Antoine et Cléopâtre


DEUXIÈME PARTIE : ANTIOCHE

 

IV

LE DÉPART

… regina impotens… monstrum fatale…

HORACE

 

Ils venaient de s’aimer ; la nuit entrait par les fenêtres ouvertes de la chambre vaste ; Cléopâtre, à demi camouflée sous les draperies d’hyacinthe et de lis, caressait du bout du doigt la poitrine de l’imperator, et dans ses prunelles noires étincelaient des éclats lumineux qui ressemblaient à des lunes dans des univers.

L’eau de la clepsydre d’albâtre, cylindrique, s’égouttait lentement ; les parfums préférés de la reine, se consumant au fond des cratères de bronze, se répandaient par longues effluves — le kyphi, la myrrhe et les résines mêlées de benjoin, le styrax et l’essence de néroli.

Les murs de la pièce étaient intégralement recouverts de lampas de pourpre, le sol, de tapis de Sidon ; si bien que toute la salle paraissait un nid dans un arbre, un nid de luxe et de délectation. Le lit trônait en plein milieu, d’or massif, dont les colonnes étaient des félins, et les bas-reliefs des mythologies d’Égypte. Un vélarium de soie étendu par-dessus la couche, tiré entre quatre piliers d’ivoire, projetait contre les corps une espèce d’ombre intensifiée, qui rendait la peau de Cléopâtre obscure comme le vernis des dattes, et celle d’Antoine, blanche comme un fantôme.

On apercevait à l’extérieur les immenses feuilles recourbées des palmiers ; lorsque le vent soufflait, il froissait les térébinthes, et leur odeur intense venait se mêler aux seize arômes du kyphi. Les astres au ciel, parfaitement dévoilés, nimbaient l’intérieur du palais d’une lumière laiteuse tamisée.

C’était le dernier soir avant le départ des troupes ; et même si Cléopâtre allait accompagner le triumvir jusqu’à la cité d’Apamée, elle avait voulu que cette nuit fût parfaite. Alors, ils avaient dîné en tête à tête de shaï, d’antilope et de crocodile ; bu de l’eau-de-vie de palme et de la bière de Millet, puis des vins de Bouto, de Syène et d’Éthiopie, jusqu’à l’ivresse ; effeuillé les roses dans les coupes de murrhe, trinqué à la lueur des flambeaux, et fait l’amour encore et encore, sous les regards des esclaves agitant les flabellums.

La reine à présent, toujours pas rassasiée, s’échauffait au contact des muscles d’Antoine ; l’imperator, les yeux mi-clos, entrapercevait comme dans un rêve le galbe de Cléopâtre, sa chair luisante des reflets de la lune, mais aussi des bijoux coruscants de ses coffres grand ouverts — et elle semblait dormir dessus, tel un dragon sur un trésor.

L’air était tiède, le palais pacifique et la nuit paisible.

« Mon Aphrodite… » murmura le triumvir d’une voix grave, profonde.

Cléopâtre, renversant sa gorge en arrière, se mit à rire de cet air qu’il adorait, de perles qui s’évadent et s’entrechoquent.

« Pourquoi ris-tu ? s’étonna-t-il.

— Moi, répondit-elle, Aphrodite ? Isis plutôt ! Isis est pure… mais Aphrodite !… »

Et de nouveau, elle pouffa d’un rire gracieux.

« Tu lui ressembles pourtant, reprit Antoine, ô Toi, Fatale !…

— Tu le penses donc vraiment ? » demanda-t-elle.

Et maintenant du dépit perçait dans sa voix, de l’ennui et de la colère. Son regard lui ordonnait de se justifier ; l’imperator, la poitrine glacée tout à coup, se redressa et balbutia, appuyé sur un coude :

« Mais c’est un hommage à ta beauté ! »

Elle eut l’air de se radoucir.

« Comme elle, ajouta-t-il, tu es trop séduisante pour être innocente ; tu viens des rivages du bord de la mer, sans doute es-tu née de l’écume et des coquillages ? Quand tu parais, il semble que les abysses t’accompagnent ; tes robes ondulent pareilles à des tsunamis, les prunelles de tes yeux émergent à la manière d’îles luxuriantes, que traversent des failles sans fond. Ta beauté perd les hommes, Sirène, ta passion les détruit ! Avec toi se confondent l’amour et le désir… Tu es jalouse, aussi, et ta vengeance frappe et tue ! »

Il s’interrompit ; la reine avait cessé de sourire ; s’était-elle souvenu d’Arsinoé, sa sœur, ou de Ptolémée, son frère, que sur son ordre il avait fait mettre à mort jadis, à Tarse ? Mais non ! — bien d’autres considérations, en vérité, justifiaient la contrariété de Cléopâtre.

« L’amour, répétait-elle mélancoliquement… le désir… »

Et soudain, se ranimant :

« Dis-moi, imperator, est-ce que tu m’aimes, ou est-ce que tu me désires ? M’écrirais-tu des poèmes si j’étais une vestale, une pauvresse de Suburre, une danseuse du Soma ? Dis-moi, oh ! dis-moi !… j’aimerais tellement savoir ! Ma richesse, ma beauté sont des malédictions ; pourrai-je un jour défaire ces bandeaux qui m’aveuglent ?

— L’amour ! le désir ! Quelle différence cela fait-il ?

— Toute la distance, répartit la reine, qui sépare le jour et la nuit, le ciel et la terre ! Le désir est passager, l’amour intemporel. L’un n’est qu’une jouissance, on s’en lasse ; l’autre un nœud fait de deux vies, plus solide encore que celui de Gordias, indestructible, et puissant comme la mort !

— Mais toi-même, fit Antoine avec philosophie, cherches-tu l’amour, douce créature ?… ou ne désires-tu que cette force dont tu parles, et qu’il te pourrait apporter ? »

La reine se troubla.

La pensée de César l’effleura malgré elle. Cette passion ! Elle s’en rappelait comme d’une sorte de rêve, le feu irréel d’un passé imaginaire. Une folie s’était emparée d’eux ! Elle avait cru alors à l’amour, tant le désir l’incendiait, à la faire souffrir. Mais au fait ? avait-ce été autre chose pour elle que l’invincible attrait de sa puissance, et pour lui, de son or inépuisable ?… oh ! après l’amour, les soirs de lassitude, lorsqu’ils se contemplaient déshabillés, ils se haïssaient, et des scènes terribles éclataient !…

Antoine peut-être avait deviné ses préoccupations, et entendu crier, dans son silence, le nom maudit du divin Jules.

« Ah ! s’écria-t-il, en colère. Toujours les mêmes soupçons ! Et toi, Coupable Éternelle, m’aimerais-tu, si je n’avais la force d’un périodonicès, si ma bravoure à la bataille, que me valurent mes faits d’armes, ne m’avait assuré la renommée de Mars ? Je t’enjoins de répondre !

— Oui, souffla Cléopâtre, oui ! Je te le jure ! »

Elle se détourna pour cacher ses larmes.

Elle ne mentait pas, pourtant ! Ce qu’elle éprouvait pour Antoine, jamais elle ne l’avait ressenti dans les bras de César. Quelque chose la poussait à vouloir le consoler quand faible il se traînait à ses pieds, alors même qu’elle ne pouvait supporter les défaillances du dictateur. Elle était de ces femmes qui par orgueil se laissent séduire par des hommes forts uniquement ; ce qu’elle avait cru son amour, son désir pour César, s’était évanoui à l’instant de sa chute — et dépassionnée soudain, sans égard d’ailleurs pour sa mémoire, elle avait rallié les partisans de Brutus, sans d’autre motif que l’espérance légitime de leur victoire. Mais elle sentait douloureusement qu’incapable d’agir de même avec Antoine, défilerait-il pieds et poings liés derrière le char d’Octave, elle s’abîmerait après lui dans la défaite, plutôt que de le trahir. Pourquoi ? se demandait-elle chaque jour ; et cette interrogation la torturait.

« Eh, qu’importe tout cela, carissima ? fit Antoine, adouci. Savoir ne nous rendra que plus malheureux. Souviens-toi de Schelomo ! »

C’était une histoire de ses hiérogrammates ; elle l’avait souvent racontée au triumvir.

Schelomo avait connu les secrets des arbres vénérables et des buissons sacrés ; il avait amassé dans ses coffres une fortune à faire pâlir Crésus ; la fille du roi d’Égypte, plus belle que les trois déesses de la discorde, l’avait aimé passionnément ; il avait demandé la sagesse à son dieu unique, et elle lui avait été accordée. Comblé de tant de bienfaits, avait-il été heureux ? non, mais rempli de douleurs — et peu avant sa mort, admettant que la seule existence qui valût d’être vécu était l’abandon dans les voluptés, il s’était livré aux plaisirs, avec une fureur décuplée.

« Mais son exemple, répondit Cléopâtre, ne doit pas être suivi ! Il entraîna son empire dans sa chute ; il était malheureux, parce que la vanité le consumait !

— Tu parles comme une Juive ! Où es-tu, Cléopâtre Ptolémaïque, divinité que l’on honore en jouissant, et dont l’unique sagesse tient dans la célébration de chaque instant ? Notre passion, une vanité ? Un excès peut-être, un feu qui nous consume par les deux bouts, nous brûle et nous fait vivre ! Ces insupportables prêcheurs de la modération, ces condamnateurs des délices de la terre, dont tu te fais l’écho, ont le cœur froid comme la pierre ; ils sont peut-être sages, mais meurent d’ennui, et l’aigreur les confit. Vois Octavie : raisonnable en tout, elle ne m’embrassait jamais, et ne se donnait que le visage empourpré de honte ; comme elle était sage, comme elle était délicate ! — et comme je m’ennuyais avec elle, à périr ! Peut-être que tu as raison, peut-être que l’or dont tu débordes, jusque dans les scintillations de tes yeux, me fait t’aimer autant que ton être nu ; mais alors, je t’aime à la folie, puisque tu es riche, riche à en perdre la tête !

— Vanité, donc ! Vanité ! Tu blâmes la froideur d’Octavie ; mais avec moi tu sombreras dans le gouffre mortel de l’impossible assouvissement, imperator… Déjà ces palais, ces orgies, ces baisers nous lassent, et pour sentir à nos peaux les moindres frémissements, il nous faut déployer des trésors de plus en plus considérables. Cette fuite en avant nous conduit au précipice, nous y tomberons comme Schelomo. Je t’ai vu : boire du Falerne dans un cratère d’airain te laisse indifférent, déjà ; songe en même temps que le moindre de tes vétérans qui n’a jamais connu les voluptés, à qui tu donne une phalère en or, ressent en son cœur plus de bonheur que tu n’en connaîtras jamais. Alors, à quoi bon ces débauches ? La modération est une tristesse, le plaisir un néant. Horrible dilemme !

— Facile à résoudre ! Si les deux nous mènent à la même fin, choisissons le plaisir. Je préfère mourir du feu de mes appétits, que du chagrin d’une vie sans joie. Comment ! À t’écouter, toi Lascive pourtant, je devrais, Tantale, regarder s’enfuir ces bonnes choses dont je n’ai qu’à tendre la main, pour les saisir. Que les flambeaux des orgies me consument plutôt, dussé-je périr comme Icare, brûlé à force d’en vouloir trop et toujours trop ! Nos vies passeront telle l’eau des fleuves, avec elles s’écouleront les royaumes et les civilisations : ne pas jouir, c’est un crime ! Les Moires méprisent les existences gâchées ; elles les abrègent. Délectons-nous des vices, ma chère, nos jours sont brefs : qu’ils brillent au moins, comme les météores dans l’univers ! »

Il la prit aux épaules, et ajouta :

« Cesse de philosopher, reine, dépense, et lâche dans mes bras ta concupiscence ! »

De grandes flammes s’allumèrent dans le regard de Cléopâtre ; ses yeux écarquillés luisaient dans les ténèbres, pareils à ceux des félins dans l’ombre.

« Romain, dit-elle, ta sagesse est terrible !

— Oui ! Mais cette sagesse des jouissances, de la force et de la volonté, c’est la puissance tout entière de l’Italie. Tu veux être impératrice du monde ? Pense, aime, jouis comme une Romaine, Lagide ! »

Il l’avait touchée au plus profond de son âme. Elle, qui vibrait d’une ambition impossible à contenir, enviait cette énergie des grands Latins, cependant qu’elle haïssait la passivité du peuple égyptien. Puis certes, ces religions de la vanité, de la crainte et de l’humilité, ces altruismes victimaires, la débectaient ; elle leur préférait l’exemple du panthéon grec, l’égoïsme volontaire, la chair plutôt que l’esprit — elle se sentait plus proche d’Épicure, mais un Épicure corrompu, que de Zénon l’Austère. À ses yeux, considérer l’homme — et la femme — tels des êtres dégradés, renfermant en leur nature des péchés latents que leur perpétuelle continence devait tenir éloignés, c’était là faire injure aux dieux. Les désirs au contraire que leur tempérament manifestait, ils devaient chercher à les satisfaire, comme une marque de gratitude envers les divinités créatrices. Quoi, elles-mêmes laissaient bien opportunément leurs passions les guider !

Elle s’avoua finalement qu’elle n’avait parlé de vanité que dans l’espoir d’être contredite.

« C’est vrai, répondit-elle, tu as raison, imperator ! Je suis la Grèce, je suis la Volupté ! Si tu dois me désirer pour m’aimer ; si ma fortune, ma beauté peuvent alimenter ton désir, alors je serai chaque jour plus ravissante, plus riche que le jour précédent : et mon pouvoir s’en renforcera d’autant !

— Oui ! Oui ! » criait presque Antoine, en sueur.

Cléopâtre se redressa. Les draps glissèrent de ses épaules, découvrant sa poitrine mamelonnée merveilleusement ; elle était belle comme une sculpture de Scopas, en marbre rose du Pentélique. Et elle poursuivait, redoutable dans l’obscurité, d’une voix à laquelle les dieux même eussent obéi :

« J’accumulerai pour toi les richesses, je ferai creuser des armées d’esclaves jusqu’aux portes des enfers, afin qu’ils tirent tout l’or de la terre ! Je me parerai de tant de bijoux que je brillerai à l’égal du soleil, et que je t’aveuglerai ! Alors, tu sentiras mes parfums innombrables, et l’existence pour toi ne sera plus qu’un rêve d’amour ! »

Antoine, effaré, la considérait avec angoisse ; mais se reprenant à temps, à la vue de sa gorge qui s’agitait :

« Et moi, Rome, je t’envahirai, et je jouirai ! »

Il avait dit cela pour l’impressionner, pensant qu’elle apprécierait sa force d’âme.

Cette remarque la fit pâlir ; son feu s’éteignit subitement. La perspective de sa soumission venait de glacer ses ardeurs ; une immense honte succéda à ses emportements, et elle se sentit confuse, comme après les spasmes des sensualités charnelles. Ce n’était pas ce qu’elle espérait ! S’il fallait s’incliner devant Rome : Antoine, Octave, César, quelle différence ?… Et dans un éblouissement elle aperçut tout ensemble l’inexorable triomphe du fils du dictateur, la difficulté de ses folles entreprises, et dans sa mort la mort de l’Égypte. Une épouvante la saisit, elle frissonna et pencha le buste en avant, presque défaillante.

Antoine se précipita ; et l’entourant de ses bras :

« Qu’as-tu, maîtresse ? Dis-moi !

— Ce n’est rien ! Laisse-moi ! »

Elle se dégagea.

On entendait d’ici les rumeurs de l’armée stationnée ; les lueurs des feux de camp parvenaient jusque dans la chambre, par moires léchant les hauts murs ; des exclamations retentissaient régulièrement.

« Ces hommes, murmura Cléopâtre… cette armée… nos ambitions, nos espoirs, nos rêves… Et si nous devions en périr ? »

Les prédictions unanimes de ses devins étaient sinistres.

« Alors, répondit Antoine avec une tranquillité parfaite, nous mourrons !

— Mais Octave triomphera sur nos cadavres ! La République, à laquelle malgré tes promesses je te sais toujours attaché, l’Égypte des Pharaons nous suivront dans l’hypogée. Songe à notre responsabilité : elle est le prix de notre extrême liberté, et celle-ci se vend très cher !

— Tu philosophes encore ! Tu veux tout savoir : il faut tout sentir. Moi, quand je t’aime, je suis comme aux champs Élysées : rien n’existe plus que ton Être, les prairies parsemées de lis blancs, et le ciel bleu de Syracuse ; j’oublie les fardeaux et les incertitudes ! Je me moque de la République et de l’Égypte de tes ancêtres, comme je me moque d’Octave, de César, d’Alexandre et de leurs misérables conquêtes : car la simple éventualité de ton amour dépasse en grandeur l’empire universel, c’est cela seul que je sens, et qui compte à mes yeux !

— Et Rome ? L’Orient ? Le monde ?

— Je les assujettirai pour Toi, ô Déesse ! »

Il disait cela avec tant d’aplomb ! — son autorité l’enivrait, elle croyait toutes ses paroles.

Il l’assiégea, et elle se laissa prendre.

 

 

Le lendemain, l’armée s’ébranla.

Les centaines de milliers d’hommes, disposés en lignes et qui se suivaient, marchaient au long de l’Oronte. La route entre le fleuve et la forêt disparaissait entièrement sous leur masse accumulée ; une épaisse poussière s’élevait de leur irrésistible avancée, et les étendards, les javelots, les emblèmes en émergeaient tels des mirages, lorsque le vent la dissipait. Les différents corps allaient d’un seul vaste mouvement, au rythme lent des tambours ; et cette somme de mastodontes carapacés, qui se mouvaient en harmonie la face immobile, avait quelque chose d’effroyable. Des cavaliers au galop, qui longeaient les rangs en permanence, criaient afin de les maintenir serrés ; les plaintes cuivrées des cors, des buccins s’élevaient dans l’air par intervalles ; le temps était beau, l’air était tiède, les soldats joyeux chantaient les chants militaires.

Ils passèrent devant des lisières de peupliers aux pieds desquels poussaient des roses sauvages ; traversèrent des plaines immenses intégralement couvertes de narcisses, de lis et de violettes ; dépassèrent des vergers qu’arrosaient des rivières artificielles, garnis de fleurs, de paons, d’orangers aux branches alourdies des fruits gorgés, et où parfois de jeunes vierges réunies ensemble, le visage empourpré, s’extasiaient à les voir défiler.

La terre vibrait sous la pression des pas multipliés ; les lièvres détalaient, les vipères s’enfuyaient ; des groupes de colombes régulièrement s’envolaient, d’un même élan, pareilles à des vapeurs de nuage pulvérisées. Quelquefois une gazelle téméraire, qui se tenait immobile sur une hauteur lointaine, admirait, d’un œil curieux, la foule inhabituelle des soldats qui dérangeait le silence pacifique de la nature syrienne.

L’armée se levait à l’aurore ; les rossignols au bord des sentiers gazouillaient dans la rosée. Les centurions cheminaient d’un pas allègre, certains de leur invincibilité. Antoine et Cléopâtre chevauchaient en tête, l’imperator la cuirasse rutilante, la reine en soie de Perse et ceinture de gaze. Souvent les amants pressaient les flancs de leurs montures, partaient au galop subitement, semant l’escorte, et folâtraient jusqu’au soir à l’ombre d’une clairière. Nul ne leur en tenait rigueur, pas même les gardes prétoriens ; d’ailleurs la soldatesque adorait Antoine, car il visitait toutes les nuits les cohortes, trinquait avec les moindres des légionnaires, buvait en leur compagnie le vin aigre au ballon de son casque. Puis il les faisait marcher d’un pas lent agréable, par désir de demeurer plus longtemps avec Cléopâtre ; la reine intérieurement désapprouvait cette légèreté coupable — flattée néanmoins d’être cause d’un crime passionnel, elle n’osait le dénoncer, et par son silence devenait complice des folies du général.

Un jour, quittant les rives du fleuve, les légions pénétrèrent à l’intérieur d’une gorge que dominaient de gigantesques falaises de calcaire. On apercevait courant sur leurs arêtes, penchés par-dessus le vide, des cédrats, des amandiers ; et plus haut encore, détachés contre l’espace monumental du ciel bleu parfaitement, de grands aigles tournoyant, les ailes déployées dans toute leur envergure.

Le chemin finissait par remonter jusqu’à un large plateau. Là, des exclamations retentirent : car la campagne magnifique s’étalait en contrebas, avec au milieu la cité d’Apamée, aérienne sous la pluie d’or du couchant.

La ville, bâtie sur une colline rocheuse parmi les enroulements de l’Oronte, paraissait un cœur étranglé par un long serpent. Elle resplendissait cependant, un côté orgueilleusement tournée face aux monts Ansarieh, l’autre dominant la profonde vallée du Ghab. Quarante stades de remparts l’entouraient, avec des tours énormes et des portes imposantes, en bronze avec des bas-reliefs. On pouvait distinguer d’ici l’agora multicolore encerclée de portiques, le temple de Zeus, le Tychéion, et même les jardins luxuriants des péristyles démesurés, décorés de mosaïques.

Les sentinelles, ayant vu les premières lignes de l’armée approchant, avaient donné le signal ; déjà les portes s’ouvraient, et les prêtresses, les administrateurs, les joueurs de lyre sortaient pour accueillir la reine d’Égypte et le triumvir de Rome. Des lampas étaient appendus contre les murailles, dorés, pourpres et bleus. La population se pressait aux fortifications ; les hommes portaient des toges enguirlandées, les femmes des couronnes de fleurs ; tous entonnaient des chants de bienvenue.

Lorsque l’armée se fut immobilisée, à quelques pas des portes de la ville, des esclaves nombreux étendirent au sol d’immensurables tapis, et l’on donna en spectacle une parade extraordinaire, qu’enjolivait encore la rougeur du crépuscule. D’abord défilèrent, sur des juments blanches du Péloponnèse, des femmes déguisées en amazone. Une tunique attachée à l’épaule ne voilait qu’un seul de leurs seins, l’autre se balançait au galop des bêtes ; des glaives pendaient à leurs ceintures viriles ; un carquois plein de flèches était accroché dans leur dos en bandoulière, et elles brandissaient leurs arcs devant les hommes émerveillés, en poussant des hurlements guerriers.

Mais tout à coup elles se dispersèrent ; et il sortit de la cité des centaines d’éléphants barrissant, courant les yeux fous, dont chaque pas faisait tressaillir la terre. Les premières lignes de la grande armée se reculèrent ; Antoine lui-même, par un réflexe, porta la main sur la poignée de son glaive ; et il allait donner l’ordre à ses hommes d’élever leurs boucliers, quand les pachydermes virèrent à droite et à gauche, tels des flots s’écartant, avant de se pavaner en une chorégraphie savante.

Tous les soldats applaudissaient à présent, et manifestaient bruyamment leur enthousiasme.

Ces éléphants étaient la gloire d’Apamée. Leurs oreilles grosses comme des tentures, pailletées, étincelaient ; des chaînettes d’airain en nombre incalculable, suspendues à leurs défenses revêtues de bronze, semblaient une pluie merveilleuse immobile ; leurs trompes disparaissaient sous des anneaux d’argent, leur peau rugueuse sous des clous à tête d’or, des byssus ainsi que de larges plaques d’orichalque, et leurs flancs, sous les caparaçons bigarrés de l’extrême Orient. Ils exhibaient encore des colliers fabuleux avec des franges, des grelots, des pierres précieuses de toutes les teintes possibles et imaginables, et des diadèmes de perles, posés sur leurs crânes comme des couronnes. Sur leurs dos, des estrades de cuir tenues par d’épais cordages, en forme de tours dont les toits étaient d’écailles vernies panachées, abritaient les Nubiens qui les dirigeaient. Leurs faces étaient percées d’anneaux ; pour plaire à Cléopâtre, ils étaient habillés tels des pharaons noirs de Napata, avec des bonnets imitant le pschent, des colliers fins à triple pendentifs, et pour tout vêtement, un pagne en mailles très fines, léger comme une brume et solide comme le travertin du Latium. Ils retenaient les rênes furieusement, les yeux exorbités, les lèvres collées sur les gencives, tandis que leurs montures se donnaient en spectacle. Puis les éléphants rentrèrent dans leur parc en file indienne, et la population s’éparpilla.

La nuit tombait. Antoine et la reine, pénétrant dans la ville, s’établirent au palais avec leurs officiers ; le reste de l’armée s’installa au pied des remparts.

À peine quelques jours plus tard, il fallut repartir ; Cléopâtre, enceinte, abandonnait ici le triumvir.

À l’aube, ils se rendirent ensemble sur la terrasse, afin de contempler le lever du soleil sur l’armée ordonnée. À cause des ombres, elle paraissait encore plus impressionnante ; elle s’étendait, semblable à un lac, jusqu’à d’invisibles profondeurs. Les glycines proliférantes ruisselaient tout autour du balcon ; les rayons sanguins du jour naissant, qui teintaient d’écarlate la poussière omniprésente, se réverbéraient contre les fers incalculables en contrebas, en milliers de pétillements vermeils ; en même temps, ils empourpraient le safran saupoudré sur la terrasse que le zéphyr emportait, si bien que le monde entier paraissait immergé dans une onirique nuée, de la couleur du cinabre.

La reine avait pris les mains de l’imperator en armure.

« C’est l’heure, donc ? » dit-elle.

Un tremblement irréfrénable secouait ses épaules, ses poignets, sa gorge.

« Oh ! s’écria-t-elle. Antoine ! Crassus est mort aux Carrhes ; si tu meurs ?

— Tu pleureras la mort de tes ambitions.

— Non ! fit la reine, mais ta mort, car je t’aime ! »

Et cette fois-ci elle déborda de pleurs véritables, serrée entre les bras du triumvir.

« Ma douce, la réconfortait-il, ma belle, ma déesse ! Regarde mes soldats, mes chevaux, mes machines. Que crains-tu ? Là-bas ils tremblent déjà, et la réalité dépasse leurs terreurs. Quand les Parthes aux frontières de la Médie contempleront l’immensité de mes légions, sans même combattre ils me laisseront maître de leur territoire, jusqu’à l’Oxus. Alors, je cueillerai les cités une par une, comme on cueille des roses dans un jardin du Tibre ; et ce bouquet, ma reine, je reviendrai bientôt le déposer à tes pieds sublimes ! »

Il revêtit son casque ; et rabattant en arrière sa cape qui le gênait, tourna le dos à Cléopâtre et quitta le palais, puis rejoignit à cheval son armée qui l’acclamait. L’instant d’après, elle se mouvait pesamment, aux cris tonitruants des trompettes. Au soir, elle n’était plus qu’un point dans l’horizon ; et Cléopâtre toujours accoudée à la rambarde de la terrasse, les yeux embués, attendait pour s’en retourner qu’elle eût définitivement disparu.