Antoine et Cléopâtre


DEUXIÈME PARTIE : ANTIOCHE

 

ⅡI

AU FAUBOURG DE DAPHNÉ

« Il a livré son empire à une prostituée, et tous deux maintenant lèvent pour la guerre tous les rois de la terre. »

SHAKESPEARE

 

Crassus qui avait été élevé dans un foyer modeste n’avait qu’un seul défaut, celui d’aimer les richesses immodérément. Il acquit d’abord les biens des cités qu’il assiégea, ensuite ceux des victimes de Sylla, racheta les immeubles de Rome incendiés, et peu à peu accumula une énorme fortune. Cette fortune le poussait aux magistratures : à force de plaider, son influence en politique égala celle que le Grand Pompée devait à ses campagnes ; il vainquit Spartacus, devint consul, s’associa avec César et Cnaeus, domina la Ville puis la Méditerranée.

Il eût pu à ce moment-là se retirer en Campanie, finir ses jours à déguster des huîtres de Putéoles, tout en sirotant du vin des amphores de Volterra ; mais la cupidité le travaillait sans cesse ; alors, il partit en Syrie faire la guerre aux Parthes, moins dans l’espoir de reconstituer l’empire d’Alexandre, que d’amasser de l’or en quantité considérable.

Avide, trop avide, il franchit l’Euphrate avec précipitation, et marcha contre le monarque Orodès en dépit des mauvais présages ; trahi par Abgar, prince d’Édessa, il fut vaincu par les dix mille hommes de Suréna, qui brillaient comme le feu.

Suréna décapita Crassus ; Orodès ficha sur un javelot la tête arrachée du triumvir, la maquilla de fard et de rouge à lèvres, et la traîna en défilé devant la foule hurlant des injures. Le châtiment de ces indignités ne tarda pas ! — Suréna fut assassiné par Orodès envieux de sa gloire, et Orodès, étranglé par son fils Phraate, jaloux de son pouvoir.

Cependant les Parthes alliés d’Orodès, qui craignaient son fils, prirent la fuite après qu’il eut tué son père ; l’un d’entre eux, Monaïsès, se réfugia en Syrie, où partout dans les campagnes, dans les villes, dans les villages, on criait qu’Antoine venait d’épouser Cléopâtre.

Monaïsès raconta au palais d’Antioche les derniers événements ; il implorait le secours de Rome. Antoine, qui craignait la puissance d’Octave, rêvait de venger Crassus ; Cléopâtre, qui aimait Antoine, rêvait de l’empire d’Orient — ils accueillirent ses requêtes favorablement, et la guerre fut déclarée.

 

 

Antoine aussitôt expédia des hérauts à tous ses alliés, Bocchus de Libye, Archélaüs de Cappadoce, Philadelphos de Paphlagonie, Adallas de Thrace, Malchus d’Arabie, Mithridate de Commagène, le roi d’Arménie et les sceptres mineurs. Il espérait au moins cent mille hommes ! Une partie le rejoindrait à Antioche, il ferait avec les autres sa jonction à Erzeroum.

Il distribua les royaumes à ses amis afin d’assurer ses arrières. Darius fut nommé roi du Pont, Amyntas roi de Pisidie, Polémon roi de Cilicie. Il voulait offrir à Hérode la Samarie, mais le Juif Antigonos refusait de la céder ; alors, il le fit décapiter en public, et ce fut le premier des rois à recevoir cet horrible châtiment.

Il appela tous les vétérans, tous les volontaires ; il proclama le tumultus, la levée d’urgence. On disait de la reine d’Égypte qu’elle se baignait dans des bains d’or ; les soldes étaient assurées, les citoyens se battaient pour s’enrôler. Il promit comme récompense la citoyenneté romaine à ceux qui la réclameraient ; il permit aux propriétaires d’envoyer trois esclaves pour les remplacer, et ceux-ci seraient affranchis à l’issue des combats ; il faisait condamner à l’exil avec confiscation des biens les pères qui cachaient leurs fils ; les complices, frappés de coups de bâton, étaient intégrés dans des corps inférieurs.

Il leva des impôts extraordinaires, taxa les riches, s’empara des trésors des temples ; il réquisitionna les chevaux, les troupeaux, les armes inemployées ; il fit venir d’Italie les meilleurs légats, tribuns et centurions ; il choisit lui-même les commandants selon leur valeur, jusqu’aux primipiles.

Il inspectait les équipements, sans pitié ; les premières centuries arrivèrent promptement, il fallait attendre l’arrivée des suivantes : pour briser l’ennui, il dirigeait les manœuvres, renforçait la discipline, doublait l’entraînement ; chaque soldat devait aiguiser sa lame, réparer son bouclier, recoudre sa tunique ou fixer son armure ; les fers devaient être lustrés.

Les préfets, les décurions, les spéculatores couraient dans tous les sens en communiquant des ordres, qui se répétaient de cohorte à cohorte, à grands cris. Partout dans la campagne environnante, on entendait les clairons, les cors, les buccins qui sonnaient ; à chaque instant la poussière des chemins se soulevait, et il arrivait de nouveaux soldats qui venaient grossir les rangs. Les rues d’Antioche étaient engorgées par les défilés des troupes, du matin au soir ; il venait tous les jours des bœufs qui traînaient des charrettes, dans lesquelles étaient entassés des piques, des casques et des drapeaux.

Cléopâtre conquise s’émerveillait ; Antoine la subjuguait.

Ils vivaient au faubourg de Daphné, vaste plateau surélevé dominant la campagne sur la rive gauche de l’Oronte, à quarante stades au sud d’Antioche. Cerné en même temps par des gorges verdoyantes où l’eau pure s’écoulait en cascades fantastiques, et tempéré par les vents marins salés de façon presque imperceptible, il demeurait délicieusement frais. Là, il y avait des temples élevés dans la nature dont les colonnes disparaissaient sous le pampre enroulé, enserrés d’hélichryses, de roses et de chrysanthèmes, qui semblaient des frises au long de leurs stéréobates ; des sources dédiées aux nymphes, de Pallas et de Castalie ; des bois sacrés de cyprès, des grottes ombragées, des vignes dans des clairières ; des statues chryséléphantines de Bryaxis à la gloire de Daphné, d’Artémis et d’Apollon. Les oiseaux chantaient dans les feuillages, des antilopes jaillissaient des lisières, et partout de grosses fleurs s’épanouissaient ; l’or des tympans s’alliait à la pourpre des tuiles, à l’azur du ciel ; lorsque le soleil au matin achevait de dissiper la brume, il faisait miroiter la rosée, et la nature, emperlée, paraissait saupoudrée d’une poussière de diamant.

Cependant les semaines passèrent, et l’armée fut enfin rassemblée. Alors, l’imperator convoqua ses légats, et leur annonça qu’il passerait le lendemain les troupes en revue.

Elles commencèrent dès l’aube à s’ordonner ; avant dix heures, elles étaient rangées en formations. Concentrées non loin du palais, sur un ample terrain que dominait un tertre, elles avaient l’air d’un océan de fer, et les aigrettes des casques faisaient les écumes de ses ondulations immobiles.

Des femmes âgées, de jeunes vierges, des épouses en robe légère, avec des bandeaux dans les cheveux, venues par bandes assister à la revue, admiraient les hommes en tendant les bras. Toutes pressentaient le départ imminent : leurs cheveux noirs étaient défaits par la crainte et la tristesse, et les larmes grossissaient leurs prunelles abattues ; certaines pleuraient, d’autres criaient des noms, mais les hommes, imperturbables, ne tournaient jamais la tête.

À part les lamentations des femmes, il n’y avait pas un bruit ; le silence était effroyable.

L’armée était divisée en larges rectangles pétrifiés séparés de couloirs rectilignes ; les soldats ne bougeaient pas plus que des statues, — terribles. Sans compter les trente mille combattants alliés, il y avait six cents centuries romaines, trois cents manipules et cent cohortes ; en tout dix légions, soit pas moins de soixante mille hommes, et vingt mille cavaliers.

Des peaux de lion, gueule béante, recouvraient les épaules, les torses, les visages des aquilifers devant les légions ; ils retenaient des deux mains les hampes monumentales en bois précieux alourdies des phalères, des couronnes, et dont les sommets resplendissaient des aigles d’or aux ailes déployées, serrant dans leurs griffes les foudres de Jupiter. Les stolas des vexillums, à côté, se gonflaient par vagues alenties au souffle paresseux du matin. L’on apercevait par intervalles les autres enseignes des divisions, qui réunissaient les légionnaires ; leurs symboles, leurs couleurs variaient, mais elles demeuraient immobiles parfaitement.

Les légionnaires étaient choisis selon leur physique ; l’armée n’acceptait que les plus grands, les plus forts et les moins pusillanimes ; les exercices répétés décuplaient leur valeur. Ils étaient tous beaux et musclés ; leurs épaules étaient larges, leurs jambes athlétiques, leurs bras gonflés. Leurs visages carrés paraissaient sculptés dans la pierre même des monts Albains ; on devinait leurs épaisses mâchoires, ciselées, sous leurs paragnathides ; ils gardaient le regard fixe, et comme le printemps commençait juste, de la buée sortait de leurs narines volumineuses.

Ils tenaient devant eux leurs scutums, ces énormes boucliers ronds incurvés à bordure de bronze ; ceux-ci faisaient une espèce de carapace gigantesque avec des milliers et des milliers d’écailles, pourpres, ornées de foudres et de faisceaux, d’aigles et de lauriers ; et les umbos, de fer, de cuivre ou de bronze, parfois décorés d’appliques, semblaient une succession d’émeraudes ou de perles, qui brasillaient.

Les soldats maintenaient dans la main droite leurs pilums à la verticale ; cela faisait une forêt incommensurable de pieux dressés, que le vent n’ébranlait pas d’un doigt. Les pommeaux de leurs glaives, suspendus à leurs ceintures parallèlement aux javelots, en ivoire, ajoutaient leurs scintillements aux éclats des boucliers, et des lames des piques.

Les armures des Gaulois étaient en assemblages d’anneaux de fer, renforcées d’épaulières, tenues entre elles par une fibule et des crochets ; celles des Romains d’Italie, en lamelles d’airain, reliées autour du ventre et des épaules par des courroies de cuir, fixées à des plaques de laiton ; et celles des Grecs, en écailles reluisantes, dont les bigarrures argentées imitaient la peau des poissons. Tous avaient des casques, ronds, coniques, dépouillés ou coiffés de cimiers, avec parfois des collerettes par-dessus la nuque ; puis des sandales à semelles cloutées, — et des tuniques de lin. Les plus riches ajoutaient à leur équipement des jambières ; ils remplaçaient la tunique par une pièce de cuir avec des lambrequins frangés, et les sandales par des chaussures cloutées plus confortables.

On reconnaissait les centurions à leurs harnais ornés de phalères, à leurs sayons bleus ainsi qu’aux ceps de leur commandement ; les primipiles, à leurs anneaux d’or offerts jadis par César, qu’ils exhibaient ostensiblement ; les angusticlaves, aux deux étroites bandes de pourpre de leurs tuniques ; les laticlaves, à leurs longs manteaux, à leurs larges bandes pourpres, à leurs cimiers bouffants, en plumes d’autruche ou de héron ; les préfets de camp, à leurs crêtes rouges, et les légats de légion, à leurs bâtons d’imperium, mais surtout à leur prestance, à leurs armures blanches immaculées, à leurs multiples décorations — des cavaliers, les messagers, tournaient autour d’eux en permanence, au galop.

La cavalerie n’était pas moins impressionnante ! Les dix mille Romains montaient des chevaux de Thessalie, des centaures de robe roux cendré, à l’envergure monstrueuse ; ils portaient au côté des épées longues rentrées dans de grands fourreaux incrustés d’agates, et au corps, des armures légères laissant à découvert la chair noueuse de leurs bras élancés ; certains avaient de grandes ailes sur les côtés de leur casque, ils paraissaient des pégases. Il y avait aussi des Ibères, des Celtes ainsi que treize mille renforts d’Arménie, qui accrochaient à leurs selles des boucliers plats de bois ou d’argent, enjolivés de figures géométriques.

Mais les plus belles bêtes étaient incontestablement les descendantes des chevaux néséens, ceux des haras royaux de Médie conquis par Alexandre. Des appliques circulaires d’orichalque garnissaient leurs mors et le reste du harnachement, depuis la têtière jusqu’à la croupière ; ils avaient des cornes de bronze au milieu du front ; des grelots de pierre diamantée pendaient en collier à leur poitrail, ou des ornements de cuivre teinté, qui selon les couleurs avaient l’air de grenats, de saphirs ou d’émeraudes. Leurs tapis de selle étaient festonnés aux bordures avec du fil d’or. Cela piaffait et renâclait.

À l’arrière de cette masse colossale d’hommes et de chevaux, stationnait l’attirail des machines : trois cents chariots remplis à craquer, attelés à des mulets, des ânes, des quadriges de bœufs. Il y avait des balistes et des scorpions, des onagres, des tours de siège, et même un bélier de quatre-vingts pieds de long. La plupart des engins, transportés démontés, étaient remontés au moment de l’assaut ; les cordages, les mâts, les planches débordaient des plateaux ; les projectiles : les pierres de quinze talents, les flèches de dix pieds, faisaient des entassements cyclopéens. Des hordes d’assistants, des ingénieurs, des ouvriers, des tirailleurs se pressaient de part et d’autre des chariots.

Cette armée pouvait bien faire trembler l’Asie ! — il paraît qu’elle inquiéta même les Indiens au-delà de Bactres.

Tout à coup une estafette, qui venait du palais, accourut en direction des légats regroupés. On la vit leur communiquer un ordre pressant ; immédiatement après, les légats, se séparant, donnèrent à leurs auxiliaires les dernières consignes — et les préfets parcouraient les rangs à bride abattue afin de les aligner, quand Antoine parut.

Les tubas, les trompes, les cors gémirent à l’unisson. Les bœufs devant les chars mugissaient, les hommes criaient, les femmes demeuraient bouche bée.

Le triumvir monta au galop le tertre qui dominait les légions rassemblées. Son panache blanc spectaculaire, pareil à un morceau de nuage, s’agitait sur sa tête en ondulations folles ; autour, sur le casque, était déposée une couronne en rameau d’olivier sacré. Sa cuirasse tout d’une pièce, plus noire que l’obsidienne, aux trois quarts éclipsée par les médailles, imitait la musculature de Mars. Le spacieux paludamentum qui pesait contre ses épaules s’étalait derrière lui, recouvrant la croupe de son cheval magnifique, un étalon d’Idumée. De gros bracelets irradiaient d’illuminations à ses avant-bras, les cnémides à ses jambes chatoyaient. Il entourait de son bras puissant une amphore pleine d’eau de la clepsydre, qui débordait : c’était une dévotion pour Athéna.

La clameur fut immense et unanime.

« Imperator ! Imperator ! » criait l’armée, d’une seule et même voix.

Les tambours résonnaient en cadence ; les légionnaires tapaient leurs javelots contre leurs boucliers, et les cavaliers, leurs longs glaives contre leurs cuirasses ; la musique éclatait, le vacarme était épouvantable ! Même les femmes, emportées malgré elles par le grand mouvement, se détournèrent de leurs hommes, pour crier à la gloire du général.

Cléopâtre l’avait suivi, à cheval également ; elle était coiffée d’un pschent bleu foncé, avec sur le front une broche en forme de serpents entrelacés ; elle avait rabattu sur le devant de sa selle les interminables pans de son manteau en peau de léopard. Sa monture vint à côté de celle d’Antoine ; l’imperator, se penchant, saisit la reine et la baisa sur les lèvres. Le vacarme redoubla, son intensité devint phénoménale, écrasante, furieuse : un seul baiser faisait trembler la terre.

La fille de Ptolémée contemplait abasourdie cette foule en armes ; elle pleurait d’émotion.

« C’est un rêve !… s’écria-t-elle, d’une voix étouffée.

— Non ce n’est pas un rêve, répondit Antoine. C’est Rome !… »

Il rendit la clepsydre à l’un de ses auxiliaires et leva les bras. Un tonnerre de vivats monta jusqu’au couple royal, impérial et divin. Leurs deux cœurs se soulevèrent ensemble dans la certitude qu’ils étaient invincibles, amoureux, et que rien ne pourrait entraver leurs ambitions sublimes.

Le soleil s’éclatait sur les fers lustrés des casques, et toute l’armée brillait comme un trésor.