Antoine et Cléopâtre


DEUXIÈME PARTIE : ANTIOCHE

 

Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor dans l’air où vibraient leurs voix fortes
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.

D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Au loin, tourbillonner les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.

C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sous le ciel enflammé, l’Imperator sanglant.

Heredia, « Soir de bataille »

 

I

À LA MORT

« …L’éternité était sur nos lèvres, dans nos yeux, et la béatitude, dans l’arc de nos sourcils !… »
[…]
« … J’ai fait ce mariage pour ma tranquillité ; soit ! Mais c’est en Orient qu’est mon plaisir… »

SHAKESPEARE

 

Iras et Charmion s’étaient précipitées ; la reine les frappa, elles s’enfuirent ; alors, une incontrôlable colère l’emporta, et elle se rua vers l’intérieur du palais.

Méconnaissable, le visage en même temps pâle et pourpre, les yeux, les lèvres figés obstinément dans une expression d’horreur, elle vint dans la chambre d’Antoine, où beaucoup de ses affaires étaient demeurées. Elle y pénétra tel un spectre, et vibrante de fureur, considéra successivement le grand lit disposé derrière le rideau transparent, qui paraissait une couche des dieux enfermée dans un nuage, les tables sur lesquelles débordaient des parchemins dépliés, et suspendus aux murs, les boucliers et les javelots, les casques républicains, les cuirasses noires argentées et les glaives hispaniques, que faisaient reluire les chandelles des candélabres. Dans un coin, une longue perche de métal, ornée de phalères, reposait contre le marbre ; on entrevoyait au sommet les quatre majuscules de la République entourées des lames des faisceaux, et par-dessus, un aigle aux ailes déployées dans une couronne de laurier, perché sur des foudres.

Cléopâtre pleurait.

Entre les palmiers dont les troncs étaient enrobés du marbre des colonnes, telles des fleurs dans des vases géants, les statues d’or des dieux d’Égypte trônaient à l’intérieur de niches élevées en hauteur, et d’énormes coffres de fer, dont les couvercles étaient rabattus, étaient disposés en contrebas.

La reine fixa son regard sur une statue d’homme, couverte d’un manteau de l’imperator.

« Pauvre général ! s’écria-t-elle. Faible, impuissant, misérable et lâche ! Comment ai-je pu t’aimer ? — alors que tu ne valais pas la moitié de César ! Jamais tu n’égaleras sa force, car toujours il te manquera son génie, être inhumain, bestial ! »

Les mots qui dévalaient de son menton tremblant s’entrechoquaient ; les restes de ses fards avaient coulé sous l’effet de la sueur et des larmes, elle était terrible.

« Tu ne demandais rien et je t’offrais mes veines, mon or, mon ambition ! Tu pouvais détruire Octave ! accomplir mes rêves immenses, et sauver mon fils ! — mais tu préféras te livrer à d’immondes orgies, toi qui dédaignes le pouvoir, et qu’anime simplement le plaisir ! Ah ! Vaniteux ! Infécond ! Comment ai-je pu t’aimer ?… Je te hais ! »

Elle s’avança en titubant, s’appuya au rebord d’une table. Il y avait une corbeille de fruits ; elle pressa dans ses mains les raisins, furieusement ; elle enfonçait ses ongles dans les peaux des dattes, broyait les figues entre ses poings douloureux, et le jus sombre dégoulinait contre ses doigts, ses paumes, ses bras. Enfin elle donna en hurlant un coup violent dans la corbeille, qui s’éclata par terre en milliers de débris, parmi la poussière.

« Monstre ! Tes lèvres prononçaient des serments, tes yeux reflétaient les étoiles de la passion, tes muscles de soldat s’agitaient quand je les caressais, et pourtant tu ne m’aimais pas ! Lâche ! Menteur ! Tu ne me désirais pas, seulement tu jouissais de mes jeunes attraits, comme tu as joui de Fulvie dont la mort t’indifféra, comme tu jouis, à présent, des beautés d’Octavie ! »

Elle suffoqua. « Car elle est belle ! Car elle est belle ! » se répétait-elle, et cette pensée la rendait folle.

Sa poitrine rouge se soulevait extraordinairement, elle roulait des yeux, regardait autour d’elle sans s’arrêter sur rien ; puis, la vue des toges, des capes, des tuniques, pendues par des crochets à une tringle de bois, renflamma sa colère.

Elle s’empara d’un long poignard à manche d’airain serti de pierreries, et se dirigea vers les habits. Leur odeur d’abord la paralysa ; une vision d’Antoine la sidéra, et pendant un instant, elle gémit en fermant les paupières, elle le désira éperdument. Mais sa déception était trop forte, elle avivait sa rage ; ouvrant les yeux tout à coup, elle serra le manche des deux mains, et déchira les vêtements avec une impétuosité frénétique ; elle y portait de grands coups circulaires, en ahanant, et les réduisait en lambeaux ; et quand elle se fut épuisée à cette horrible tâche, elle brisa les statues, renversa par terre les coffrets de pièces d’or, déchira les cartes, les parchemins, renversa les tables et les chaises, en poussant des cris bouleversants.

Elle imaginait en même temps ce qu’elle ferait au triumvir s’il osait revenir, elle le condamnait à tous les supplices, elle inventait même des châtiments.

Sa fureur de destruction l’épuisait, elle voulut s’interrompre ; mais son regard s’arrêta à l’endroit du lit, derrière l’ample voile nuageux. S’y précipitant, elle lacéra le rideau, se jeta sur le matelas, l’éventra ainsi que les coussins, convulsivement. Tout son dos se soulevait, ses cheveux bondissaient, ses bras s’élevaient puis s’abaissaient, et les plumes roses des ibis, qui s’échappaient des larges déchirures, tourbillonnaient autour d’elle, puis s’éparpillaient dans la chambre. Et soudain elle se figea, lâcha son poignard et s’effondra, en poussant des sanglots.

L’ingratitude d’Antoine la révoltait, sa bêtise la scandalisait, la seconde redoublait la gravité de la première. Elle était pleine d’incompréhension, de haine, de mépris, de désillusion ; elle lui en voulait d’une force incalculable, pour l’avoir trahie et humiliée, pour avoir anéanti les aspirations sublimes qu’avec César elle avait touché du doigt. Deux sentiments la torturaient, la jalousie et la déception ; alors, elle pleurait, pleurait, pleurait sans pouvoir s’en empêcher, et cependant elle agrippait passionnément les draps du lit, imprégnés encore de l’odeur de l’imperator.

Des heures se passèrent.

Le silence effroyable, autour, la sortit de sa torpeur ; c’était comme si le palais avait été déserté. La solitude l’enveloppa ; elle eut la prémonition de sa fin, dans les ruines et l’isolement, dernière de sa dynastie glorieuse, et le cadavre de son fils reposait entre ses bras croisés. Elle n’entendait même plus les rumeurs de la ville ; il semblait qu’Alexandrie, que l’Égypte tout entière, partageant sa peine, s’amollissaient de tristesse, et tombaient dans l’hébétude.

Elle se releva lentement, puis contempla la chambre dévastée, les sourcils haussés, la bouche entrouverte. À demi inconsciente, mue par une force étrangère, elle alla jusqu’au miroir près des fenêtres, pareille à une somnambule.

Elle frémit.

Le jour diminuait, l’ombre pourtant qui se répandait ne pouvait masquer ses défauts, et même elle les apercevait avec plus d’acuité, car le crépuscule était dégagé. Sa robe blanche, à moitié déchirée au niveau de l’agrafe, laissait à nu la partie supérieure de son sein, elle observait avec horreur la lumière s’obscurcir dans les sillons des plis multipliés ; ses cheveux ébouriffés, pleins d’ombres ondulantes, ressemblaient à des serpents entortillés : hideuse, elle se voyait telle qu’une représentation de Méduse. Les pleurs qui avaient gonflé ses paupières, rougi son nez, écarté ses narines, les ténèbres qui agrandissaient les demi-cercles sous ses yeux, la rendaient repoussante — sa bouche crispée se tordait abominablement. Elle avait perdu toute contenance ; et derrière la transparence du tissu elle apercevait son corps affaissé, de tour en ruine dans un soir couchant, et se lamentait sur son propre délabrement.

Comme elle regrettait sa jeunesse ! Elle se demandait à quoi lui servaient ses intarissables richesses, si elles ne pouvaient racheter le temps qui passe ; et elle se disait que dans ce monde gouverné par les hommes, le désir qu’une femme inspire est plus utile à ses ambitions, que les lingots d’or massif.

« Mais c’est la beauté qui inspire le désir, souffla-t-elle, et l’or qui dicte à la beauté ses lois ! »

Elle se raffermissait à cette pensée, lorsqu’un esclave osa s’approcher. La nuit tombait, il tenait un flambeau ; la chambre s’illumina, le reflet de la reine réapparut dans le miroir. Elle se figea ; sa laideur l’angoissait, et curieusement, elle éprouva un attendrissement inattendu pour Octavie, si jeune, si tendre, si belle !… Et elle l’enviait, en même temps qu’elle la détestait.

Une volonté de séduire la brûla.

« Iras ! hurla-t-elle. Charmion ! »

Elles arrivèrent, l’esclave se sauva.

« Mes amants ! » ordonna Cléopâtre.

Ses servantes partirent en s’inclinant ; elles revinrent bientôt accompagnées d’une lignée de jeunes hommes nus, enchaînés les uns aux autres par des fils d’or. Ils se rangèrent devant Cléopâtre ; elle, feignant l’appétit, caressait leurs torses avec une longue plume de paon. Mais tous, involontairement, examinaient la salle ravagée avec inquiétude ; la reine, comprenant leurs regards, les renvoya en se détournant, exaspérée.

Alors, sa fureur dépassa toute mesure. Elle maudit Antoine, elle répandit contre son nom d’atroces imprécations ; elle courut à la salle du trône, renversa les fauteuils, arracha les tentures ; elle jeta par terre les insignes du pouvoir, le némès, le sceptre et le fléau, la couronne et la croix du Nil. Ses femmes essayaient de la retenir ; elle se dégageait avec brutalité, sourde à leurs adjurations ; elles la poursuivaient en l’implorant, et lui tiraient les manches obstinément.

Elle convoqua les devins d’Amon qui parlent aux statues, les prêtresses d’Isis qui déchiffrent les rêves, les oracles de Grèce qui lisent les présages, et mêmes les sorcières qui font prophétiser les momies. Octave à chaque fois triomphait sur les cadavres d’Antoine et de Césarion ! Charaméon, qui passait pour arriver à la contemplation directe des dieux, ne put calmer les alarmes de la reine ; il confirma les prédictions précédentes, elle le fit mettre à mort.

Puis, elle voulut se tuer de désespoir :

« Si ma vie ne sera pas meilleure ?… »

Son empoisonneur lui apporta un mélange d’opium et de ciguë, foudroyant ; « Bois ! » commanda-t-elle, car elle craignait qu’il ne fût pas suffisamment puissant, et la fasse trop souffrir. L’homme blêmit, but la coupe et roula sur le sol en convulsant, la bave aux lèvres. Cléopâtre le considérait avec horreur ; elle renonça.

Elle passa la nuit sans dormir.

Le lendemain, elle désira voir ses ministres ; elle demanda le recensement de ses armées, le décompte de ses richesses, elle s’enquit des royaumes qui s’allieraient à elle inconditionnellement ; elle s’intéressa aussi à la fortune de Rome, à sa puissance, à ses ennemis.

Elle pensa séduire Octave : est-ce qu’il n’était pas le fils de César ? — mais cette idée la révulsait, puis il ne serait pas dupe, elle s’humilierait. Elle forma le grand projet de diviser les triumvirs, de les vaincre les uns après les autres, de conquérir la Méditerranée ; on lui représenta l’impossibilité de ses entreprises : l’abattement qui la saisit fut aussi puissant que la résolution qui l’avait transportée ; et remplie d’effroi elle découvrit que sa volonté n’avait plus de souffle, et que ses ambitions se dégonflaient.

Un soir, alors qu’il faisait jour encore, elle sortit du palais puis demeura longuement immobile, tournée dans la direction d’Alexandrie. Le port était dépeuplé, les navires à l’arrêt ; des oiseaux indistincts volaient entre les mâts, par-dessus la rade, autour du foyer du phare ; les sternes rassemblées sur les rocs de Pharos criaient plaintivement, et la pourpre du soleil, en envahissant l’espace inférieur du ciel, projetait sur les ondulations marines des reflets brasillants, qui faisaient comme des aigrettes d’étincelles.

Si sa poitrine se fût ouverte, le cœur saignant de Cléopâtre n’eût point déversé dans la mer moins de rougeur que tout l’écarlate de l’astre immense et pacifique. Son amour était méprisé ; mais surtout, son ambition blessée à mort, ses vanités déchirées, son amour-propre offensé. Elle éprouvait contre Antoine une colère indéfinissable, teintée d’une peine gigantesque… et pourtant, par quel mystère ? — elle ne le haïssait point, elle le regrettait au contraire, et même elle espérait reconnaître sa voile à l’horizon, de toute son âme ! Ah ! Elle l’aimait malgré tout ! Elle l’aimait sans comprendre pourquoi, elle l’aimait, elle l’aimait, bestialement !…

Et la nuit tomba.

 

 

Pompée cependant, maître de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, entravait toujours les ports de l’Italie, et la famine accablait les Romains. Antoine suppliait d’Octave d’engager la guerre, mais l’argent manquait cruellement ; finalement, le triumvir taxa les propriétaires, les commerçants et les héritiers, et le peuple se révolta.

L’exaspération gagna la foule plébéienne, unanimement. Les gens réunis hurlaient, leur colère commune emportait les autres. Octave, pris à partie sur la Voie Sacrée, se retrouva entouré par la foule ; chose exceptionnelle, Antoine fit pénétrer les légionnaires à l’intérieur des murailles de Rome, et le sauva de justesse du massacre. Le soir, les rues étaient encombrées des cadavres, ils débordaient jusque dans l’eau du Tibre.

Le fils de Cnaeus, en dépit de ces circonstances, hésitait à poursuivre la guerre ou à conclure une trêve ; Mènodôros le poussait à l’action, ses amis à la pacification ; il choisit la conciliation. Sa flotte, de vaisseaux superbes indénombrables, à six rangs de rames, longea orgueilleusement la côte italienne ; il jeta l’ancre au môle de Dicearchia, où il rencontra les césariens. Ceux-ci acceptèrent de rendre les biens des proscrits, de lui laisser le gouvernement de la Sardaigne, de la Sicile et de la Corse ; lui-même promit d’évacuer ses garnisons de la péninsule et de ne plus bloquer les ports, et la paix fut conclue.

Le fils de César revint à Rome accompagné de l’imperator, dans la jubilation du peuple. C’était la grande débauche ! Les prêtresses chantaient devant les temples ; on sacrifiait des taureaux sur toutes les places où leur char passait, jusqu’au Forum ; les riches lançaient des pièces d’or depuis les balcons, et les jeunes filles, des bouquets de fleurs multicolores ; la musique jouait partout, on exhibait les statues repeintes, des guirlandes pendaient de leurs membres dressés.

Puis Octave partit vers la Gaule, et Antoine en Orient.

Le jour, il allait au Gymnase où il arbitrait la lutte ; le soir, il ouvrait grand ses portes, et toutes les nuits offrait des banquets au peuple enthousiasmé ; à la fête du mariage de Bacchus et d’Athéna, il prit même la place du dieu, et se fit applaudir par la foule qui l’adorait. Il s’enivrait d’ambroisie, se saoulait d’acclamations, s’affalait dans les plaisirs. Pourtant, une tristesse ineffable voilait son regard en permanence ; quand il tournait le regard du côté d’Alexandrie, ses prunelles s’agrandissaient, et il paraissait sur le point de fondre en larmes. Lui cependant multipliait les orgies, buvait des quantités considérables de vin, et dévorait les nourritures sauvagement.

À la fin de l’hiver, il apprit que le meilleur de ses généraux, Ventidius, avait vaincu les Parthes ; son triomphe excitait sa jalousie ; déjà l’on murmurait qu’il était plus heureux par ses légats que par lui-même. Alors, quand le fils du roi des Parthes relança la guerre, il rejoignit Ventidius à Samosate, après qu’il eut tué dans la Cyrrhestique le fils du roi des Parthes, emporta les éloges à sa place et connut en Syrie de maigres succès, puis regagna la cité d’Athènes.

Pendant ce temps-là, Octave avait repris la guerre contre Pompée ; il était en train de la perdre, et sollicitait l’appui d’Antoine.

L’imperator accourut à Tarente ; Octave le dédaigna ; Antoine fut outragé. Il fallut qu’Octavie, sa femme, et Mécène, l’ami d’Octave, s’interposassent ; enfin ils se rencontrèrent, Antoine céda cent trente vaisseaux à éperons d’airain, Octave, vingt et un mille légionnaires. Puis, les deux hommes renouvelèrent le Triumvirat pour cinq années, et Antoine revint en Asie, après avoir abandonné Octavie.

Quatre ans venaient de s’écouler depuis son départ d’Alexandrie.

Octave à présent lançait contre Pompée la grande guerre qui devait l’anéantir ; mais Antoine ne pensait qu’aux moyens de revoir Cléopâtre qu’il aimait, et que dans ses voluptés, ses guerres, ses voyages, il n’avait jamais, jamais, jamais oubliée !