Antoine et Cléopâtre


DEUXIÈME PARTIE : ANTIOCHE

 

ANTIOCHE

« …dis que le fidèle Romain envoie à la grande Égyptienne ce trésor d’une huître ; pour racheter à ses pieds la mesquinerie de ce présent, je veux incruster de royaumes son trône opulent ; tout l’Orient, dis-le lui, la nommera sa maîtresse ! »

SHAKESPEARE

 

« Je t’aime !… »

Et Antoine se jetait, sur le ventre, aux pieds de Cléopâtre.

C’était au palais d’Antioche. Il faisait chaud dehors, les fenêtres étaient grandes ouvertes ; le vent tiède, qui passait dans la chambre majestueuse en perpétuels courants d’air, bouffissait les rideaux, soulevait les papyrus, agitait les grandes plantes ; puis il charriait subrepticement, en même temps qu’un reste à peine sensible de la fraîche humidité de l’Oronte — qui encerclait le monument —, les effluves des lauriers, des myrtes et des sycomores.

Le palais, d’or, d’albâtre et de marbre rose, dressait au cœur de l’île ses hauteurs superbement : des cariatides dignes d’Alcamène supportaient sur les pourtours les lourds entablements, ornés de bas-reliefs d’airain ; les pilastres colossaux faisaient saillie dans les façades ; les portes massives, en bois d’ébène, étaient flanquées de colonnes salomoniques décorées de fils de bronze entortillés, surmontées d’impressionnants chapiteaux en volutes ; les murs disparaissaient sous les mosaïques, les tentures, et des drapeaux claquaient sur les frontons.

Mais la ville autour était plus belle encore !

À proximité immédiate du palais s’élevait un amphithéâtre immense à trois étages d’arcades ; partout ailleurs, étendus sur l’île dans sa totalité, il y avait des jardins d’arbres d’encens, de jasmins et de pistachiers, avec des arabesques de verdure, des canaux, des lacs artificiels — certains même étaient enfermés à l’intérieur de cloîtres en arcs outrepassés —, dont les splendeurs s’entrevoyaient, en mirage, à travers les vapeurs omniprésentes des bains démesurés.

Puis, le fleuve énorme, bleu sombre comme le lazuli, délicieusement frais, roulait en grondant ses eaux galopantes, parcourues sur le dessus d’une écume de la blancheur du lait ; et cinq ponts orgueilleux qui le traversaient menaient à la « Cité d’or ». Celle-ci était entourée d’une enceinte formidable qui escaladait, à l’est, les monts jusqu’au sommet ; arrosée des milliers de ruisseaux descendant des collines, des montagnes, elle-même était bâtie parmi des rochers de sept cents pieds, des torrents, des précipices, des cascades naturelles ; elle exhibait dans ce décor mythologique ses théâtres ainsi que ses aqueducs, ses vastes terrasses en étages, ses rues bordées de maisons blanches, de balcons couverts de lierre, et de platanes ombrant frémissants. Les fleurs nombreuses, les fruits dans les arbres faisaient partout des constellations multicolores ; il s’en dégageait des arômes opulents et sucrés, qui se répandaient à l’extérieur dans les plaines, les monts et les vallées, et presque jusqu’au désert, par-delà les plateaux de la Cyrrhestique.

Une avenue longue de trente-six stades, large d’autant de pieds, suivant le fleuve, traversait la ville d’un bout à l’autre ; elle était flanquée de portiques avec plus de trois mille colonnes corinthiennes en feuilles d’acanthe, et un gigantesque forum faisait en son centre une place extraordinaire ; sous les galeries étaient des tisserands, des orfèvres et des joailliers. Les rues partaient comme des veines de cette artère fabuleuse, dans l’entrelacs citadin ; là, tous les carrefours possédaient leur temple, à la Destinée, à Isis ou à Jupiter ; des hommes également priaient face à l’autel d’Alexandre en l’honneur de Zeus, et plus au sud, au fond d’un bois sacré de cyprès consacré à Daphné, les prêtres du sanctuaire d’Apollon offraient pour les suppliants des voluptés.

Un engouement exagéré pour la statuaire avait fait ériger dans cette ville presque autant de sculptures que d’habitants ; on en trouvait sur tous les murets, sur toutes les corniches, sur tous les frontons, en marbre, en bronze, en ivoire, embellies d’ocre attique, de sinopis pontique et d’atrament ; elles avaient l’air d’une seconde population immobile, parallèle et pétrifiée. Mais celle qui les dominait toutes, c’était Tyché, l’œuvre d’Eutychidès, extravagante, splendide, supérieure : la déesse figure d’Antioche, en robe et couronnée, foulait du pied l’Oronte personnifié, apprenant au monde entier qu’ici, l’homme avait soumis la nature à la beauté.

« Je t’aime ! » répéta Antoine.

Le triumvir, pour une raison qu’il ignorait, n’avait plus supporté la solitude extrême qu’il ressentait dans l’absence de Cléopâtre. Pris d’une résolution subite, il avait embarqué à Corfou quelques semaines auparavant, et fait voile en direction de la Syrie ; là, il avait chargé Capito, son lieutenant, d’inviter la reine à venir le rejoindre. Elle désemparée, en même temps furieuse et transportée d’une joie titanique, avait d’abord pensé lui renvoyer la tête du primipile ; puis, s’assagissant à la pensée des profits qu’elle pourrait tirer de la passion d’Antoine, par le désir irrésistible d’entendre ses justifications, ou par un amour véritable peut-être, — qui pourra jamais dire quelles furent les secrètes réflexions de cette souveraine du monde ? — elle avait répondu favorablement, et s’était laissé escorter jusqu’à la cité d’Antioche. Il l’attendait dans la chambre la plus haute, la plus vaste, en habits de triomphateur, quand elle était arrivée au palais. Les esclaves devant la porte, après s’être inclinés, s’étaient reculés dans l’ombre et puis évanouis, et elle avait pénétré dans la salle. Sans doute il avait voulu l’impressionner ? mais son apparition l’avait sidéré, et il avait comme fondu d’amour !

Cléopâtre debout, un pied en avant, détournait le buste, et l’imperator à terre s’accrochait à son long drapé hiératique, pitoyablement. Depuis une heure à présent il cherchait à se justifier, mais elle lui faisait voir ses fautes, inflexible.

« Comment aurais-je pu faire autrement ?…

— … autrement que lui présenter sur un plateau, tel un esclave au temple, Rome, la République et ta soumission ?

— Quoi donc ! Je devais refuser sa sœur, et lui livrer une guerre à mort ? »

Il ricanait, avec l’air de penser : Facile à dire, du palais d’Alexandrie ! La reine cependant ne décolérait pas.

« Ignorant ! Bien sûr qu’il fallait profiter de tes avantages pour le pousser à la faute, et l’anéantir ! Tu avais des légions, des alliés, de l’or en quantité inépuisable ; lui ne possédait plus rien, et même la plèbe le maudissait ! Au lieu de cela tu l’embrassas publiquement, épousas Octavie, et lui fis don de ta flotte ! Pourquoi, au nom des dieux, acceptas-tu la charge de prêtre du premier César ? — c’était reconnaître sa tutelle aux yeux de l’univers ! »

Antoine, interdit, ne savait que répondre. Elle plissa les yeux.

« Il t’a manœuvré mieux qu’un timonier sa trière, en véritable virtuose… Non seulement il te domine, mais tu demeures convaincu que vos accords étaient justes. Comprends-tu ? Vos forces concurrentes se partagent le monde jusqu’à ses bornes, elles ne peuvent plus s’étendre ensemble : de sorte que si l’une croît, l’autre décroît nécessairement. Octave grandit de jour en jour, tu le laisses faire et tu t’abaisses ! Je te méprise ! »

La vérité progressivement transparaissait aux vues d’Antoine ; il s’en exaspérait ; à force de ne plus trouver d’arguments, il reconnaissait ses erreurs, et en éprouvait un accablement extrême. Cléopâtre avait raison ; il s’était laissé berner !

Un silence lourd s’appesantit. Le triumvir osa un regard en direction de la reine. Elle avait ramené ses cheveux sur l’épaule ; le bas de sa nuque rougissait d’une excitation contenue, son épaule, vibrante, semblait sur le point de se déchirer. Il soupira. Alors, elle dit tout bas, d’une voix audible à peine :

« Elle était belle ? »

Antoine redressa la tête ; son regard signifiait qu’elle avait à cesser — mais il demeura muet.

« Il paraît, reprit Cléopâtre, qu’elle dort tout habillée : c’est vrai ?

— Jalousie !

— Qu’elle a toutes les vertus des bonnes épouses : qu’elle est fertile et sait filer la laine, qu’elle est fidèle, et dénuée d’ambition. Cela devait bien te changer de ta prostituée d’Égypte ! Sait-elle faire l’amour, au moins ?

— Tu délires ! » s’offusqua le triumvir.

Il voulut toucher son épaule, elle le repoussa et s’enfuit à l’autre bout de la salle.

« Garde pour d’autres tes marques d’affection ! Tu ne m’aimes pas… et moi, je te hais ! »

Antoine ne l’écoutait plus. Il ne pensait qu’à déchirer ses vêtements immatériels ; il admirait tour à tour l’ivoire éclatant de ses ongles polis, l’or de ses bracelets, de ses boucles, la surface lisse de sa peau que le soleil rendait transparente. Ainsi farouche, elle resplendissait ! Comme elle s’était retournée, il s’approcha sans faire de bruit, et tendit le bras, en tremblant. Elle séchait du bout des doigts une larme qui avait coulé contre sa joue ; la manche de sa robe retombait, laissant sa chair nue. Il l’effleura, et ce fut pour lui comme le foudroiement du tonnerre : un frisson torrentueux dévala dans ses muscles, dans ses entrailles, il sentit venir un désir inarrêtable, sa peau le brûlait, il claquait des dents. Quatre ans ! Quatre ans ! et pourtant, par quelle magie ?… elle devenait plus belle à mesure que passaient les saisons ! sa suprême magnificence défiait les lois du temps ! pareille à un soleil, elle voyait s’écouler les jours et ne faiblissait pas, elle rayonnait toujours de la même intensité ! Les narines écartées, il cherchait à retenir son odeur, un parfum de sable, de safran et d’autres choses orientales, inconnues. Elle en arrivait à lui paraître irréelle ; il ne croyait pas qu’autant d’années se fussent écoulées, et se demandait même si tout cela, ce palais, cette ville, cette femme, existaient vraiment.

Elle, sursautant à son contact, s’était dégagée.

« Quoi ! s’écria-t-il. Tu me méprises ? Attends ! Écoute-moi ! »

Elle s’éloignait, il essayait de la retenir par les poignets.

« Eh bien, oui ! c’est vrai, je me suis laissé prendre au jeu d’Octave ! Pardonne, je t’en prie ! Pardonne ! »

Il y avait dans son ton quelque chose d’une repentance résignée ; une pitié la saisit, elle l’écouta.

« À la guerre, poursuivit-il, je suis un foudre : montre une terre du doigt, je la conquiers ! une ville, je l’assiège, une armée, je la défais ! Mais manigancer ? Conspirer, comploter, argumenter ? Je ne suis pas fait pour la politique, mais pour les combats ! »

Haletant, la poitrine oppressée, il transpirait la sincérité ; elle éprouvait à le voir gémir un élan d’attendrissement.

« J’ai voulu faire au mieux, conclut-il de l’air le plus désolé, et je n’aurais pu faire pire ! Pardonne ! »

Cléopâtre le considérait ; il s’agenouilla, et les mains jointes :

« Mais par Jupiter et Sémélé, par Isis et par Osiris, par la Ville et par le monde, je jure, oui, je jure que je n’ai jamais aimé Octavie ! Ta pensée seule occupait l’espace de mon cœur, toutes ces années ! Que le tonnerre me tue si je mens ! »

Elle ne trouvait rien à répondre ; il se releva et s’avança, et la serra aux poignets.

« Tu doutes ? Je t’aime, je t’aime et je te désire ! Crois-tu que je m’agenouille innocemment ? Ah ! Tu vaux plus à mes yeux que toutes les déesses réunies des panthéons méditerranéens ! Écoute ! Peu importent les discordes, la pomme d’or est à toi, je te la donne ! Que veux-tu d’autre ?… Je t’écraserai de voluptés ! Je t’offrirai des colliers de couronnes, et les têtes empilées de tes ennemis ! J’établirai un culte à ta splendeur, je forcerai les hommes de la Nubie jusqu’à la Bretagne à t’adorer, et les sculpteurs élèveront, dans des monuments exorbitants, des effigies à ta personne !

— Paroles ! répondit durement Cléopâtre en se dégageant. Paroles ! »

Mais Antoine, ivre de mots, semblait maintenant croire lui-même à ses promesses faramineuses.

« Non ! fit-il. Non ! Je sais bien que là dehors, ils sont mille, dix mille, dix millions à te désirer jusqu’à la mort, mais à t’aimer comme je t’aime ?… Ils n’ont rien à t’offrir que leurs misérables vies ! et quelle valeur elles ont ? même le dernier des esclaves donne sa vie pour son maître ! Moi, je te promets des royaumes, des îles, des océans !… et puis l’Italie ! Rome ! l’éternité !… »

Il s’approcha vivement, et dans son oreille :

« Ne t’avais-je pas déjà promis le monde ?… à Tarse ! »

La reine, tressaillant, retint de justesse un grand flot lacrymal ; elle faillit céder, elle résista.

« Tes serments, dit-elle glacialement, te trahissent ; leur excès même dénonce leur insignifiance. Un homme qui aime a-t-il besoin de surenchérir ? Non, imperator, tu ne m’aimes pas, tu me désires… Tu me désires ? — mon or, plutôt ! »

Et le repoussant d’un geste royal, sublime :

« J’étais seulement venue te dire adieu ! »

Comme Octave l’avait humilié, Antoine avait perdu pour la reine ses attraits irrésistibles ; il la regardait d’un air hébété, impuissant à accepter le sens de ses paroles terribles.

« Je t’aimais fort, poursuivit-elle. Tu as faibli ! »

Antoine était tombé ; il releva la tête, et ce fut comme s’il contemplait une étoile.

Les larmes grosses qui roulaient dans ses yeux rendaient tout son être informe, elle était devenue nébuleuse, un rêve d’Orient ; les éclats démultipliés de ses pierreries, qui passaient au travers de ses pleurs, l’aveuglaient, et il ne distinguait plus devant lui qu’une grande clarté pétillante. Soudain, une pensée lui revint. Il porta la main à sa poitrine, et sortit, d’un coffret minuscule accroché à un collier, une perle d’une blancheur, d’une rondeur parfaites.

« Tiens ! dit-il en la tendant. Prends ! C’est le trésor d’une huître ! »

Elle ne consentit pas même à y déposer le regard.

« Oh ! Prends-la, je t’en supplie !

— Tu me provoques, imperator ? Crois-tu pouvoir si facilement me corrompre ? Je n’ai que faire d’une perle ! As-tu oublié celle que je brûlai jadis, avec toi ? Tu attachais donc si peu d’importance à nos tête-à-tête ? »

Antoine était au supplice.

« Non ! Non ! Tu te trompes ! Je voulais justement te rappeler nos jours passés ! Cette perle ne vaut rien, sans doute ? — mais elle est à mes yeux l’objet le plus précieux du monde, ton souvenir au creux de ma main ! Je te la sacrifie, incruste-la dans ta sandale : ce sera le sceau du serment que je te déclare, d’orner ton trône de royaumes à faire pâlir Alexandre ! »

Cléopâtre, involontairement, marqua comme une hésitation ; le triumvir était si découragé que le moindre signe lui paraissait miraculeux ; l’espoir déborda dans son cœur.

Alors, il se leva presque en bondissant, vint à elle et lui prit la main.

« Ô toi ! Ô toi ! » soufflait-il, en la baisant.

Mais encore une fois elle se dégagea brutalement, et cette fois-ci en colère :

« Cesse à présent, cesse ! Tes gestes sont inutiles : asservi, je ne peux plus t’aimer ! J’avais cru reconnaître en toi un général de la race d’Alexandre, de Darius et de César ; tu m’as fait comprendre toi-même que je m’étais trompée ! Si encore tu possédais leur volonté… mais tu ne cèdes qu’à tes instincts, ce sont tes passions qui te commandent ! Oh ! Je ne peux plus t’aimer ! Je ne peux plus t’aimer ! »

Mais une espèce de férocité passa dans les prunelles de l’imperator ; ses muscles s’étaient bandés, ses lèvres tremblaient, ses sourcils se refermaient. Cléopâtre avait peur ; elle tourna les talons.

« Où vas-tu ? lui cria-t-il.

— Là où je suis née, répondit-elle, là où je mourrai ! »

En trois pas gigantesques, il fut entre elle et la porte ; une épouvante la tétanisa ; elle ne put accomplir sa résolution.

« Qu’ai-je donc fait pour que tu sois si cruelle ? »

Il serrait les poings ; les veines de ses poignets, de son cou, de ses tempes, palpitantes, s’enflaient sous sa chair blêmie. La reine affolée voulait appeler à l’aide, l’angoisse la rendait muette.

« Tu n’es donc venue que pour m’humilier, serpent ! Pour te montrer à moi conquérante, et me faire mieux sentir ma soumission ! Toi, une hétaïre, que César traîna enchaînée dans son triomphe ! Octave m’a peut-être abusé mais je demeure triumvir, et malgré mes erreurs commande à la moitié du monde ! »

Superbe, il déploya son paludamentum ; le soleil justement commençait de descendre vers l’horizon ; l’ombre de l’imperator s’étendit sur les dalles jusqu’à la reine, et elle se recula. Au même instant, une clameur populaire, unanime, terrifiante, s’éleva dans les airs : c’était la foule du stade, elle contemplait la course des chars, et poussait des clameurs.

Antoine en ce moment ne savait plus s’il aimait Cléopâtre ou s’il la haïssait ! Il la désirait avec une intensité douloureuse : pourquoi se refusait-elle, et comment glissait-elle entre ses doigts, lui qui brisait de ses mains les hampes des vexillums ? Elle était comme l’Orient qui tentait Rome irrésistiblement, et qu’elle ne dominait qu’avec des efforts écrasants !

La Ville en effet, depuis la défaite de Philippe à Cynocéphales, depuis les triomphes de Sylla, depuis Crassus et Pompée, depuis César enfin, convoitait âprement ces royaumes où dormaient dans les coffres plus d’or que de sable dans les déserts, elle y tournait toutes ses attentions, elle y jetait toutes ses armes. La plèbe, les chevaliers, les sénateurs ne rêvaient que des merveilles des dunes, des fleuves de l’Asie Mineure, et des vastes territoires alexandrins ; même les dieux sur l’Olympe, étonnés, contemplaient avec appétit les nouvelles déesses à la peau brune si mystérieuses, Isis et Maat, Hathor, et Bastet.

Rome était comme désorbitée. Les parfums des cèdres, des jasmins lui montaient à la tête ; elle titubait vers les soleils levants.

L’imperator cependant baissa les yeux ; son regard s’arrêta sur Cléopâtre recroquevillée ; elle semblait la victime d’un sacrifice dont la vie ne tenait qu’à l’humeur du prêtre ; elle était soumise, il la trouva belle, et sa rage décrut.

« Tu me soupçonnes, continua-t-il, d’avoir oublié nos tête-à-tête ? Tu n’as pas idée, non, tu n’as pas idée !… La première fois que nous nous rencontrâmes, ton regard me frappa, depuis je saigne continuellement ; lorsque tes prunelles me dévisagèrent, elles me déchirèrent, et ces blessures me sont toujours plus douloureuses que les plaies des javelots dans les batailles ! À la guerre, je ne me bats que pour toi ! Au Gymnase, je ne lutte que pour toi ! Et si je pousse l’effort jusqu’à défaillir, c’est parce que j’aperçois ton image dans mes faiblesses, et qu’elle me ravit ! Non, je ne n’ai rien oublié : ton souvenir a même déjà vaincu la mort, ma dévotion pour toi résonnera dans les siècles, jusqu’à la fin des temps ! »

Cléopâtre avait cessé de trembler ; elle le contemplait fixement, la bouche entrouverte, les yeux élargis.

« Tu m’accuses, reprit Antoine, d’avoir cédé à un instinct ? Au contraire ! Quand Octave, élevé par les maîtres de la rhétorique, — sur les deniers de César —, me tournait l’esprit, quand il me faisait conclure la paix, épouser sa sœur et donner mes vaisseaux, certes il se jouait de mes passions mauvaises ; et vois ! Je suis là maintenant, devant toi et contre lui ! C’est ta pensée seule qui me fit défier ce redoutable : j’ai abandonné sa sœur en Italie, la guerre approche : marions-nous, et elle sera déclarée ! Octave me domine ? — il n’est qu’une seule force qui me domine, mon amour pour toi ! C’est cet amour, qui fit triompher ma volonté sur mes instincts !

— Quelle volonté ? murmura la reine, émue aux larmes.

— Celle de t’aimer ! répondit Antoine. Celle de t’offrir en cadeau l’empire d’Orient ! et fort de ma gloire, de revenir vainqueur en Italie, d’y chasser Octave à jamais, de m’asseoir à tes côtés… sur le trône de Rome ! »

Cléopâtre avait porté la main sur son cœur.

Le trône de Rome !

Cinq cents ans que la Ville avait renversé ses monarques ! Les patriciens, les sénateurs, la plèbe et les chevaliers, toute l’Italie portaient en horreur la monarchie, pour ces hommes les rois équivalaient à des tyrans ; il fallait disposer d’une puissance exceptionnelle pour oser considérer de porter la couronne ; une puissance que pouvait seul donner le génie, ou l’amour !

Mais elle croyait Antoine républicain ? Octave le répugnait, car il lui prêtait de royales convoitises ! Il était donc prêt pour elle à accomplir ce sacrifice immense ?…

« C’est le moment ! reprit le triumvir. La République vacille, elle va tomber ; elle chutera de trop haut, elle se brisera. Les augures nous élèveront dans sa poussière se dissipant ; le peuple nous portera sur des litières d’orichalque, par-dessus les étages de ses débris. Je régnerai sur l’Occident, toi, sur l’Orient ; notre pouvoir commun rayonnera depuis Rome, jusqu’aux quatre coins du monde ! Quoi ! Tu hésites ? Mais tu adjurais toi-même César de jeter ses lauriers, de ceindre son front du diadème impérial ! »

La reine frissonnante, les bras croisés, se caressait les épaules et baissait la tête ; car malgré son désir ardent de restaurer la royauté italienne, elle sentait bien qu’Antoine était indigne de confiance, et craignait d’entraîner son fils à une mort inévitable.

« Et comment compter sur toi ? se risqua-t-elle une nouvelle fois à le contredire. Tu parles comme si tu avais soumis Jupiter, mais tu as trompé chacune de tes femmes. Tes serments sont écrits avec l’encre du parjure. Je n’ose imaginer ce que tu promettais à Fulvie, à Octavie, avec la même véhémence ! Tu accables la rhétorique de ton rival ?… mais toi-même, tu discours tel un tribun. Tu me promets des choses que tu n’obtiendras jamais sans le renfort d’un amour prodigieux ; et pourtant, je doute que tu m’aimes encore !

— Comment ! fulmina Antoine. Parce que tu avoues, méchante, m’aimer fort et me haïr faible, tu te figures que moi, je ne t’aime qu’à la mesure de ton or ? C’est trop d’injures : je refuse ! Et j’affirme que pauvre, je t’aimerais pareillement. Tu ne me crois pas ?… Eh bien ! Jette céans dans l’Oronte la totalité de tes richesses, et tu verras ! Fais-le ! Fais-le, te dis-je ! »

Elle ne savait plus s’il leurrait ou s’il était sincère en effet. Mais quoi ! Ne l’avait-il pas abandonnée pendant quatre ans ? Quatre ans !… Par quel mécanisme incompréhensible cet homme, qui l’aimait si manifestement, avait-il pu si longtemps la laisser dans un tourbillon d’abîme, commettre autant de sacrilèges, de fautes, et même de trahisons ?

Octavie ! Octavie !

Son regard se perdit en des considérations éloignées. Elle était blanche comme la neige. Ses lèvres ressortaient dans la pâleur de son visage, tels deux quartiers de grenade.

« On disait, fit-elle tout bas, que tu te comportais comme Bacchus à la cité d’Athènes ; qu’il coulait du vin dans tes veines ; que les prostituées s’arrachaient tes vêtements, que tu simulais dans les stades de grotesques triomphes… Et je te haïssais ! »

Elle hésitait à mander ses serviteurs, ses esclaves, à leur ordonner d’apporter les coffres, les canopes combles de pierreries, et puis les faïences et les bois des laryx, les fards verts de l’Oxus, les bagues, les colliers, les serpents d’émeraude aux yeux de topaze, les diamants nombreux comme les cailloux dans les rivières, les clochettes d’or et les soies d’Assyrie, et de les jeter dans le fleuve en effet, par les fenêtres béantes — car elle voulait savoir s’il l’aimait, oh !… elle voulait savoir ! Comme ce cœur était difficile à pénétrer !

Mais elle demeurait indécise ; l’imperator, tout à coup, fit mine de se résoudre.

« Soit, répondit-il. Persiste donc à me dédaigner, tombe dans l’oubli, et meurs. Salut ! »

Et il commença de s’en aller d’un pas tranquille.

Cette assurance le rendait incroyablement souverain ; lui dont les emportements furieux trahissaient d’habitude la faiblesse, par contraste paraissait maintenant redoutable ; il se dominait, et c’était un exploit de détermination. Elle regardait ses muscles rouler sous les replis de sa cape, la grandeur de sa taille, ses jambes nues puissantes, et elle le désirait.

« Nous nous marierons, Antoine ! » dit-elle.

Ces mots lui avaient échappé. Il s’interrompit.

« Nous nous marierons ! répéta-t-elle. Puis tu chercheras la gloire en Orient, et feras la guerre au fils de César, avec mon or.

— Oui ! Oui ! »

Il irradiait d’un bonheur exceptionnel ; il écarta les bras pour l’embrasser ; d’un mouvement, elle l’arrêta.

« À mes conditions.

— Ordonne ! s’écria Antoine bouleversé. Ordonne, maîtresse !

— Nous nous unirons à la face du monde !

— Je le jure !

— Je resterai reine d’Égypte, quand tu seras roi de Rome !

— Oui ! Oui !

— Césarion seul héritera de l’Empire !

— Quoi d’autre ? Demande, et je te donne !

— J’emporte immédiatement sous mon sceptre le Sinaï et l’Arabie ; le Jourdain, la Samarie et la Galilée ; le Liban et la Phénicie ; Chypre, Crète et la Cilicie ! »

Il se courba comme affligé d’un faix considérable, et demeura muet de stupeur. Les prunelles de la reine le foudroyèrent, il se détourna, et vint s’appuyer au rebord de l’une des fenêtres.

C’était le tiers des territoires de la République !

Le soleil se couchait. De larges bandes d’oiseaux volaient en cercles dans le ciel rougi ; l’air se rafraîchissait, les parfums lourds des citronniers, des dattiers, des grenadiers dégageaient leurs exhalaisons dernières ; les esclaves du palais couraient dans les jardins.

Cléopâtre ne quittait pas des yeux l’imperator.

Il balançait : un tiers des territoires de la République ! C’étaient les conditions d’une défaite.

Mais quoi, se disait-il cependant, la grandeur de Rome n’est point dans ses conquêtes — mais dans ses libéralités ! Puis qu’avait-il à faire de tout cela ? Cléopâtre certes n’était pas Octave : il pouvait bien tout lui céder. Il ne lui mentait pas quand il prétendait qu’il l’aimerait pauvre. Une révélation le frappa : il ne voulait que vivre avec elle, dans l’accomplissement d’une passion qui allait au-delà du désir : l’amour !

Cette pensée emporta tout ; il céda.

« Embrasse-moi ! s’écria-t-il en se retournant, embrasse-moi ! »

La pression que la reine avait accumulé dans son cœur se relâcha subitement. Elle n’en pouvait plus ! — elle s’abandonna, mais il la retint fermement et la baisa sur les lèvres, et c’était pour elle un breuvage de vie.

Une lumière de feu, pourpre entièrement, tout d’un coup embrasa la chambre, comme si le soleil était venu mourir dans la pièce. Les oiseaux se mirent ensemble à pépier dans les feuillages, à grands cris ; au stade, la course était terminée : la foule en contrebas se dispersait ; et les différents groupes, en passant sous les fenêtres du palais, poussaient des exclamations à la gloire de la reine et du triumvir, à la grandeur de Rome et d’Alexandrie.