Antoine et Cléopâtre


DEUXIÈME PARTIE : ANTIOCHE

 

V

LA CAMPAGNE

… il gardait les yeux toujours tournés vers cette femme, plus désireux de venir la rejoindre sans attendre que de vaincre les ennemis. … La guerre était éprouvante pour les deux camps, et l’avenir plus terrible encore…

PLUTARQUE

 

La vaillance, l’endurance, la jeunesse de l’armée d’Antoine, au moment qu’il partit d’Apamée vers l’Arménie en passant par la Commagène, n’avaient alors pas d’égales, et dans l’histoire n’en avaient jamais eues. Chose rare, l’amour autant que la discipline retenaient les soldats à leur chef, du premier légat jusqu’au dernier des hommes de rang ; ils eussent donné leur vie sans la moindre hésitation afin de gagner l’estime de l’imperator ; lui les saluait comme de vieux camarades, partageait leurs jeux et plaisantait en leur compagnie — ils l’adoraient.

Le triumvir emmena donc ses troupes jusqu’au haut-plateau d’Erzeroum, où il fit sa jonction avec ses deux alliés principaux, Artavazd roi d’Arménie, et Polémon, roi du Pont. Il aurait dû laisser passer l’hiver en Arménie ; et profitant de la dispersion des Parthes pendant la saison froide, occuper la Médie au début du printemps, avant qu’ils ne se fussent rassemblés. Mais il avait trop hâte de retrouver Cléopâtre, puis il se disait que la campagne serait brève et facile.

Les machines de siège risquaient de le ralentir ; il les confia à Statianus avec deux légions ainsi que l’ensemble des contingents arméno-pontiques, et lui-même prit le commandement du reste. Son légat devait suivre la vallée de l’Araxe, en Médie, cependant qu’il rejoindrait plus rapidement l’Atropatène par l’Assyrie septentrionale.

Il n’avait que ses cavaliers, ses prétoriens et ses légionnaires, qu’il faisait presque courir derrière les chevaux ; pas d’engins, et des bagages réduits au minimum. En quelques semaines seulement il franchit la frontière, ravagea la Médie septentrionale et parvint devant Phraaspa, où vivaient la famille royale.

Mais il était allé plus vite que nécessaire et devait maintenant attendre Statianus ; la ville en effet, gigantesque, était fortement défendue par des murailles épaisses, des tours très hautes et des portes de bronze. Il déploya ses cohortes en attendant les machines. Alors seulement, il apprit par un messager que les unités confiées à son légat avaient été prises en embuscade tandis qu’elles passaient les gorges de l’Araxe, — et anéanties. Statianus était mort, avec dix mille de ses hommes ; la totalité des engins, détruits ; le roi du Pont, fait prisonnier ; Artavazd, abandonnant là les Romains, s’était enfui avec ses cavaliers.

La nouvelle tomba comme un coup de tonnerre ! tous les hommes s’affligèrent. Cette campagne, qui promettait d’être facile, commençait donc par une déroute ! Puis comment entreprendre le siège à présent ? — on ne possédait pas même un bélier pour enfoncer les remparts : il faudrait réduire Phraaspa par la famine ! Certains déjà récriminaient contre Antoine.

Ils n’eurent pas le loisir d’entraîner les autres ; car les Parthes du reste du pays, ceux qui n’avaient pas participé au combat contre Statianus, en avaient profité pour s’assembler ; ils accoururent par énormes nuées contre l’armée ramassée au pied des murs.

Ils fondaient sur les légionnaires terrifiés en poussant des cris épouvantables ; en même temps, ils frappaient avec des marteaux des tambours creux tendus de peaux, qui produisaient des sonorités infernales. Ils montaient des chevaux fins et élancés, dressés pour la vitesse ; et ils se servaient de longs arcs incurvés en bois, tendon et corne, qu’ils maniaient avec une précision fatale. Un véritable déluge de flèches, aux pointes barbelées, s’abattait contre les Romains serrés les uns à côté des autres : ils mouraient par centaines. Dès que la cavalerie, se reprenant, engageait la contre-offensive, ils se repliaient brusquement, puis fuyaient en s’éparpillant, sans cesser de s’acharner contre les fantassins égarés dans la panique.

Les alentours du camp romain étaient jonchés de cadavres ; les légionnaires tremblants ne dormaient plus ; les assiégés sur les remparts leur criaient des injures.

Cependant les Parthes triomphateurs de Statianus arriveraient d’un jour à l’autre ; ils écraseraient Rome contre Phraaspa. Antoine, faisant mine d’abandonner le siège, emporta ses dix légions, ses cohortes prétoriennes et ses cavaliers, et au soulagement général s’écarta finalement en direction des plaines. Il se savait invincible en terrain découvert, et espérait attirer l’ennemi dans un piège.

Le plan fonctionna à merveille ; les Parthes comme prévu se précipitèrent à sa suite. L’imperator, après avoir choisi le terrain le plus favorable, disposa ses hommes en rang et attendit.

Les cavaliers de Phraate étaient persuadés qu’ils allaient les décimer ; une terreur les glaça, lorsqu’ils aperçurent la masse énorme des casques ordonnée parfaitement, impénétrable et solide, et qui paraissait devoir tout détruire dès l’instant qu’elle se déploierait. Ils allaient charger ; ils s’immobilisèrent.

À peine trois cent pas séparaient les Parthes des Romains ; les premiers, pour s’encourager, frappaient leurs tambours en hurlant ; les seconds répondaient en cognant leurs javelots contre leurs boucliers ; aucune des deux armées ne voulait céder à la peur, et pourtant ni l’une ni l’autre n’engageait l’offensive.

Au bout d’un moment, des ordres furent criés du côté de Rome, et les drapeaux s’agitèrent ; alors, les hommes espacés en différentes lignes, d’un mouvement universel simultané, se retournèrent et commencèrent d’abandonner le champ de bataille, au pas de course.

Ils fuyaient !

Les Parthes transportés d’enthousiasme redoublèrent de tapage, quelques flèches atterrirent juste derrière les talons des soldats des dernières lignes. Mais celles-ci déjà pénétraient dans une brume persistante, qui s’épaississait de plus en plus ; bientôt, elles disparurent.

« En avant ! En avant ! » cria le roi Phraate.

Les cataphractaires en cuirasse de fer de Margiane, — leurs chevaux caparaçonnés de bronze —, comme propulsés, se jetèrent avec une extrême rapidité, suivis des archers indénombrables. La brume faisait une sorte de nébuleuse dévorant tout, même la lumière et les ombres ; s’y enfonçant hardiment, ils s’évanouirent dedans à leur tour. Là ils se ralentissaient, car ils ne voyaient rien à trois pas devant eux, et se retrouvaient comme isolés dans un lieu terrible.

Mais où étaient passés leurs ennemis ?… ils s’avançaient au pas, inquiets désormais, seuls, perdus dans le brouillard.

Une longue plainte cuivrée retentit soudain dans l’air saturé, aussitôt relayée par mille autres. Les Parthes, qui s’étaient pétrifiés, pâlirent. Leurs chevaux terrorisés se resserrèrent, flanc contre flanc ; des bruits de pas, de colonnes s’avançant, parvenaient de droite et de gauche ; immédiatement après, les turmes de la cavalerie romaine, qui avaient fait demi-tour à l’imitation de la tactique habituelle des Mèdes, chargeaient au grand galop la lance brandie, en poussant d’énormes exclamations ; ils les percutèrent comme un pavé jeté dans une mare lisse, à toute force.

Les cataphractaires trop lourds, qui se retrouvaient en première ligne, ne pouvaient manœuvrer assez rapidement ; les montures paniquées se rentraient les unes dans les autres, s’effondraient en se cabrant et s’entraînaient dans leurs chutes, pareilles à des piliers s’écrasant contre leurs voisins. Les archers, plus légers, étaient impuissants à leur venir en aide. Ces guerriers ne connaissaient pas la contrainte et combattaient d’ordinaire librement, sans ordre ni formation ; incapables de se coordonner, ils étaient égarés à cause de la brume, et chevauchaient erratiquement dans un sens et dans l’autre. Les Romains au contraire avaient l’habitude d’agir ensemble, solidairement : leur force tenait dans leur unité. Leurs cavaliers avaient l’air de danser ; ils se séparaient, se réunissaient, se dispersaient puis se reformaient sans difficulté, selon les cris nuancés des buccins, tout en massacrant les ennemis déboussolés. Et les Parthes toujours se retrouvaient seuls contre dix, isolés par le double effet de leur désorganisation, et de la discipline redoutable de Rome.

Cependant l’infanterie des légions qui s’était séparée en deux s’avançait progressivement vers le centre du terrain, faisant comme deux mâchoires se refermant. Les débris dans la plaine : les cadavres, les armes, les tambours éventrés, refluaient contre le grand flot des boucliers, tels des morceaux d’épave balayés par un raz-de-marée ; les longs javelots des hommes des rangs de tête, pointés en avant, formaient un mur mouvant d’épieux ; derrière, les dizaines de milliers de légionnaires tapaient leurs glaives contre leurs scutums, afin d’effrayer les bêtes non accoutumées à ce vacarme. Lorsque ces tenailles irrésistibles se rejoignirent, ce fut atroce ; les soldats enfonçaient les pilums dans les chairs des chevaux, qui bondissaient de douleur, et mouraient en piétinant frénétiquement les cavaliers ; quand ils le pouvaient, les légionnaires protégés de leurs boucliers levés, saisissaient les Parthes par les jambes afin de les faire tomber, puis les piétinaient eux aussi, sans même prendre la peine de les achever.

Le carnage ne dura pas ; les Parthes, comprenant qu’ils étaient perdus, n’essayèrent plus de résister : ils s’enfuirent par la forêt. L’imperator ne rêvait que de les anéantir : il engagea ses fantassins à leur poursuite jusqu’à cinquante stades, les cavaliers jusqu’à cent cinquante — mais à la fin il n’y eut que trente prisonniers et quatre-vingts morts, ce qui désespéra les combattants.

La nuit tombait. Les environs du champ de bataille, sur des lieues à la ronde, étaient constellés des lueurs des flambeaux ; les soldats épuisés, sans même dresser les tentes, s’allongeaient sur leurs manteaux ; la lune blanchissait les cimes des arbres, nimbait d’argent les lourds chevaux éventrés, et rendait plus blêmes encore les visages des cadavres.

Le lendemain, l’armée revint en direction de Phraaspa. D’abord des troupes isolées, les restes des forces ennemies en déroute, l’attaquèrent sporadiquement ; ensuite ce furent de plus gros contingents, enfin presque la totalité de leurs effectifs.

Ils ne commirent pas deux fois la même erreur ; reprenant leurs anciennes méthodes, ils arrivaient par nuées, et se repliaient aux moindres débuts d’engagement. Antoine, ordonnant aux légionnaires d’avancer coûte que coûte, parvint difficilement jusqu’à la capitale de la Médie-Atropatène ; mais alors les Mèdes réfugiés là en garnison sortirent à leur tour, et commencèrent d’exterminer les assiégeants qui étaient demeurés devant la ville, jusqu’à ce que les autres, en déroute, s’enfuient vers le triumvir approchant.

Cette fois-ci, la colère d’Antoine éclata ! Il emporta ses légions dans sa fureur, et repoussa les Mèdes en une seule charge impétueuse ; puis, hors de lui, il soumit à décimation les lâches qui s’étaient repliés devant Phraaspa : c’était en faire exécuter un sur dix, les nourrir d’orge, et les forcer à coucher hors du camp.

Ils implorèrent sa miséricorde, à grands cris ; mais il demeura sourd à leurs supplications.

 

 

Toutes ces marches, ces batailles avaient déjà duré plusieurs semaines ; l’automne arrivait, et une inquiétude agitait l’esprit de l’imperator — car lui qui avait cherché à réduire Phraaspa par la famine, il la redoutait désormais. Or, on lui rapporta justement que le roi Phraate, qui redoutait l’abandon de ses soldats, désirait conclure un accord. La résignation de son rival arrivait à ses oreilles trop opportunément pour que le triumvir pût en douter ; la remettre en question, c’était poursuivre une entreprise dont il n’espérait que la fin.

Il adressa donc ses hérauts à Phraate ; il réclamait les enseignes de Crassus et de garder les prisonniers ; ce serait, songeait-il, des trophées pour son triomphe. Le roi refusa net ; mais il lui promit la paix s’il s’en allait immédiatement : Antoine, impuissant, accepta.

Les ordres furent donnés le lendemain pour la levée du camp, et l’armée s’ébranla en sens inverse. L’imperator glorieux marchait en tête, le dos courbé sur son cheval, triste à cause de son humiliation. Ses soldats émus le considéraient avec pitié ; le soir surtout il paraissait abattu, et sa grande ombre s’étirait mélancoliquement dans la pourpre du crépuscule.

Il n’avait pas pensé à emprunter un autre itinéraire que les longs plats découverts au travers desquels il était venu ; un Marde le mit en garde : et si Phraate, par une ruse, avait cherché à l’amener dans ces terrains avantageux pour lui ? L’homme offrit de conduire l’armée saine et sauve jusqu’en Arménie : on l’enchaîna comme prix de sa garantie, et il mena les hommes vers les montagnes.

Le Marde avait dit la vérité ; au premier fleuve auquel ils arrivèrent, les légionnaires trouvèrent la digue rompue — ils comprirent que les Parthes chercheraient à les décimer. Ceux-ci néanmoins ne s’étaient pas attendus à ce qu’Antoine choisît le chemin des monts ; le temps qu’ils le rattrapent, il put ranger ses troupes en formation défensive ; elles étaient ordonnées lorsque les archers déboulèrent, au galop.

La cavalerie démultipliée déborda des crêtes disposées circulairement autour du camp romain, telle une eau brisant un barrage. Les Parthes s’écoulèrent par milliers au long des flancs des montagnes ; il en surgissait de partout, même des endroits les plus escarpés, que l’on n’avait pas jugé utile de surveiller. Ils se précipitèrent à bride abattue, mais se heurtèrent violemment aux carrés ennemis impénétrables.

En descendant ils avaient propulsé leurs lances, leurs flèches ; elles rebondirent sur les scutums, glissèrent contre leurs longues surfaces, ne provoquant aucun dommage. Ils avaient cru réussir au moins à briser les lignes extérieures ; ce furent eux-mêmes qui se brisèrent contre les premiers rangs. Ils ne pouvaient même pas chercher à les enfoncer au corps à corps, car la masse innumérable des chevaux accourant derrière les gênait considérablement, et de nombreux Parthes se retrouvaient écrasés.

La cavalerie désemparée tournait autour de l’armée républicaine ; il semblait qu’une rivière monstrueuse tourbillonnait autour d’un roc émergeant des flots.

C’était le chaos. Les derniers arrivant tentaient d’avancer, les premiers ne cherchaient qu’à se reculer ; tout le monde se rentrait dedans, et les cadavres encombraient la gorge. Les deux forces adverses se trouvaient maintenant si proches l’une de l’autre que les boucliers romains râpaient les flancs des chevaux parthes ; parfois un grand cri retentissait, puis les légionnaires des secondes lignes pointaient, tous ensemble, leurs pilums entre les scutums des premiers rangs ; avec les pointes, ils perçaient les bêtes qui se cabraient en hennissant de douleur, et quand ils les retiraient, le sang chaud giclait à gros jets, inondait la terre abondamment, et s’écoulait dans l’herbe en bouillonnant. En même temps, une prodigieuse grêle de flèches passait en parabole par-dessus la mêlée des cavaliers, puis retombait sur les Romains resserrés ; mais elles ne faisaient que bosseler les boucliers levés par-dessus les têtes, et le bruit qu’elles provoquaient paraissait une pluie torrentueuse déferlant sur des tuiles.

Les Parthes au corps à corps ne pouvaient utiliser leurs arcs ; ils dégainaient leurs glaives, et les croisaient contre les javelots hérissés comme des dards ; les fers s’entrechoquaient constamment, cependant les Romains tenaient ferme et ne bougeaient pas.

Tout à coup, les cohortes entreprirent conjointement de partir en avant ; s’éployant telle une immense poitrine qui se gonfle, elles culbutèrent irrépressiblement les guerriers parthes, tandis qu’entre les lignes les soldats, les frondeurs multipliaient les projectiles ; les javelots, les balles de plomb passaient dans l’air en sifflant, se fichaient dans les poitrines, éclataient les crânes. Le tumulte s’intensifia. Les centurions, les primipiles, les tribuns hurlaient des ordres, les buccins gémissaient leurs notes particulières. Des chevaux entiers, pris avec leurs cavaliers, disparaissaient sous l’inexorable avancée des hommes tels que des marins dans un gouffre, on entendait les corps craquer sous les pas de cette foule progressant imperturbablement.

La poussière était devenue plus épaisse qu’un brouillard ; on ne voyait plus qu’une cohue informe de lames, de visages, et des giclées de sang qui la traversaient. Les deux camps étaient si collés l’un à l’autre que les Romains pouvaient sans peine saisir les chevaux par la crinière, et que les Parthes n’avaient qu’à tendre le bras pour frapper les casques ronds de l’infanterie. Toutefois les cohortes paraissaient des carrés de maillons liés les un aux autres plus solidement que les écailles des loricas ; elles s’avançaient toujours, pas à pas, sans perdre un seul homme, sans jamais se débander.

Les ennemis finalement comprirent qu’ils ne parviendraient pas à l’emporter : alors ils se retirèrent, s’enfuyant par les mêmes sentiers clandestins — en un instant, tous s’étaient volatilisés.

Les Romains laissèrent leur joie s’exprimer : ils chantaient, s’embrassaient, poussaient des hourras victorieux. Mais une heure n’avait pas passé ; ils venaient de commencer à entasser les morts sur les bûchers, que les buccins de nouveau retentissaient ; les soldats pointaient du doigt les hautes crêtes : les Parthes revenaient !

Ils avaient inversé avec une rapidité prodigieuse leurs hommes de tête et de queue, et tentaient une seconde charge. Les légionnaires aussitôt, abandonnant leurs tâches, reprirent leur position au coude à coude ; puis, ils s’attendirent à subir un autre choc, les muscles bandés, les épaules rentrées, fermes sur leurs appuis.

Il n’en fut rien.

Antoine en effet, qui avait tenu ses cavaliers Celtes en réserve opportunément, les lâcha depuis ses flancs opposés, afin de prévenir tout encerclement. Ils s’élancèrent avec passion, les yeux exorbités, l’odeur du sang collée dans les narines. Ils faisaient boire à leurs montures des mélanges de jusquiame, pour les rendre féroces comme des fauves ; elles percutèrent les cavaliers parthes avec une telle intensité qu’ils n’insistèrent pas, et se replièrent pour cette fois définitivement.

Le génie militaire de l’imperator ne s’exprimait jamais aussi bien que dans ses revers. Les hommes l’acclamèrent à l’unisson ! Lui, ne cédant pas à la mollesse de l’après-victoire, renforça son arrière-garde, augmenta ses flancs de frondeurs, d’archers et de lanceurs de javelots, ordonna ses colonnes en rectangle. Il savait que les embuscades se répéteraient : il commanda aux cavaliers de repousser les Parthes, mais de ne jamais les poursuivre.

Et l’armée repartit.

 

 

La récente victoire avait galvanisé les Romains ; les Parthes au contraire, qui avaient voulu profiter de leur retraite pour les abattre au mépris de leurs engagements, se décourageaient.

Gallus, un légat, eut l’idée de tirer profit de ces circonstances nouvelles ; il réclama au triumvir des troupes légères de l’arrière-garde, des cavaliers de l’avant-garde, et lui promit pour la prochaine embuscade un succès écrasant. Antoine ne demandait qu’à pouvoir se retirer en paix ; il les lui confia.

Il continuait sa marche dans les montagnes quand il entendit des appels de désespoir : c’étaient les cors de Gallus. Le légat avait repoussé en effet une attaque nouvelle des Parthes ; mais désobéissant aux ordres de l’imperator, il les avait poursuivis trop audacieusement, malgré les mises en garde de ses officiers. Il se retrouvait isolé, encerclé par l’ennemi au fond d’une vallée sombre et reculée. On entendait d’ici les échos mourants de ses hommes angoissés luttant à bras le corps, et les hennissements des chevaux agonisants.

Sans réfléchir, Antoine fit demi-tour depuis l’avant-garde ; il galopait en tête sur les chemins étroits aux rebords abrupts, traînant derrière lui l’ensemble de sa cavalerie en un long défilé furieux. Il mit plusieurs heures à retrouver le lieu des combats ; enfin il déboucha dans la vallée, et chargea les Parthes héroïquement, avec dans la poitrine une hardiesse de lion. Ses hommes étaient mieux armés, plus nombreux que leurs adversaires ; sans souci des flèches, ils les déchirèrent à larges coups de lance, et les refoulèrent dans les crevasses. Il ne fallut qu’un moment pour que les Parthes se disséminent et disparaissent.

Le carnage était patent. Des fumées blanches, grises et noires, s’élevaient par volutes entre les Romains morts étagés les uns sur les autres, telle une immense mer immobile. Tous les visages demeuraient figés dans d’ignobles grimaces, et des blessures profondes, de diverses formes, avaient creusé des sillons dans les chairs à découvert. De grosses nuées de corbeaux tournoyaient puis s’abattaient en bandes, picoraient les yeux grands ouverts, arrachaient de leurs becs les langues pendantes. Des coups de vent gonflaient les lambeaux des drapeaux déchirés maculés de sang, les soulevaient du sol pesamment, ils tourbillonnaient en l’air et retombaient quelques pas plus loin, avec lenteur. Il y avait ici un homme étendu avec trois flèches dans la poitrine, là un soldat couché contre un rocher, un glaive enfoncé dans le ventre, hurlant de douleur. Des bêtes mortes étaient couvertes de poussière, de gravats ; on trouvait partout des membres arrachés.

Cette erreur avait coûté trois mille morts et cinq mille blessés ! — puis les légionnaires étaient anéantis à présent, tandis que leurs ennemis exaltés retrouvaient courage.

Le triumvir donna immédiatement des instructions pour sauver les blessés. Il faisait panser les plaies, transporter les plus touchés sur des civières ; il ordonnait d’apporter à boire aux plus pâles, et leur distribuait de la nourriture — il accepta même de puiser dans le vin des réserves. Il aidait au rassemblement des cadavres, et réconfortait lui-même les boiteux et les mutilés ; eux le conjuraient de ne pas les attendre ; ils disaient que sa vie valait mieux que les leurs. Mais les soldats de l’imperator étaient ses enfants, il les aimait d’un amour sincère. Ses yeux embués perlaient de larmes qui n’étaient pas feintes ; souvent il penchait la tête sur la poitrine des agonisants, pareil à une femme pleine d’attention, et prenait dans ses bras les jeunes hommes inexpérimentés, en les caressant. La tendresse qu’on lui portait confinait à l’adoration, elle réanimait les plus mortifiés.

Les légions étaient parvenues à ce point où elles n’attendaient plus rien de l’avenir, et s’abandonnaient à un désespoir paralysant ; mais aussi beaucoup de soldats avaient reconnu des amis, des frères, des parents parmi les victimes du défilé. Puis le soir venait, le soleil descendant avait à demi plongé sous les arêtes montagneuses ; c’était l’heure des angoisses, un défaitisme général oppressait les volontés. Juste avant la nuit, alors que le crépuscule violaçait les flancs verticaux des sommets, et que les premières étoiles se révélaient au ciel sombre purpurin, Antoine sortit avec sa pourpre de général, dressa une estrade, prononça une harangue : sous les vapeurs impériales du couchant il fit l’éloge des braves, blâma les lâches. Les premiers soulevaient leurs cuirasses, déchiraient leurs tuniques afin de lui montrer leurs poitrines, comme s’ils les offraient en sacrifice ; les seconds, en pleurant, juraient qu’ils se soumettraient à tous les châtiments, même à la décimation ! Mais levant les bras au ciel, il demanda aux dieux de le punir seul des crimes que lui reprochaient les Némésis, et d’accorder à l’armée, en échange de son sacrifice, la victoire — et surtout le salut.

Et dès le lendemain l’armée rassérénée s’ébranla, péniblement.

Les ennemis pendant ce temps-là, persuadés qu’ils touchaient au but — l’anéantissement des Romains —, ne pensaient qu’aux richesses dont le pillage des tentes les pourvoirait ; ils croyaient les légionnaires tous riches, l’Italie un pays où le sable était de l’or, et que ces hommes efféminés ne voyageaient jamais sans leurs trésors. Enhardis par leur succès, ils bivouaquaient à présent tout près du camp adverse ; cependant leurs forces grossissaient toujours, bientôt ils furent quarante mille, et même le roi Phraate avait fini par les rejoindre, avec son escorte.

Un matin, ils attaquèrent les Romains plus résolument, certains de courir au butin. Antoine heureusement, pressentant la charge, avait distribué la veille de nouvelles consignes : dès la première alerte, les légionnaires qui transportaient les boucliers les plus longs, faisant demi-tour, entourèrent les troupes les plus légères ; ils les couvrirent un genou en terre, en maintenant devant eux leurs scutums fermement. Ceux du rang suivant levèrent à leur tour leurs boucliers par-dessus, et ainsi de suite, jusqu’à former une espèce de toit de fer parfaitement étanche. Les flèches en effet glissaient, et la formation demeurait solide comme les montagnes des alentours. Les Parthes, ignorants des stratégies romaines, crurent qu’ils s’agenouillaient par fatigue : ils n’avaient plus qu’à les éventrer, et ils se livreraient au pillage ! — saisissant leurs javelots, ils se précipitèrent. Alors, les légionnaires, poussant un cri unique, se redressèrent soudainement, tuèrent les chevaux en leur plantant les pilums dans le poitrail jusqu’au milieu de la hampe, exterminèrent les rangs de tête, et provoquèrent aisément la déroute des autres cavaliers.

Cette tactique avait prouvé son efficacité ; les jours suivants, les Romains la reproduisirent ; ils poursuivaient ainsi leur route dans les intervalles des embuscades, lentement mais sûrement.

La neige maintenant enrobait perpétuellement les points culminants des montagnes accumulées ; on expirait de la buée, on claquait des dents en plein jour ; les moindres bruits résonnaient dans l’air glacial ; sur toutes les saillies les corbeaux réunis croassaient, en suivant du regard les légionnaires à traîne. Parfois, des pluies gelées s’abattaient en trombes ; il fallait s’abriter en urgence, car les vêtements trempés pouvaient faire périr les plus endurcis. Malgré ces précautions, beaucoup d’hommes, qui ne succombaient pas dans les combats d’arrière-garde, mouraient de froid ; et les colonnes laissaient derrière elles des sillages d’hécatombes.

L’imperator, afin de donner l’exemple, supportait patiemment les plus horribles privations ; il se montrait extrême dans ses renoncements autant que dans ses excès. La nuit, il passait de tente en tente, restait de longues heures à réconforter ses soldats ; il partageait son vin ; ses regards fortifiaient les légionnaires souffrants, et plus d’un devait, jusqu’à sa mort, se remémorer ces marques paternelles de bienveillance.

Cependant les réserves diminuaient ; les bêtes de somme qui tiraient les meules étaient mortes, ou bien avaient abandonné leurs chargements pour transporter les malades, les blessés. Le boisseau de blé monta progressivement jusqu’à trente, quarante et cinquante drachmes ; les pains d’orge coûtaient leurs poids en argent ; la famine menaçait, elle se répandit.

L’on dévora les légumes, les racines, les plantes qui poussaient dans les failles, les akènes rouges suspendus aux plantes vivaces, dont l’on ignorait s’ils étaient seulement comestibles ; dès qu’une nourriture apparaissait, des bagarres éclataient ; les plus faibles, incapables d’avancer plus avant, d’abord essayaient de ramper, puis se couchaient sur le côté, le corps replié, et s’éteignaient en silence. Les autres maigrissaient à vue d’œil ; leur peau crevassée collait à leurs ossements. Le froid devenait chaque jour plus intolérable, et l’on entendait des sanglots s’élever dans la nuit. Jamais peut-être les vétérans n’avaient tant regretté leurs domaines réservés, du Samnium ou de la Campanie ! dans leur agonie, ils revoyaient le cœur serré leurs villas entourées des grands champs de céréales, les oliviers bruissant, les vignes gorgées du soleil italien, et les jarres d’huile alignées sous les auvents des fermes ; les plus pauvres se disaient que les quartiers dans lesquels ils avaient vécu n’étaient pas si misérables, et une envie les prenait de retrouver les rues sales, les tavernes, les jeux des cirques et les théâtres.

Des imprudents ingérèrent du seigle ergoté, ou peut-être des champignons vénéneux ? L’on vit des soldats pris d’hallucinations se mettre à rire frénétiquement, puis tomber les yeux révulsés. Quand ils reprenaient connaissance ils ne se souvenaient plus de rien, puis, sans reconnaître leurs camarades, commençaient à retourner les pierres, à les déterrer, à les déplacer ; ensuite, ils vomissaient une bile noirâtre, et mouraient les bras croisés autour du ventre, en se tordant de douleur, les lèvres déformées dans une moue hideuse. Cette étrange maladie se répandit comme une contagion ; plusieurs milliers de fantassins périrent ainsi.

Et les Parthes sans arrêt leur tendaient des pièges, fondaient sur eux en embuscade, ajoutaient des morts sur les agonisants. Les vallées succédaient aux vallées, les versants aux versants, les falaises aux falaises ; régulièrement le ciel alourdi s’éventrait, lâchant des quantités énormes de neige, qui blanchissaient les barbes et les drapeaux. Antoine très affaibli s’écriait : « Oh ! Les Dix Mille ! » — songeant pour s’affermir aux compagnons de Xénophon, qui étaient revenus jadis de Babylonie dans des conditions plus terribles encore…

 

 

Enfin, les Parthes semblèrent se fatiguer ; eux aussi subissaient les rigueurs de l’hiver ; ils étaient nombreux à tomber aux combats. Peu à peu, leurs assauts diminuèrent d’intensité ; ils parurent moins nombreux, et il fut rapidement évident que la plupart avaient abandonné les poursuites. Seuls quelques dizaines d’obstinés continuaient de tirer des flèches inoffensives, de temps en temps ; et ils repartaient presque immédiatement, sans causer aucun dommage.

Antoine s’était aperçu de cette lassitude : il voulut en profiter pour accélérer la marche. Il projeta donc de passer par les plaines, — d’autant plus qu’il n’y avait plus d’eau dans les montagnes —, et il allait donner les ordres du départ, lorsque Mithridatès, un cousin de Monaïsès, lui montra une chaîne de collines, par-delà les vertes étendues.

« Tu vois ces hauteurs ?

— Oui ! répondit Antoine.

— L’armée de mon pays n’a pas encore abandonné la lutte. Les miens ne se sont pas retirés pour rentrer chez eux, mais pour se rassembler. Ils t’attendent là-bas, et comptent sur ton épuisement pour te détruire une bonne fois pour toutes. Si tu t’engages dans ces plaines, tu subiras le sort de Crassus ! »

Le triumvir hésitait ; mais Mithridatès lui révéla qu’un fleuve d’eau potable s’écoulait à seulement quelques journées de marche ; alors, il fit des réserves, et prévoyant de poursuivre sa route à travers les montagnes, donna l’ordre de monter le campement pour la nuit.

Il avait cru déjouer ainsi les agressions ennemies ; or, au lever du soleil, les Parthes rejoignaient son arrière-garde. Voyant qu’Antoine n’avait pas l’intention de dévier sa route, ils s’étaient aussitôt élancés, et avaient parcouru en une seule nuit les deux cent quarante stades qui les séparaient des Romains.

Tout recommençait, donc !

Le harcèlement des troupes romaines, constant, redoubla d’intensité ; deux, trois fois par jour ils devaient interrompre leur marche pour se défendre, et toujours des hommes perdaient la vie ; cela les ralentissait considérablement ; leur soif devenait de plus en plus insupportable.

Un matin, une rumeur se répandit, qu’il y avait une rivière non loin dont l’eau fraîche était limpide ; la moitié de l’armée s’y précipita dans le plus grand désordre, en dépit des consignes contraires. Les légionnaires tombèrent à genoux sur la rive ! Ils plongeaient leurs mains dans le courant salvateur, puis les bras jusqu’aux aisselles, enfin n’y tenant plus la tête entière, et ouvraient tout grand la bouche afin d’avaler plus amplement le délicieux liquide ; puis ils sortaient leur visage hors de l’eau, le renversaient en arrière et prenaient une gigantesque inspiration, avant de le replonger derechef.

Mais cette eau était toxique.

Tous ceux qui en avaient bu, tordus en deux, se mirent à hurler, pareils à des esclaves sous la torture. Ils moururent par centaines dans des convulsions atroces ; ceux qui survécurent se sentirent dévorés d’une soif plus intolérable qu’avant. Antoine pourtant les avait prévenus ! À force de conjurer ses hommes de tenir, et de leur promettre qu’un autre fleuve d’eau potable était proche, il finit par persuader les autres de patienter.

Le soir tombait ; on installa le camp ; les Parthes s’éloignèrent.

Le fleuve dont parlait l’imperator constituait aussi la frontière au-delà de laquelle l’ennemi cesserait de le poursuivre. Le triumvir, pris d’une résolution soudaine, décida les siens à repartir tout de suite en abandonnant les installations, pour faire croire aux Parthes que l’armée se reposait. Tous l’approuvèrent ; les éclaireurs partirent en avant à la lueur des flambeaux, et l’on se mit en marche.

Cette nuit fut la plus terrible ! Autant que les Parthes, les Romains avaient espéré piller les cités majestueuses de l’Atropatène : l’absence de butin les frustrait terriblement. La perspective que l’on parvenait à la frontière augmenta leur colère ; ils auraient donc tout perdu dans cette campagne, et rien gagné ! La fatigue, la faim, les souffrances endurées s’ajoutèrent encore à leur exaspération : elle déborda. Des cohortes entières, profitant de l’obscurité de la nuit, s’en prirent aux autres cohortes afin de les dépouiller.

Un immense branle-bas se produisit ; les tentes étaient renversées, les soldats s’égorgeaient ; on arrachait les dorures des plus beaux pavillons, on pillait les biens dans les chars des bêtes de somme, on décollait les phalères sur les cuirasses des morts. Il y en eut même qui arrachèrent aux porteurs d’Antoine les coupes et les tables, et ils se les disputaient en agitant leurs glaives inconsidérément.

Les légionnaires les plus éloignés crurent à une embuscade ennemie ; ils affluèrent ; la confusion redoubla.

Les torches ne brûlaient pas ; mais les nuages tout à coup découvrirent la lune, et la scène s’illumina pâlement. Il y avait partout des mâts renversés ; les toiles des tentes étaient enroulées par terre, ou gonflées par les tourbillons du vent ; des cadavres gisaient les uns sur les autres, la gorge béante, et leur sang coagulé avait l’air de foulards — la neige fine comme une poudre, qui était tombée du ciel pendant la journée, était jonchée de flaques pourpres s’étirant. Des chevaux paniqués galopaient dans tous les sens ; ceux qui étaient encore attachés hennissaient frénétiquement, et donnaient de grands coups de reins pour essayer de se libérer. Tous les chariots étaient retournés, et des soldats fouillaient dans les débris, tels des chiens ; d’autres penchés sur les morts les dépouillaient, d’autres se sauvaient, les bras encombrés d’objets précieux, ou tirant par des lanières leurs boucliers incurvés — remplis de biens entassés. Des hommes blessés couvrant de leurs mains leurs blessures, pieds nus et la tunique arrachée, assis dans leur nudité, le menton contre la poitrine, pleuraient en tremblant.

« Rhamnus ! » cria Antoine.

Il se disait que si les Parthes arrivaient maintenant, ils les décimeraient. Il se voyait découvert, prisonnier, exposé aux pires humiliations. Il tendit un glaive à son gladiateur.

« Jure qu’au premier ordre tu me perceras le cœur, et que tu me trancheras la tête : car mon corps ne doit pas même être reconnu !

— Je le jure ! » répondit Rhamnus.

L’esclave n’eut pas à accomplir cette effroyable résolution : à l’aube, l’ordre se rétablit. L’épuisement avait été plus efficace que les supplications des commandants ; cette violence débridée, d’ailleurs, avait eu l’effet d’une espèce de catharsis ; puis l’optimisme renaissait avec le soleil, car l’on s’apercevait, à la lumière du jour, que le fleuve se trouvait en réalité tout proche.

« Allez ! » cria l’imperator, sans prendre la peine de punir les coupables.

Les buccins retentirent et les colonnes, gravement amputés, se remirent en marche. Les Parthes les harcelaient de nouveau, mais les légionnaires à présent savaient se défendre ; et enfin l’on toucha aux rives salutaires !

Antoine avait raison : les Parthes ne les poursuivirent pas au-delà de cette limite ; ils franchirent le fleuve sans encombre, et après six jours pacifiques gagnèrent l’Araxe, frontière entre la Médie et l’Arménie.

Ce fut un débordement de bonheur ! Les amples collines de l’Arménie, vertes avec des reflets rouges, apparaissant au loin leur faisaient venir les larmes aux yeux. Ils revoyaient avec émotion les steppes immenses constellés de troupeaux, et au-delà, brumeuses, les montagnes blanches, puis les ondulations des blés dorés, penchés d’un côté l’autre alternativement, dans des froissements doux ; ils se disaient pour la première fois que le lendemain ne serait pas pire mais meilleur, et ils s’embrassaient éperdus de joie, ou se prosternaient en pleurant.

Cependant leur maigreur atteignait des proportions hideuses ; leurs vêtements étaient déchirés ; il manquait aux uns leur casque, aux autres leur cuirasse ; beaucoup avaient abandonné leur bouclier par incapacité de le porter plus longtemps, et ils traînaient derrière eux des bagages vides. Les visages s’évanouissaient sous les barbes longues, les cheveux abondants ; ils avaient les yeux caves, les vêtements tachés de pourpre, et d’une manière générale l’apparence de soldats d’une armée après la débâcle. Il manquait dans chaque centurie la moitié des hommes ; d’innombrables légionnaires étaient couchés dans les civières ; presque tous les chevaux étaient morts.

Trois mille cinq cents stades séparaient encore l’Araxe de la Syrie : huit mille fantassins supplémentaires périrent sur le trajet, d’inanition, de fatigue ou de maladie.

Antoine dans cette campagne avait perdu quarante mille soldats, vingt mille cavaliers ; fui pendant vingt-sept jours à partir de Phraaspa ; vaincu dix-huit fois les Parthes, — inutilement. Il tournait maintenant avec inquiétude ses regards en direction d’Alexandrie, tandis que ses cohortes avançaient en baissant la tête — et la pensée de Cléopâtre, malgré la crainte qu’il éprouvait de sa monstrueuse colère, réchauffait son cœur et lui faisait oublier les morts, les batailles, et même sa déroute effroyable et pathétique.