boucle d’où pendait une perle monumentale, blanche avec des reflets d’argent, la plus grosse qu’Antoine eût jamais vue.

Elle la plongea dans le vinaigre et elle se dissolut en pétillements. Puis, elle porta la coupe à ses lèvres et la but entièrement.

« Sais-tu ce que je viens d’avaler ? » demanda-t-elle au triumvir.

Il restait muet de stupeur.

« Une margarite ! » reprit-elle.

Et, caressante effroyablement :

« Cette perle, seigneur, qui n’a qu’une seule égale, fut rapportée jadis par Cyrus de Lydie, après qu’il eut vaincu Crésus. Elle fut transmise par son père au grand Alexandre, qui l’offrit plus tard à mon ancêtre, Ptolémée. »

Cet orbe inappréciable, cette larme de l’histoire du monde avait connu les plus illustres batailles, les plus grands empires, elle avait vu mourir la monarchie, naître et croître la République, voyagé jusqu’en Médie, jusqu’en Parthie, jusqu’en Bactriane, et roulé dans les mains d’hommes si glorieux, qu’ils se confondaient avec les héros des légendes, avec les dieux des mythes ! Sa valeur dépassait le prix du trésor de Rome, l’Aerarium, le bronze accumulé de ses conquêtes, le prix même de l’Égypte opulente, et Cléopâtre amusée venait de la boire, tranquillement !

La musique ne jouait plus ; même les esclaves, interdits, demeuraient immobiles.

La reine frappa dans ses mains pour la seconde fois, et commanda de nouveau une coupe de vinaigre. Elle commençait de détacher l’autre perle de ses boucles, quand Antoine d’un geste l’arrêta.

« Arrête ! dit-il, vaincu. Tu as gagné ! »

La musique reprit, les esclaves s’affairèrent, les danseuses se remirent à tournoyer.

La reine portait à ses lèvres les nourritures subtiles, pensive, l’air las, presque mélancolique, et c’était comme si rien ne s’était passé. Elle était donc si riche, pensait Antoine, que cette perle vraiment n’avait nulle valeur à ses yeux ? Et penchant la tête, il errait des yeux, progressivement, au long des sinuosités de son dos, de ses reins, éveillé d’un appétit féroce, les prunelles dilatées d’amour.

La nuit fut joyeuse. L’homme le plus puissant, la femme la plus fortunée du monde batifolaient entre les services, égoïstes, ignorants des serviteurs, seuls dans l’univers. Ils renversaient le vin, jetaient les plats, gloussaient en secouant les épaules, redevenaient sérieux soudainement. Ils se chatouillaient, se piquaient d’affronts insolents, se caressaient l’un l’autre gravement. Antoine soufflait dans la nuque de Cléopâtre des obscénités, elle le repoussait, furieuse, en s’esclaffant ; ensuite, elle montait sur son dos, murmurait dans sa nuque à son tour, et riait si fort, si fort, qu’elle tombait au sol.

À l’aube, la reine d’Égypte, la robe déchirée, la gorge débordante, ébouriffée, le fard dégoulinant, belle, comme la dernière étoile des nuits, prit la main d’Antoine, et le traînant derrière elle l’emmena jusqu’à son lit, où grande ouverte elle s’offrit à sa concupiscence.

 

 

Des jours avaient passé depuis l’arrivée de Cléopâtre. Elle s’en retournait le lendemain dans sa capitale, Alexandrie. Les amants magnifiques, ce dernier soir, avaient décidé de se promener ensemble au long du fleuve. Ils marchaient côte à côte sur les terrasses bordant les quais du Cydnus, d’un pas de sénateur.

Les flots qui s’écoulaient en contrebas, larges et pacifiques, rafraîchissaient l’air sans vent, lourd d’une chaleur d’Asie. Les arbres de l’autre rive, les oliviers, les figuiers, à demi enfoncés dans la brume de la fin du jour, faisaient des ombres moutonneuses ; derrière, les collines, les montagnes s’enténébraient peu à peu, au couvert du crépuscule.

Cléopâtre, en robe blanche pailletée de fleurs dorées, — alourdie aux franges de fins grelots —, l’ousekh étalé sur la poitrine, du lierre dans les cheveux, excessivement maquillée, l’allure divine, s’avançait entourée d’Iras et de Charmion, qui s’empressaient aux moindres de ses désirs. Des Éthiopiens, des enfants, étendaient sous ses pieds des tapis de papyrus au fur et à mesure de ses pas, pour ne pas qu’elle abîme ses sandales découvertes à pointes courbes, ornées de plumes d’oiseaux minuscules, et chargées de poudre argentée. Une servante, en arrière, saupoudrait les dalles de roses, afin de former derrière ses talons un sillage parfumé.

Antoine avait revêtu par-dessus sa tunique sa cuirasse noire parcourue de dorures, qui représentaient les insignes de la République, les aigles, et les lauriers de Rome. Son long paludamentum, accroché aux épaules, battait contre ses mollets.

Ils se parlaient bas, elle appuyée aux muscles de son bras, lui le buste penché, en poussant régulièrement des soupirs ; ils s’arrêtaient souvent pour s’embrasser.

Les vétérans des cohortes prétoriennes, mille cinq cents soldats en armure et casque, à pied ou à cheval, dont certains brandissaient des manipules, faisaient autour d’eux une muraille militaire. Ils s’avançaient, ils s’immobilisaient en même temps que leur maître, obéissants et terribles.

« Tous ces hommes !… dit Cléopâtre. Quelle force ! Quelle puissance ! Et ils restent ici à languir, à s’affaiblir en loisirs inutiles ! »

Elle redressa la tête, et son regard se perdit dans l’horizon.

« Ah ! poursuivit-elle, si tu voulais, tu pourrais leur ordonner de conquérir la lune et le soleil, le ciel et les étoiles, et mieux encore, Rome, Rome qui est le cœur de l’univers ! Emporté jusqu’à la Ville par la poussée monstrueuse de ce grand flot de fer irrésistible, tu la déborderais, tu la noierais tout entière sous tes armes accumulées, avant de t’en prendre au reste du monde ! Penses-tu que ce serait immérité ? Non ! Octave se prend pour César, mais il n’est pas César ; c’est toi qui gagnas Philippes, c’est toi seul qui châtias les assassins du dictateur ! Quant à Lépide, il est faible et te laissera faire. »

Le triumvir, abîmé dans d’autres pensées, n’avait pas même l’air de l’entendre.

« Réveille-toi, imperator ! s’écria la reine. Tu auras toute la mort pour te reposer. Que crains-tu ? Le Sénat ? La Loi ? Cela n’arrêta jamais César ! Pense, pense, si tu réussissais, aux honneurs que l’on te décernerait, aux triomphes qui défileraient pour ta gloire ; roi de l’Orient, maître de l’Occident, tu gouvernerais la Terre soumise, accomplissant les rêves jamais aboutis des conquérants immenses, Cyrus, Alexandre… Les races nombreuses t’acclameraient, les bâtisseurs élèveraient des temples en ton honneur, et les prêtres y sacrifieraient tous les jours des taureaux blancs ! Tu voyagerais n’importe où sans craindre rien, tu te promènerais impérial en tes jardins, l’Afrique, l’Asie, l’Espagne et la Grèce ; tu te livrerais sans fin à d’inimaginables débauches, de palais en palais, et la vie pour toi ne serait plus qu’un avant-goût délicieux des champs Élysées… Et moi, seigneur, je serais ta reine ! »

Mais Antoine, ébloui par ses colliers brillant d’améthyste, et ses boucles de cornaline, ne l’écoutait pas. Alors, elle enserra son poignet plus fermement, et il parut émerger de ses rêveries.

« M’entends-tu, imperator ? Ne m’ignore plus ! Un mot, un mot seulement et je t’ouvrirai mes coffres, et tu y puiseras l’or à volonté, pour servir tes ambitions, et les miennes ! »

Il était revenu à la réalité. La nuit tombait, il lui sourit. Et brusquement, il tomba à genoux, à ses pieds.

« Cléopâtre ! répondit-il. Ma reine ! Pour toi, j’irai conquérir les royaumes jusqu’au bout du monde ! J’irai dans les forêts, j’irai dans les montagnes, je traverserai les déserts et les océans ! Je foulerai même les terres jamais foulées par les pas des hommes, et j’y planterai nos drapeaux victorieux ! Et il n’y aura plus une âme vivante, je te le jure, qui n’aura le devoir de t’appeler maîtresse ! »

Ils pleuraient tous les deux, en tremblant. La reine d’Égypte, les mains prisonnières de la puissante poigne du triumvir, sentait vibrer dans son cœur, dans son ventre des tressaillements formidables, et c’était une sensation qu’elle n’avait jamais éprouvée, même entre les bras de César.

Antoine, par elle asservi, l’avait à son tour asservie. Elle le désirait follement, et croyait qu’elle l’aimait.