Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

IV

LES AMOURS D’APHRODITE ET DE BACCHUS

Elle le reçut avec faste et il passa l’hiver là-bas, sans insignes de commandement… il vivait ces quartiers d’hiver comme une fête, ayant abandonné les soucis et l’escorte des dirigeants.

APPIEN

« Que Rome s’effondre dans le Tibre, et que l’arche immense de l’empire édifié s’écroule : Voici mon univers ! Les royaumes ne sont que fange, notre fumier terrestre nourrit également la bête et l’homme ; la noblesse de la vie, c’est de s’embrasser ainsi, (il embrasse Cléopâtre) quand un couple si bien appareillé, quand deux êtres comme nous peuvent le faire !… Et dans cette sublime étreinte j’enjoins au monde entier, sous peine de châtiment, de reconnaître que nous sommes incomparables ! »
[…]
« … Je l’ai vue une fois, dans la rue, sauter quarante pas à cloche-pied : ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, si gracieuse qu’elle faisait d’une défaillance une beauté, et qu’à bout de respiration elle respirait le charme ! »

SHAKESPEARE

 

Le Nil écrasé par le soleil énorme de midi, lourd de chaleur, sans ride, sans onde, sans vague, lisse d’argent parfaitement, s’écoulait avec pesanteur, silencieux entre les déserts, les tombes, les vallées palpitantes. En crue, il gonflait depuis des jours inexorablement, et répandait peu à peu sur les champs ses noirs limons fertiles.

Les crocodiles pataugeaient entre les roseaux, dormaient dans les joncs, léthargiques, et parfois, pour se rafraîchir, glissaient dans l’eau en serpentant ; alors, leurs yeux seuls dépassaient de la calme surface, leurs yeux jaunes sur leurs mâchoires gigantesques. Les scarabées immobiles faisaient des scintillements parmi les herbes figées. Les ibis dans les palmiers, semblables à des vautours, s’attardaient aux branches, d’autres majestueux planaient les ailes déployées, au ciel bleu pur intégralement. De certaines rives désertiques, on pouvait apercevoir au loin des chacals, solitaires, aux fins contours altérés par les vapeurs caniculaires, comme les mirages. Des bubales, en file indienne, trottaient la tête basse vers l’eau connue désaltérante, les hippopotames pataugeaient dans les ruisseaux, et les babouins criaient dans les tamaris.

Les pêcheurs, depuis les barques de papyrus, les canges, les felouques, jetaient dans l’eau leurs filets sous les flancs des collines sacrées, au front des temples déjà morts d’Abou Simbel, enfouis sous les sables nubiens des longs déserts.

Il n’y avait plus d’ombre à Syène.

Les rois de la Thébaïde, Ramsès, Amenhotep, Thoutmosis, dormaient dans les fraîches profondeurs des tombeaux, solitaires sous la fournaise empyréenne, sous l’or du jour. Le zodiaque du sanctuaire d’Osiris, à Dendérah, étouffait la chapelle d’une chaleur terrible ; et il sortait du large vase canope du temple du dieu, en la ville d’Abydos où gisait la tête du frère de Seth, une étrange fumée blanche, sifflante et tourbillonnante.

Nul vent n’agitait le Fayoum ; les longs palmiers, les dattiers se penchaient insensiblement, comme pour mieux supporter le joug formidable de Râ. Les moutons demeuraient couchés dans les gorges, entre les versants des vallées, et les chèvres, étendues sous l’ombre des oliviers. Les lacs pétrifiés, où les lourds éléphants plongeaient leurs trompes énormes nonchalamment, paraissaient des coulées de plomb fondu.

Plus au nord, au désert, presque de la couleur du sable, monumentaux dans l’espace vide, et mutiques, il y avait les mastabas de Saqqarah, les tombes de Rânéfer, de Metjen et de Sabou, et les pyramides de Gizeh gardées par le Sphinx éternel, qui sont roses le matin, blanches à midi et pourpres au coucher du soleil. Là, le fleuve Nil rejoignait le delta vert des roseaux et des potamots, avec les cités de Bubaste et de Saïs, d’Ammonia et de Péluse… et puis d’Alexandrie !…

Alexandrie ! Bâtie entre le Maréotis et la Méditerranée, la ville était alors le cœur vivant de l’Égypte déclinante. Les vagues de la mer battaient les récifs de son grand port, serré entre la pointe de Lochias où César aima, et l’île de Pharos que César dévasta, entre le palais des rois et le fabuleux phare de Cnide, blanc comme l’ivoire — et des vapeurs noires jaillissaient perpétuellement du foyer, entre les colonnes de la fine rotonde que surplombait une statue d’or.

Les navires amarrés aux quais, nombreux, faisaient en ce moment sur l’eau profonde une forêt de hauts mâts.

Comme les eaux débordées du Nil avaient recouvert les vases du lac Maréotis, et que les vents étésiens, venus du septentrion, rafraîchissaient l’air d’un souffle pur et maritime, il flottait dans les rues une odeur de bois, de sel et de menthe.

Le théâtre arrondi tournant à la mer son dos coloré, l’Heptastade, cette longue digue qui reliait la ville à l’île de Pharos et donnait sur l’Eunoste, le temple de Neptune, orné d’acrotères d’argent, d’une frise d’or et d’un tympan de bronze, élevé sur l’Emporium, se pressaient aux abords du grand port, avec les docks, les chantiers et les entrepôts gros des vivres de l’humanité — la ville jadis avait été délimitée avec de la farine, et elle était aujourd’hui le grenier du monde.

Ensuite, c’était une véritable accumulation de temples et de monuments. Il y avait les jardins du faubourg de la Nécropole, des carrés de mandragores et de papyrus, traversés par des rivières artificielles qui disparaissaient sous les lotus ; le Musée, à demi détruit ; la bibliothèque, incendiée en partie comme le Musée, autre cicatrice laissée par César à la ville des Ptolémées ; le temple d’Isis, construit à la mode égyptienne avec des pylônes et des obélisques, des colonnes et des rangées de sphinx ; et puis le Césaréum, dont les travaux commençaient à peine.

Le Sarapéum, temple de Sarapis, dominait les quartiers méridionaux. Plus haut que les palmiers, il avait été édifié sur un promontoire auquel on accédait par un escalier de cent marches ; il était tout entier composé de galeries, de colonnes cannelées surmontées de chapiteaux en volutes, de plafonds à caissons incrustés de diamants et de lazulis — et des allées d’acacias ou de sycomores, où pendaient des voiles transparents entre lesquels jouaient des musiciens, et d’où se dégageaient des parfums d’encens, encadraient les bassins dont les eaux, turquoises, étaient agitées de moires lumineuses. Les autels, sur les terrasses, étaient ceints de tapis pourpres couverts d’amphores, de fruits et de cendres ; l’on pouvait contempler depuis les rambardes la foule des toits de couleur ocre, les verdures foisonnantes, les places avec les fontaines, les ponts d’arches au-dessus des canaux, plus loin les bateaux sur le lac, et plus loin encore, quand le temps était particulièrement beau, les dunes de sable et les pyramides vaporeuses. Le soleil à cet instant faisait scintiller les chefs des statues victorieuses érigées sur ses frontons, — en marbre de Paros.

Mais le Sarapéum n’était rien encore à côté du Gymnase, bordé de portiques longs de plus d’un stade : de vastes amas de lierre étoilés de fleurs rouges tombaient en cascades contre ses façades, et formaient de sublimes décorations naturelles ; et les beaux jeunes hommes aux muscles saillants d’huile avec art luttaient dans les xystes, les intérieurs et les arènes de sable. Le Gymnase était situé au centre de la ville, non loin du tribunal et surtout du Panéum, un faux monticule en forme de pomme de pin que l’on gravissait à l’aide d’un escalier en colimaçon, et au sommet duquel se déroulait le plus large panorama d’Alexandrie.

L’immense avenue, qui la traversait dans la longueur et reliait la porte de la lune à la porte du soleil, était alors encombrée des boutiques, des étals, des marchés ; les chariots des verriers, des potiers, d’autres débordant de textiles, de mosaïques, qui allaient continuellement du port au lac et du lac au port, faisaient dans les rues adjacentes un mouvement perpétuel ; une foule bigarrée se déplaçait là en se mêlant, des Juifs, des Grecs et des Égyptiens, des mercenaires, des Ibères et des Phéniciens, puis des Alexandrins rengorgés, le buste droit, le regard hautain. Cela criait, bruissait et s’agitait. Les esclaves couraient, les marchands agitaient des clochettes, les bœufs mugissaient. Il s’échappait des temples les prières mâles et plaintives des théories des prêtres, tandis que les ateliers, les industries palpitaient du boucan infernal des producteurs et des artisans.

À proximité de la grande avenue, vers le nord-est, des palmiers, des plantes, des fleurs bordaient de larges rues pavées, perpendiculairement entrecroisées sous l’ombre des palais, qui semblaient sortir les uns des autres. Ceux-ci étaient bâtis au long du port, sur le Lochias, jusqu’au Muséum tout de portiques, d’exèdres et de cénacles, et surtout jusqu’au Sêma, où était le tombeau d’Alexandre non plus d’or mais de verre, déjà. Les palais se déroulaient sans fin parmi les jardins magnifiques de nénuphars, de doums et de perséas, contournant l’île d’Antirhodes et se poursuivant vers le Timonium. Des statues, debout sur des colonnes, bordaient sur les quais la mer Méditerranée. Derrière, des allées d’arbres verts flanquaient de part et d’autre de spacieux escaliers couverts de tapis de pourpre, avec sur les paliers des parterres immenses de fleurs jaunes et bleues. De multiples obélisques étaient dressés sur des carrés de mosaïques, et là les sculptures étaient aussi nombreuses que les oliviers des jardins. Des couronnes de lauriers pendaient aux frises des façades, et des guirlandes de lierre flottaient entre les piliers des portiques. Les portes monumentales, en bronze, que surmontaient des fenêtres en longs rectangles grillagés, étaient encadrées de vases décorés de feuille d’or.

C’était à la pointe du Lochias que se trouvaient les appartements de Cléopâtre.

La chambre de la reine, spacieuse, était circulaire, et des alcôves, espacées à intervalles réguliers, faisaient sur le pourtour comme des chapelles absidales. Le lit trônait au centre, rond parfaitement, entouré de rideaux fins d’un tissu précieux, sorte de moire jaunâtre transparente ; des coussins de plumes d’autruche y étaient accumulés les uns sur les autres, en tas, et des couvertures en peau de léopard l’enveloppaient entièrement.

Un vent très léger gonflait les rideaux, les tentures d’intérieur, liliales avec des franges d’argent, et en même temps qu’il rafraîchissait agréablement la pièce majestueuse, y déposait des feuilles de palmier, des plumes de huppe, et les poussait paresseusement sur les tapis de tigre, de lion, sur les dallages de marbre.

Il y avait contre les murs des chaises avec des pieds d’ébène en assise de roseau, dont les accotoirs étaient d’ivoire sculpté, ainsi que des tricliniums habillés de toile pourpre, des tabourets, et des braseros luisants en forme d’animaux du Nil. Des myrrhins, d’où débordaient des plantes larges et des fleurs inconnues, étaient posés sur de petites tables de verre, à côté de corbeilles de fruits débordantes ; sur une autre plus longue, on apercevait un coffret de maquillage, et puis des fioles bleues, des pots d’onguents, des bacs en osier remplis de peignes, des bocaux de gommes parfumées, des tubes de khôl en faïence, et sur des bustes en bois, des perruques abondantes grasses de pommades.

Au fond de l’une des alcôves, juste derrière un étroit bassin d’eau chaude, se dressait un long miroir en bronze poli.

Cléopâtre debout, nue, s’y admirait de la tête aux pieds.

Chaque jour affolée des effets du temps, la reine craignait son vieillissement, et redoutait de ne plus plaire. Aux réveils de ses nuits charnelles, épouvantée par l’impitoyable clarté du jour, elle se levait, lentement s’avançait jusqu’à la glace, pareille à une condamnée, oppressée terriblement ; sans quitter des yeux les prunelles de son propre reflet, elle se déshabillait en se déhanchant, et semblait aux regards étrangers un serpent à la mue, qui se dépouille de son exuvie. Alors, ses paupières s’abaissaient, elle ne voulait plus voir — car elle était terrorisée à l’idée d’apercevoir un jour à ses lèvres, à ses poignets, à ses cuisses un intolérable défaut, et elle eût mieux aimé contempler sa mort dans le miroir qu’une ride à son front basané.

Ce midi encore, elle avait fermé les yeux ; mais prenant une large inspiration, elle les rouvrit tout à coup, et se considéra sans vaciller.

Elle devait avoir trente ans. Son corps ferme n’avait rien à jalouser aux charnelles sensualités des adolescentes, aux grâces des grandes courtisanes, aux sinuosités des statues. Ses cheveux amples déliés, noirs de corbeau, lui tombaient jusqu’au milieu du dos ; elle avait les jambes souples, les hanches arrondies, les seins symétriques, gonflés, et leurs ombres faisaient des courbes brunes au-dessous de leurs lourdes frontières. La myrrhe avait atténué, presque effacé de sa peau, brune, les sillons naissants de son visage, de sa poitrine.

Elle dressa le buste, releva bien droit sa taille de Grecque, découvrit mieux sa face divine.

Son nez retroussé avait gardé toute sa majesté ; ses lèvres étaient des grenades ; ses paupières poudrées, faussement chastes, demeuraient un peu closes, comme pour empêcher ses yeux brûlants de jeter trop fort leurs éclats sorciers.

Elle soupira puis caressa, du bout des doigts, la cambrure de ses flancs, de ses reins. Ses longs ongles d’un blanc pur terminaient ses mains bistrées de henné, tendres et potelées. Elle aimait ses traits lisses, les contours bien délimités de sa chair, dessinés sans vapeur au soleil sec du trois fois millénaire pays des pharaons.

La reine secoua la tête, déploya ses cheveux d’un lent geste des mains, remua les hanches à la manière d’une danseuse. Cette beauté sexuelle, cette esthétique monstrueuse de sirène, ne pouvait plaire aux justes, aux poètes, aux philosophes, mais aux généraux ambitieux, aux gens de vices, aux taureaux concupiscents ; car ses courbes étaient d’une courtisane de luxe, d’une hiérodoule, d’une femme qui a tout appris des secrets plaisirs de l’amour, — à dessein.

Non, elle n’avait rien à craindre décidément ! Elle était belle et désirable, et digne d’amour, encore ! Sa beauté cependant n’avait plus rien du charme des jeunes filles ; c’était une harmonie de femme éclatante et terrible, un apogée physique, fort d’expériences et en même temps sur le point de déchoir ; son être en cet état n’était plus qu’un moment éphémère, à cueillir avant qu’il ne se gâte et ne perde à la fois son attrait, sa noblesse et sa puissance. Combien de temps lui restait-il avant qu’elle n’oublie tout espoir de plaire, et ses ambitions ?… elle tressaillit.

Elle ne se rassura qu’à force de se contempler. Les yeux toujours fixés sur elle-même, elle se demandait à présent comment elle avait pu s’inquiéter d’avoir perdu ses chances.

Mais aussi, une vieillesse prématurée, pour elle, une dégradation, même infime, de ses attraits violents, c’était une première mort ; c’était l’arrêt brutal de ses intentions furieuses, de ses idées supérieures de mégalomane, qui la persuadaient contre tous et contre tout qu’à sa bouche fruitée, qu’à sa gorge blanche, qu’à ses cils d’ombre étaient suspendues les clés de la terre et de l’univers. La mort, un instant, avait soufflé sur son cœur son haleine cadavérique. Mais non ! non ! — elle était mûre à point, récoltable, dévorable même, et son goût d’Orient, mielleux, devait ravir encore à l’extase les hommes qui se succédaient dans sa couche, les admirateurs, les esclaves, les soldats… les imperators !

Antoine…

Elle croisa les bras contre sa poitrine et pencha la tête en souriant ; chacune de ses mains s’empara d’une épaule, et elle l’imagina l’étreignant, bestialement. Une rougeur allumait sa poitrine, ses joues tremblantes ; elle se rappelait ce soir où il lui avait juré de conquérir pour elle les royaumes jusqu’au dernier, les terres des hommes les plus proches et les plus reculées ! Et elle haletait en exhalant des gémissements, lascive, solaire, divine.

Des bruits dehors, des clameurs… des cris et des éclats de trompettes, puis des voix, des exclamations et des applaudissements… les buccins des sentinelles, et, dans le palais même, la course confuse des servantes et des serviteurs, la tirèrent de l’ivresse dans laquelle elle était en train de se couler.

« Antoine ! » murmura-t-elle.

Elle ouvrit grand les yeux puis écarta les bras et pencha la tête en arrière, emportée par la jubilation, comme Sémélé devant Jupiter.

 

 

Le port en effet, de Pharos à Lochias, était en pleine effervescence. Les gens accouraient des quartiers voisins, sortaient la tête des fenêtres, se bousculaient en se montrant du doigt la passe ; l’île d’Antirhodes était pleine d’une foule fébrile, l’Heptastade s’enfonçait dans l’eau sous le poids du peuple. Après quelques minutes, les murmures s’intensifièrent et un navire parut, une trirème colossale dont le rostre sauvage battait la mer agitée, avec un grand œil à la proue et des boucliers sur les rebords : c’était le navire de l’imperator !

Antoine, après que Cléopâtre eut quitté Tarse, avait saccagé Palmyre, coupable de trop de ménagements à l’égard des Parthes ; puis il avait chassé ces derniers de Syrie, et oppressé les villes de tributs considérables. Le pays ravagé fulminait, il s’en moquait, il ne pensait qu’à rejoindre la reine d’Égypte. Alors, il avait réparti son armée parmi les cités, et s’était embarqué finalement pour Alexandrie.

Sa trirème, toutes voiles gonflées, les rames en cadence, arrivait au port telle qu’un taureau dans une arène. Les embarcations diverses, les galères, les felouques, les navires marchands, pour ne pas être écrasés s’écartaient avec précipitation, et c’était dans la baie une cohue gigantesque.

Le triumvir, un pied en avant, l’œil impérial et les bras croisés, se tenait debout à gauche de la figure de proue ; le vent agitait les boucles de ses cheveux bruns ; sa barbe s’étalait contre sa poitrine, et son buste bombé laissait deviner sous la tunique sa musculature animale — les narines écartées, il sentait d’ici, entre les épices, l’olive et le vin, l’odeur des parfums de Cléopâtre. Son manteau, attaché aux épaules, s’enroulait autour de lui en tourbillon.

La populace ravie par le spectacle le suivait du regard, et les hommes, les femmes, les enfants criaient :

« Salut à Rome et à la République ! Salut à Antoine, l’imperator ! Richesses ! Bénédiction ! »

Ils sifflaient, battaient des mains, certains se jetaient dans l’eau et nageaient vers le général. Mais lui dédaignait même de tourner la tête. Il donna l’ordre à la trirème de virer à bâbord en direction du port royal, et fixa son regard sur les façades des palais de Lochias, tout en s’humectant les lèvres de la langue. Soudain, s’adressant au timonier, il cria une série d’ordres ; aussitôt on roula les voiles, on rentra les rames, et le navire, entraîné par son propre poids, heurta presque la bordure du quai, puis s’immobilisa.

Des passerelles furent jetées de la coque au débarcadère ; incontinent des satyres, comme expulsés, jaillirent du vaisseau et se répandirent entre les palmiers, entre les obélisques ; ils avaient des cornes dans les cheveux, le phallus dressé, et des toisons roulées autour des cuisses ; ils se battaient des poings la poitrine, tournoyaient et sautillaient, et poussaient depuis leurs longues flûtes des mélodies sonores. Le ventre de la trirème lâcha ensuite les bacchantes en transe, à moitié nues, couronnées de lauriers fleuris ; elles caressaient les passants, parfois leur sautaient sur le dos, et dansaient avec eux la bibase au rythme des instruments. Les gens étaient encore saisis d’étonnement, quand d’autres joueurs de musique débarquèrent, accompagnés de vierges qui balançaient au vent des pétales multicolores, et d’esclaves qui jetaient, depuis des paniers d’osier, des pièces d’or par larges poignées.

Les gens riaient, poussaient des soupirs d’admiration et se tiraient par la manche. On escaladait les palmiers pour tenter d’apercevoir l’intérieur du navire, on se penchait aux rambardes des hauts balcons. La rumeur de l’arrivée du général s’était propagée par la ville, et désormais de tous les quartiers on accourait au port. Cela dura bien un couple d’heures, et cependant Antoine demeurait enfermé et ne se montrait pas.

Mais un chœur claironnant de buccins, brusquement, interrompit l’émerveillement qui s’intensifiait. Il y eut de grands cris, la foule paniquée commença de se disperser. Immédiatement après, l’armée de la ville investit le port et bouscula la masse agglomérée, afin de l’écarter.

Des serviteurs déployèrent des tapis entre la trirème et l’entrée du palais, sur lesquels ils jetèrent des feuilles de palmier ; quarante esclaves vinrent s’y agenouiller de part et d’autre, et se prosternèrent comme des statues.

Alors, Cléopâtre en personne parut, entourée d’Iras et de Charmion, avec à sa suite l’exégète en robe de pourpre, l’hypomnématographe, l’archidicaste et le commandant de la garde. Un concert de musiciens, ainsi qu’une vaste troupe de danseuses la suivaient et la précédaient, en décrivant des cercles. La reine ouvrait les bras, agitait la gorge, et ses dents reflétaient les éclats du soleil.

Antoine enfin sortit du navire, le dernier, le nœud d’Héraclès à la poitrine, avec aux bras des bracelets, des bagues aux doigts. Il courut jusqu’à l’Égyptienne, elle s’apprêta pour le recevoir — et ils s’embrassèrent longuement, sous les grandes exultations du peuple et des magistrats.

 

 

La journée se passa dans le déménagement des affaires du triumvir au palais de Lochias.

Antoine en attendant s’était enfermé dans la chambre de Cléopâtre. Ils avaient tiré les rideaux, renvoyé les serviteurs, exigé jusqu’au lendemain de n’être pas dérangés, l’Italie dût-elle sombrer sous les eaux, Rome s’effondrer entièrement, les royaumes disparaître en poussière.

L’après-midi s’écoula, le soleil se coucha, et pas un cri, pas un froissement ne s’échappa des murs de la chambre royale. L’agitation du port finalement diminua, la ville entra en somnolence, et peu à peu s’endormit paisiblement…

La lune, croissant jaune brillant, était loin déjà par-dessus la ligne de l’horizon, mais des amas de nuages, qui passaient devant par moments, masquaient sa lumière et plongeaient la cité dans des pénombres noires. Un vent frais agitait les flambeaux des temples, et faisait osciller les grands voiles des colonnades. On entendait les ronflements de la mer contre les rochers du port ; le lac, au sud, à peine visible, ne renvoyait que des scintillements insignifiants. La fumée du phare avait l’air d’une colonne de ténèbres, et le foyer, point rougeâtre au milieu du vide, paraissait un bout d’étoile prisonnier dans l’armature du monument.

Quelques minutes après que les gardes se furent assoupis, appuyés contre leurs lances, leurs boucliers, une porte du palais s’ouvrit, et deux ombres s’échappèrent dans les jardins. C’étaient Antoine et Cléopâtre. Le triumvir emmenait la reine discrètement, elle pouffait d’un rire exquis, il la portait pour l’amuser.

Ils s’arrêtèrent en un endroit solitaire, un recoin caché, un petit lieu de délices digne des mythologies.

C’était sur une petite terrasse bâtie en hauteur, abritée des regards par des figuiers foisonnants. Les fleurs des grenadiers, des tamaris, des cyprès dégageaient des arômes lourds ; les jasmins dilatés s’épanouissaient contre les grands murs bariolés ; la statue d’un poisson, gueule béante, crachait un imperceptible filet d’eau dans un bassin où flottaient des lotus, et le bruissement de cette source se mêlait aux caresses du vent parmi les feuillages.

Antoine sans un mot dévisageait Cléopâtre, et elle en éprouvait à la fois de la gêne et du plaisir. Elle posait sous son regard expert des corruptions, tour à tour baissant la tête et rougissant, avançant la poitrine, et cambrant la taille avec insolence.

« Ordonne ! » susurra-t-elle.

Et il lui commanda de se déshabiller.

Elle dégrafa sa robe, une vapeur, et sans la moindre pudeur la jeta dans la vasque, où elle flotta telle une méduse. Elle ferma les yeux et respira profondément ; elle dégagea ses bras, ses cuisses, et se laissa pénétrer par le souffle du soir.

« Tourne-toi », murmura l’imperator.

Elle se tourna en se déhanchant, les globes de sa gorge nue enfermés entre les doigts de ses belles mains lisses. Antoine agrandissait les yeux, se redressait, suivait de ses prunelles noires ses lignes naturelles. Il faisait froid pourtant, mais le sang de l’Égyptienne, ébouillanté par ce regard d’une lascivité outrageante, passionné, la brûlait délicieusement — et la sueur perlait contre les tempes du triumvir.

« Marche », ordonna-t-il.

Elle s’avança le long du bassin. Au moment qu’elle commençait à disparaître dans l’ombre de la nuit, il se leva brusquement et la suivit à quelques pas, sans jamais perdre de vue ses parties saillantes. Il brûlait de bondir contre cette proie, de soulager dans son sein le raidissement de ses concupiscences, mais n’osait même l’imaginer, car c’eût été la fin du désir et la mort du plaisir. La reine, au même instant, éprouvait une jouissance étonnante à le persuader qu’il la commandait, tandis qu’elle le menait en laisse et lui faisait perdre la tête. Mais était-elle si tortueuse ? — une secrète envie la travaillait, qu’il déploie contre elle sa force virile, et qu’elle juge de sa puissance par son ardeur à la soumettre.

La lune se découvrit. Une lumière irréelle, comme une poussière d’étoile, blanche et jaune, enveloppa la Lagide à découvert. Les ombres, les clartés nocturnes glissaient contre la nuque, les épaules, les hanches de la reine alternativement, argentant ses cheveux, obscurcissant et dorant les grains multiples de sa peau majestueuse ; et il se répandait de ses mouvements des fluides lumineux reproducteurs, que toute la végétation sentait, qui s’infiltraient par tous les pores du général triomphant.

Le désir d’Antoine le submergea ; il allait s’élancer, lorsqu’elle bifurqua par surprise et se dirigea droit vers l’eau glacée du bassin, puis y enfonça ses orteils, ses mollets, ses cuisses. C’était un météore qui tombait dans l’océan ! Éclatant d’un rire irrésistible cristallin, elle fit mine de s’effondrer, et s’immergea tout entière. L’imperator saisi par cette vision, une nymphe légendaire d’une incomparable beauté se baignant dans un lac en quelque jardin de l’Olympe, ou d’un autre monde ignoré, habillé, se jeta dans la vasque à son tour. Alors, pareille à une créature des océans, la reine referma derrière sa nuque ses membres agiles, et après l’avoir enlacé le dévêtit jusqu’au bout — et ils s’unirent trois fois dans les flots sacrés, férocement, à grands renforts de râles farouches, de gémissements ralentis, de caresses d’une humanité primitive.

Depuis cette nuit mémorable, ils se désirèrent, ils s’aimèrent à la déraison.

 

 

Ils s’étaient juré l’un l’autre, par un égoïsme d’amour, que leurs vies seraient inimitables. N’étaient-ils tous deux au-dessus des hommes, à cause de leurs natures, de leurs pouvoirs et de leurs richesses ? — ils vivraient donc au-dessus de l’humanité, pareils aux dieux dans les nuages, et n’y descendraient que lorsqu’ils y condescendraient.

Ils s’invitaient chaque jour à de mutuelles orgies, payées sur les trésors des royaumes ou de la République, et c’était à qui éblouirait l’autre par la prodigalité des dépenses ; la reine toujours surpassait le triumvir, il ne l’en adorait que plus furieusement.

On faisait rôtir dans les cuisines des sangliers sauvages en permanence, pour que quelle que fût l’heure du dîner, l’un pût être découpé et servi à point. Du monde entier, il arrivait des bateaux, des caravanes de mets, de boissons, et chaque jour il parvenait plus d’approvisionnements à destination des seuls palais, que de la ville entière. Souvent d’ailleurs Antoine ouvrait ses portes à la populace, se mêlait aux gens dans les jardins, trinquait libéralement, et de même que ses soldats le vénéraient pour ses talents à la guerre, de même les Alexandrins l’idolâtraient pour son génie des fêtes, comme s’il eût été l’imperator des voluptés.

Antoine, afin d’éblouir Cléopâtre, ordonnait de remplacer l’eau des fontaines par du vin des Gaules ; Cléopâtre riait follement, s’y baignait jusqu’à l’ivresse, puis sur un caprice faisait remplacer les fruits des arbres, indénombrables, par des gemmes extraordinaires, que chacun pouvait cueillir et que les oiseaux parfois emportaient dans leurs becs. Le général fasciné la trouvait plus belle que jamais, ne cherchait plus qu’à la posséder, et oubliait dans ses bras non seulement ses angoisses, mais les devoirs de ses charges, et de poursuivre ses ambitions.

Mais comment eût-il poursuivi ses ambitions davantage ? Ici, à Lochias, dans la cité d’Alexandrie, il vivait comme Dionysos, jouissant continuellement, le corps englouti dans les matelas des débauches. À d’autres le pouvoir, les conquêtes et l’Histoire ! Son seul idéal, à lui, le Grand Prince des Sensualités, c’était de jouir sans discontinuer, de s’abîmer vivant en des félicités dignes des divinités, dût-il pour son être uniquement, — et Cléopâtre —, sucer les fruits de la terre jusqu’au dernier.

Il n’ouvrait point les lettres qu’il recevait de Rome.

Tel un homme emporté dans une roue, qui perd toute idée de l’espace, il égara la notion du temps dans le cumul des euphories. Le jour, la nuit se succédaient pour sa conscience indifféremment. Les semaines passaient comme des secondes, et les mois comme des heures. Il dépensait ses jours, ce bien plus précieux que l’or, plus généreusement que ses richesses, et les gaspillait avec le détachement d’un monarque immortel.

Il était un adolescent en vacances, il sacrifiait tout aux plaisirs.

Il montait sur les scènes des théâtres, la face cachée derrière un masque grotesque, et débitait des bouffonneries avec des gestes obscènes, devant les spectateurs pourpres d’hilarité ; quand on ne le reconnaissait pas, il ôtait son masque pour se découvrir, écartait grand les bras et se livrait à la foule qui lui jetait des fleurs. Il allait jouer parfois dans les tavernes sans même prévenir sa garde, aux osselets, aux dés, aux latroncules. Il ne se souciait nullement d’être reconnu ; il aimait les hommes du pays comme ses fils, ils l’aimaient comme un père, et ils tenaient l’un à l’autre par une chaîne incassable, l’amour immodéré des vices.

La reine, par ses grâces contrôlées, par ses caresses réfléchies, par ses regards calculés, intensifiait le désir du général. Elle cherchait à l’assujettir par les sens, et s’acharnait à ne jamais lui être inférieure, dans l’espoir qu’il ne se lasse jamais.

Et puis, elle brûlait de se sentir encore désirée, convoitée et même aimée, aimée comme jadis !

Antoine qui la désirait follement caressait sans le vouloir sa vanité protubérante, et Cléopâtre, mêlant à son amour-propre un amour désintéressé, finissait elle aussi par croire qu’elle l’aimait véritablement. Alors, elle s’abandonnait à des mouvements naturels et devenait plus charmante, adorable de séduction, et ravissante. Autant qu’elle avait été transportée dans les hauteurs par l’exemple de César, elle se sentait irrésistiblement attirée dans les profondeurs des voluptés, par la force d’Antoine ; et goûtant au bonheur de jouir de plus en plus, elle oubliait même ses ambitions, l’Égypte, Rome et l’Univers.

Elle l’accompagnait partout comme une esclave.

Une fois, en pleine rue, elle sauta devant lui quarante pas à cloche-pied, comme en spectacle devant la garde, et la masse du peuple qui les escortaient toujours ; quand enfin elle perdit haleine, elle voulut rire, mais essoufflé s’interrompit ; son cœur battait dans sa poitrine visiblement, et sa gorge palpitait de sensibles vibrations. Les soldats épris, éblouis, même les plus endurcis s’amollirent de douceur à cette faiblesse d’une supérieure élégance ; les badauds, les passants, étourdis de cet étourdissement digne de Vénus, poussèrent à l’unisson des soupirs de ravissement. Antoine la prit dans ses bras, et des morceaux d’étoiles pétillaient dans ses prunelles élargies.

Elle aimait faire venir inopinément des troupes de musiciens ; il lui arrivait de chanter pour le triumvir des mélancolies amoureuses, en langue étrangère, les soirs au coucher du soleil ; puis ils regardaient tous deux, des hautes terrasses où les saules s’épanouissaient, le ciel, barré de bandes pourpres immenses, devenir plus obscur, et s’endormir l’Égypte merveilleuse qu’ils confondaient avec les territoires des dieux.

L’Égyptienne avec le Romain se comportait pareille à un camarade, car ce sont des compagnons plutôt que des compagnes, qu’il faut aux caractères portés sur la chair, l’alcool et les jeux. Elle lançait les dés dans les tavernes en sa compagnie, accrochée à son cou, à ses épaules, ivre d’une joie désordonnée ; elle l’accompagnait à la chasse, montant derrière lui sur la même selle, l’enserrant à la taille, et lorsqu’il s’entraînait aux armes, elle applaudissait aux moindres de ses parades.

Antoine avait abandonné les devoirs pour les plaisirs, le paludamentum pour la chlamyde ; il allait de fête en fête, d’extases en réjouissances dans les couloirs, les salles du palais, en traînant contre les dalles de marbre ses cothurnes blancs. Il ne sortait de ses appartements que pour se rendre au temple ou au Gymnase, où couvert d’huile il mêlait nu sa sueur à celle des lutteurs, et les renversait invinciblement. Il nageait aussi, dans les remous méditerranéens, l’épaisseur du Nil ou l’immensité du lac Maréotis, défiant les athlètes de pouvoir le suivre et le dépasser ; il parcourut même un jour les environs d’Alexandrie, à cheval, depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Comme la reine le concurrençait sur ses plaisirs, il cherchait à lui résister sur l’intelligence, et s’entretenait au Musée avec les artistes, les savants et les philosophes.

Un soir… quand ?… tandis qu’ils se tenaient enlacés une autre fois dans les jardins, solitaires, hors de l’espace, hors du temps, Cléopâtre s’approcha d’Antoine et lui souffla dans l’oreille, de son haleine chaude et parfumée, cette vapeur d’oracle :

« Sais-tu, imperator, qui était vraiment le grand César ? »

Il frémit. Une pâleur décolora ses joues, et il s’écarta de la reine insensiblement. Mais elle désarma d’un sourire sa colère, et ajouta de la voix capiteuse d’une sibylle :

« Amon ! Le dieu du Soleil et de la Vie, la Force et la Nature Invisible, la Puissance Guerrière, le roi du Vaisseau d’or des divinités ! »

L’ignorait-il ? Le dieu souvent prenait l’apparence des hommes et leur insufflait son énergie céleste. Oui ! oui ! — elle avait senti dans le regard, dans les muscles du dictateur, une sève inhumaine, une résolution impossible et supérieure !

Antoine se recula, horrifié, fasciné.

Les bras de l’Égyptienne tremblaient, les larmes inondaient ses yeux, et sa voix tressautante, que brisait son souffle trop court, s’aggravait étrangement, cependant qu’elle avait l’air de contempler la résurrection d’un mort.

Le triumvir, ébahi, ne savait plus si elle délirait ou s’il devait la croire, et demeurait muet. Mais elle sécha ses larmes et se raffermit, et planta ses prunelles dans le fond de ses yeux interdits.

« Et toi ? » reprit-elle, avant de se renverser en arrière et de rire à gorge déployée, d’un rire à la fois dément, effroyable et convulsif.