Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

VIII

UN BAIN DE CLÉOPÂTRE

« Donnez-moi de la musique, de la musique, ce mélancolique aliment de nous tous, les affairés d’amour ! »

SHAKESEARE

« … Une reine peut-elle savoir si c’est le diadème ou le front que l’on aime en elle ?… »
[…]
… ses grands cheveux, soulevés par l’eau, s’étendaient derrière elle comme un manteau royal ; elle était reine même au bain.

T. GAUTIER

 

Le jour en Égypte était sur le point de paraître ; le ciel, tandis qu’une corde rougeâtre lumineuse crevait la ligne arrondie de l’ample horizon noir, bleuissait à faire pâlir la lune et les étoiles.

Les forêts du delta, emperlées de rosée, frémissaient d’allègres tremblements aux doux zéphyrs matutinaux. Les fleurs jaunes des sayals s’épanouissaient en poudre d’or par-dessus les ramures, les nopals rugueux aux feuilles piquantes se dépliaient insensiblement, et les carthames des teinturiers, qui se redressaient, allaient s’empourprer bientôt sous l’éclairage diffus du dieu soleil.

Les bechirs, les fahakas sautillants ridaient le Nil endormi d’ondes fugaces ; les crocodiles assoupis entre les roseaux entrouvraient les paupières, et les tortues, engourdies parmi les joncs, profitaient des dernières fraîcheurs pour se mouvoir pesamment. Des voiles isolées se laissaient transporter par le courant grisâtre de l’eau silencieuse : c’étaient des canges venues d’Héliopolis qui descendaient les ramifications du Nil, des felouques, des embarcations chargées de marchandises allant toutes vers la cité-monde, — Alexandrie —, poussées avec langueur par l’impalpable vent, aidées parfois des rames fatiguées des transporteurs.

La ville aussi s’éveillait.

Ses ruelles obscures, les arcades ténébreuses de ses longs bâtiments, ses cours, ses places, les quais du port immense s’éclaircissaient d’imperceptible façon. Les vastes monuments, le palais, le Gymnase et le tombeau d’Alexandre, et puis les temples de Sarapis, d’Isis et de Poséidon, faisaient des masses grises émergeant peu à peu de la nuit finissante, et des scintillements, presque invisibles, crépitaient sur leurs grands toits mirobolants. Les couleurs des pointes pyramidales des obélisques, — en marbre de Syène —, des pharaons de basalte vert, des sphinx d’albâtre ou de granit et des monstres criocéphales, d’ocre roux, réapparaissaient progressivement, assombries encore, près toutefois d’éclater, aux feux solaires, des multiples nuances de leurs éblouissantes bigarrures ; les hiéroglyphes des entablements disposés au long des gigantesques colonnes, soulignés de vernis d’or, commençaient de luire, et les boules d’argent des trirèmes amarrées, aux extrémités des proues, resplendissaient étrangement dans la bascule du point du jour — mais le foyer du haut phare, qui brillait entre les fins piliers de la rotonde à colonnade, n’était plus suffisamment alimenté pour défier la naissante clarté de l’aube, et disparaissait presque à cette heure incertaine.

La surface de la mer, qui réfléchissait la tonalité des cieux, perdait en opacité, et l’azur déjà perçait sous ses fluides agitations.

Cependant il se répandait par la ville un mol affairement ; les fumées des poteries, des vanneries, des orfèvreries s’élevaient en volutes ; les chariots, les caravanes, les premiers dromadaires, qui avaient marché pendant la nuit, par commodité, arrivaient de Nitrie, de Damanhur et de Naucratis ; les chevaux s’ébrouaient dans les écuries, les ibis envahissaient les marais du lac pacifique, et les bœufs s’extrayant du sommeil mugissaient sourdement.

Et soudain les chevaux de Phébus, à grands coups de reins, tirèrent le char du soleil hors de l’horizon.

Sur le Lochias, au palais, Cléopâtre étendue sur le dos dormait encore, abandonnée dans une pose exquise. Elle avait fait ouvrir grand les fenêtres à cause de la chaleur accablante, et pour se protéger des moustiques, entourer son lit d’un conopéum en gaze de Sérique ; des jalousies de roseaux avaient été appendues devant les béances des murs, afin de prévenir les indiscrétions publiques.

Un rayon du jour (le premier peut-être) qui filtra entre les lattes fuselées baigna d’une chaleur soudaine les paupières closes de la reine d’Égypte, et elle ouvrit les yeux.

La première chose qu’elle aperçut fut un jeune homme étendu à côté d’elle, un bel adolescent de la terre de Kémé, accoudé, la tête reposant dans sa main dépliée, qui la contemplait béatement, un sourire figé sur les lèvres, les prunelles agrandies de désir. Sa chevelure noire bouclée torrentueuse, épaisse comme une crinière de lion, retombait contre ses épaules en grosses cascades. Son visage carré ne montrait que des proportions parfaites : ses lèvres étaient sensuelles, son nez impérial, son front large fier et conquérant. Sa musculature saillait naturellement, et son teint fauve, d’homme du cœur du monde, était cuivré tel l’airain des statues de Corinthe. Ses yeux d’une profondeur de puits, où se reflétaient les moindres miroitements, émerveillaient par leur dimension, et donnaient à toute sa face un charme irrésistible, bien digne de l’Apollon des Grecs.

La reine répondit à son sourire par un regard délicieusement caressant, puis, se redressant avec une brusque vivacité, tourna la tête en direction des jalousies, là où le jour les transperçait. Une rougeur monta dans sa poitrine, elle releva pudiquement le drap léger jusqu’à sa gorge, et de nouveau regarda le jeune homme, avec cette fois-ci un attendrissement mêlé de crainte.

Il pleurait.

« C’est l’heure ?… » murmura-t-il, entre deux sanglots.

Enfoncé dans le matelas du lit, à genoux, il caressait à présent les bras de Cléopâtre, enserrait doucement ses mains dans les siennes, et poussait de petits râles plaintifs, d’une sensibilité déchirante. Mais la reine dégagea ses poignets, écarta le conopéum, et assise au bord de la couche, le dos droit, se détourna de ses implorations lamentables.

« Pitié », souffla-t-il encore, humilié.

Un frisson désagréable courut au long de l’échine de Cléopâtre ; et d’une voix froide, d’où sourdait en même temps de la compassion et de l’agacement, elle répondit :

« Tu ne devais pas faiblir, cruel !… Tu ne devais pas faiblir…

— Ô ma déesse, grâce ! Grâce ! »

Elle se leva sans se retourner tandis qu’il repliait son corps sur lui-même, et la tête entre les bras tremblait en gémissant.

Il avait vu la déesse nue, il avait goûté à ses fruits, il l’avait admirée sans robe, sans fard et sans gloire. Pas deux hommes vivants, jamais, ne devaient jouir de ce privilège immense, celui de la surprendre avec son vrai visage, de la toiser, de la scruter dans ses humains abandons ! Et si l’Égypte apprenait qu’elle n’était que mortelle ?… Il connaissait le prix de cette nuit fabuleuse où il avait touché la terre au seuil infranchissable, lui l’indigent, puis connu les splendeurs, les rayons, les éclairs de la divinité, et monté, en un extraordinaire moment, du plus bas au plus haut de sa fortune étonnante.

Charmion fit un signe ; un esclave parut.

Il apportait une coupe en corne de rhinocéros pleine d’un liquide noir empoisonné, d’où s’échappaient des vapeurs violacées visibles à peine, qui faisaient tourner la tête ; il la tendit au jeune homme, et quand ce dernier s’en empara, d’un air effaré, pointa contre sa gorge un long poignard de bronze à manche d’agate. L’amant de Kémé, au supplice, porta pour la dernière fois ses grands yeux humides sur Cléopâtre, but la coupe et puis s’effondra, comme consumé d’un feu suprême.

Deux larmes roulaient sur ses joues, des sphères d’ivoire fondues, et il ne bougeait pas plus qu’un mannequin d’ébène inanimé.

« Charmion, dit la reine, habille-moi. »

L’esclave, cependant que sa servante obéissait, déplaçait le cadavre hors de la chambre en le tirant par les talons.

On releva les jalousies, et Cléopâtre sortit sur la terrasse.

L’aube avait paru.

Le ciel sans nuages était bleu totalement, la mer éclatait de miroitements indénombrables. Les navires par dizaines s’entrecroisaient dans la rade circulaire, les voiles déployées, et sur les quais les marins criaient tout en déchargeant les bois de Grèce, de Chypre et de Carie. Les rues en quadrillage, parcourues d’une foule qui s’accroissait, demeuraient obscurcies par les ombres des jardins, des théâtres, des monuments ; mais le soleil frappait à pleins rayons l’énorme voie canopique, et en traversant obliquement la poussière épaisse qui s’élevait du sol, découvrait ses larges tubes d’or et de feu. Les marchands avaient relevé leurs auvents, monté les étals sur les places, leurs clameurs se mêlaient au tumulte général des gens, des chars, des animaux ; les odorantes fumées des anschirs, encensées, fuyaient en fins tourbillons des toitures des sanctuaires ; les ouvriers étendaient dans les fabriques les grandes feuilles de papyrus, et les scribes, en pagne de lin, se pressaient aux administrations ; les fleurs des botanistes, changées en élixirs, embaumaient toute la ville de senteurs délicieuses ; les belles femmes aux chevelures étagées retenues par des rubans, en chiton, les jeunes hommes à demi nus, en chlamyde, côtoyaient les porteurs d’amphore, les amasseurs de blé dans les silos, les esclaves et les comédiens — il faisait chaud, déjà.

La reine inspira une large bouffée d’air.

Sa couronne naucratite incrustée de chrysobérils renvoyait dans les cieux des éclats luminescents, avec les cercles d’or de ses bras étroits, ainsi que les scarabées ornant ses bagues nombreuses. Sa robe de schenti dont les plis ondoyaient au vent, décolletée, s’ouvrait sur des colliers fantastiques de noyaux d’azerodrach, de serpentines et de lazulis. Elle n’était ni maquillée ni coiffée, et ainsi négligée, conservait l’insurpassable aura de sa beauté.

Elle contempla pensivement la mer et le phare, le port et la ville, le fleuve et le désert. Mais son visage au lieu de se réjouir s’assombrissait, comme si le panorama, en dépit de sa magnificence, provoquait en elle des sentiments pessimistes ; et elle qui gardait d’habitude, même seule, une attitude impénétrable, ne put retenir le soupir d’un irrésistible ennui.

« Mais tu es triste, maîtresse ?… » demanda Charmion, qui avait deviné sa tristesse.

Cléopâtre ne répondit pas.

L’ambition la travaillait au corps, l’antique volonté dominatrice, elle désirait le monde passionnément, et ne régnait que sur des morts ! La plus brûlante des mortelles, la Femme personnellement, dont le charme, la beauté, l’ardeur et la fièvre atteignaient au caractère des divinités, gouvernait le plus macabre des peuples, le royaume d’Égypte aux déserts abandonnés ; elle s’embrasait d’extase à l’idée de commander des armées innumérables, de fendre solennellement, dans le char en ivoire, les rangs prolongés des légionnaires invincibles, et pourtant où qu’elle tournât ses regards, elle ne découvrait que des colosses de granit, des taureaux immobiles, des sphinx en calcaire, dans les rues des esclaves ou des efféminés, et sous la terre, au fond des syringes, des vallées, des pyramides, rien que des momies dans des sarcophages ! Combien de momies !… Ah ! Si l’or seulement les pouvait ressusciter, elle eût levé une force impossible à contenir, car il existait plus de corps emmaillotés dans les tombeaux, dans les sépulcres, dans les nécropoles de ce pays écrasé de soleil et d’ennui, avec leur charnelle intégrité, leurs armes et leurs richesses, que d’hommes sur toute la surface de la terre ! — et elle enrageait d’être à la fois si riche et si défaillante ! Non, décidément, ce n’était ni l’or ni la volonté qui lui manquaient, mais la force, le fer, la puissance militaire que Rome seule avait haussée au rang de science, d’art, et de culture. Si seulement ! Si seulement…

La pensée d’Antoine la traversa, comme une flèche.

Depuis qu’il avait quitté la cité d’Alexandrie, sur ses propres décrets, elle collectionnait les amants ; amants d’un jour, d’une nuit, d’une heure parfois — elle était la reine indépassable, il lui suffisait de choisir parmi la multitude, on troquait sa vie pour un baiser du bout des lèvres. Mais ses amants la désiraient-ils pour son nez sans égal, ses formes, cette vierge pureté des nymphes des bords de l’eau, de ces mortelles pauvres de l’Arcadie, qui éblouissaient jadis les plus beaux des dieux olympiques, dont elles devaient fuir les assauts sexuels ? ou bien plutôt pour les pierres précieuses de ses diadèmes, et le pouvoir qui coulait dans ses veines ?… Comment savoir ?… et elle se rendait compte à présent, par la comparaison qu’elle en faisait involontairement, que le triumvir l’avait aimée pour autre chose, peut-être, qu’un vulgaire désir…

Sa puissance excitante, sa virilité d’imperator avaient pris la mer, et elle se sentait faible extrêmement, riche mais prisonnière, reine impuissante et malheureuse. Puis, Antoine avait porté les plaisirs à de telles hauteurs, que depuis son départ plus rien ne l’amusait. Aucun de ses amants n’imitait assez bien ses tendresses de lion qui la blessaient, la griffaient souvent, aucun ne possédait sa force d’animal, ni ne poussait, au moment de l’extase, de ces râles fauves sous lesquels elle éclatait en jubilations ; il lui manquait toujours l’épaisse dureté de ses muscles bandés pendant l’effort. Ah ! Comme elle regrettait leurs étreintes sensuelles interminables sous la grande voûte étoilée, dans les jardins, avec le murmure des fontaines, le froissement cristallin des perséas, et les voix graves cadencées des rhapsodes venus de Grèce, ou d’ailleurs ! Elle se rappelait ce soir où pour le surprendre, elle avait fait remplir tous les bassins des palais de perles et de pétales ; la lune passait au travers de leurs grises blancheurs, elles semblaient des bulles d’argent multipliées ; — et ils avaient plongé nus dans ces bains somptueux, dont chacun valait le prix d’un royaume, en riant des délires de leurs propres voluptés…

Tandis que Charmion la contemplait remplie d’inquiétude, ses souvenirs étaient mornes et tempétueux, la nostalgie l’oppressait ; elle revoyait pêle-mêle les dîners d’amour en tête à tête, les sages esclaves qui, les yeux baissés, agitaient de vastes palmes trempées d’eau de senteur, si bien qu’il paraissait toujours pleuvoir sur leurs nourritures une bruine parfumée, et puis les bacchanales furieuses, les corps nus, les grandes flammes des cracheurs de feu, les joueurs de lyre et de tambourins, les courtisanes par terre effondrées, tachées de vin, pareilles aux soldats morts couverts de sang, sur les champs des batailles !… puis les blanches hétaïres à demi renversées entre les bras énormes des Nubiens puissants, ce jour superbe, aussi, où mille jeune filles qui dansaient la bibase avaient environné l’imperator, et il s’était perdu dans ce nuage virginal qui le caressait délicieusement, éperdu d’amour, d’ivresse et de rire ; au théâtre, les drames, les pantomimes, Antoine jouant au bouffon, déguisé mais que la foule reconnaissait, et qui pour lui redoublait d’applaudissements, elle-même portée par son peuple sur la scène, sous dix mille soupirs d’extase…

Mais tout cela s’était perdu ! Antoine s’était embarqué avec les plaisirs, et la mer les avait emportés loin d’ici… Les plaisirs étaient la cour d’Antoine, ses satellites, où il allait ils le suivaient, ils gravitaient autour de lui ; Antoine était un soleil, il rayonnait merveilleusement, mais dès qu’il s’éloignait, l’ombre s’étendait, et c’était partout l’hiver morne et froid !

Même le Gymnase n’avait plus le même attrait, depuis qu’il s’en était allé ; vainement la reine avait déambulé sous les portiques de la palestre, le jour même de son éloignement, espérant y flairer des restes de son odeur, et trouver peut-être, dans l’un de ces athlètes enduits de sable et d’huile, qui jouaient à la lutte ou au pancrace, quelque chose de son bestial enthousiasme — les champions cependant avaient beau gonfler leurs chairs durcies, devant elle redoubler d’ardeur, jamais ils n’atteignaient la cheville de l’imperator, et elle repartait inassouvie, la tête basse et les épaules penchées.

Une nuit qu’elle se morfondait, elle avait traversé solitaire Alexandrie jusqu’au stade éléphantesque, et parcouru les gradins blancs pétrifiés, puis jeté dans les airs le sable gris de l’arène silencieuse. Tandis que ses voiles pâles se gonflaient à la brise, elle paraissait un fantôme, et dessinait du bout du pied, en élevant les bras, un grand A majestueux ; et elle se souvenait des folles journées des spectacles, des gladiateurs qui, le bras droit dressé, les saluaient tels qu’un couple impérial, des violentes cérémonies dionysiaques, des lions superbes, et puis de la foule mouchetée indénombrable, énorme qui les acclamait, bariolée comme un champ de fleurs aux proportions considérables… Antoine ! Antoine ! — empereur des plaisirs !

Une petite larme avait coulé contre la joue de Cléopâtre.

« Oh, Charmion !… » souffla-t-elle enfin, et sa suivante vint la caresser.

D’autres préoccupations que l’ennui troublaient l’esprit de la fille des Ptolémées : c’était que la force d’Antoine, invulnérable pourtant, soit inutile devant le génie d’Octave.

Elle admirait Antoine, elle n’en avait pas peur ; mais elle méprisait Octave, et il la terrifiait.

À coup sûr il revendiquerait l’héritage de César, et le titre royal ; et pour écarter tout rival il tuerait Césarion, le fils de Cléopâtre, le vrai fils de César.

Elle avait deviné à Rome, lorsque tout jeune il vivait sous l’ombre du dictateur, la vaste détermination qu’exprimaient ses veines battantes, puis l’héréditaire passion du pouvoir enfermée entre ses tempes très pâles ; cette chair qui paraissait de marbre de Paros, — ce marbre dans lequel on ciselait jadis les jeunes filles immortelles —, enfermait bien le tempérament d’un Julia, inébranlable, âpre et rigide. Lorsqu’il se blessait, les yeux de César se plissaient d’un sourire indicible, car il coulait de sa chair fendue un sang pourpre de Tyr, de la couleur des étoffes palatales, des toges des sénateurs, des manteaux des imperators !

En vérité, c’était seulement pour faire obstacle à ses prétentions que Cléopâtre avait tenté de s’allier à Brutus, à Cassius, les assassins du divin Jules ; mais aussi ses devins prédisaient à l’unanimité son irrésistible ascension, sa lente domination, et la mort de Césarion ! Elle était terrorisée à l’idée de rompre sous la violence du triumvir et de perdre son fils ; lionne, elle sentait bien que si le consul impitoyable apparaissait chétif, ce n’était que parce que son caractère, d’une force insurpassable, écrasait son corps même ; vraiment il était un adversaire à sa hauteur, et le plus fatal ; avec Antoine seul elle aurait une chance de le renverser à temps ! à temps !…

Antoine !…

Comment avait-elle pu le laisser partir affronter Octave, et croire à sa réussite ? Erreur immense ! Même si tout devait être pour lui, le nombre, la valeur et la gloire, il lui manquait le plus important, la seule vertu capable à Rome de faire triompher dans les magistratures : l’intelligence ! Octave sans doute allait venir à la rencontre d’Antoine, et le persuader de sa faiblesse ; et il lui ferait consentir n’importe quoi, le manipulant tel qu’un dresseur plein de nourriture, en face d’un fauve affamé !

Un froid glacial passa dans la poitrine de Cléopâtre.

Une pellicule de sable cependant, transportée par le vent, s’était déposée sur sa peau parfaite ; alors, chassant ses pensées mauvaises qui allaient la rendre folle, elle tourna les talons, appela toutes ses servantes, ses femmes, ses esclaves et se rendit aux bains.

C’étaient de vastes bassines circulaires creusées dans les profondeurs des jardins, entre les mimosas, les cèdres et les citronniers, abritées des regards par des charmilles piquetées de roses, ainsi que des sortes de vélariums étendus entre des murets de pierres blanches, par-dessus lesquels débordaient des amas de fleurs jaunes, — en cascades. Elles étaient séparées par des allées de statues chryséléphantines décorées d’or d’Ophir, dignes de Praxitèle : des femmes gracieuses aux poitrines, aux gorges, aux hanches découvertes, taillées en courbes et rondeurs, les châles tombants, sur le visage un fin sourire, et les bras couvrant les corps pudiquement ; et sous la pierre froide on pouvait presque voir battre leur cœur, tant l’adresse des sculpteurs rendait transparent le soyeux marbre blanc.

Ici, l’odeur des fruits se mêlait à celle des fleurs, et la fraîcheur était délicieuse ; quelques chats ondulaient parmi les vases de grands lis, et les oiseaux pépiaient dans les feuillages.

Des ornements étaient creusés contre les rebords en porphyre des bassins, des sinuosités, des entrelacements, des motifs en labyrinthe ; on avait disposé là, entre les coffrets contenant les éponges, le natron et les dents des loups marins, des kalpis de faïence en vernis noir, décorés de figures oniriques, dont certains contenaient du vin de Samos. Des femmes, en robes uniques nouées au cou de la couleur du ciel, versaient dans les baignoires, depuis des buires ou des aiguières, le lait pur parfumé des sept cents ânesses de Cléopâtre, et comme le fond était tapissé de sable d’argent, il se constellait en montant de brillantes ponctuations.

Quand le plus grand bassin fut rempli, la reine, d’un ravissant mouvement, ôta de ses pieds ses thabebs en feuilles de palmier ; d’un regard elle s’assura n’être entourée que de femmes, puis elle dénoua sa calasiris et la donna à Charmion, avant de faire tomber sa schenti, une vapeur d’un lin si fin, qu’elle fût passée au travers d’une bague. Puis elle enleva ses colliers, ses anneaux, ses bracelets de grains d’ambre ; et la brune Lagide intégralement nue, qui par un effet connu des dieux seuls était plus belle que les statues grecques, malgré leurs perfections artistiques et ses humains défauts, la tête penchée pour regarder ses pieds, les prunelles sombres et les narines vacillantes, le front dégagé, la bouche rose fermée, entra dans la baignoire de lait, et s’y coula jusqu’aux épaules.

Elle renversa la tête en arrière ; ses cheveux s’éployèrent largement, tels qu’une encre dans une bassine de perles fondues ; autour de son corps, des ondes mouvantes s’éloignaient en cercles concentriques, et elle s’amusait à les prolonger en écartant les bras.

Elle s’agita pendant quelques secondes, pareille à une nymphe aquatique, la dernière naïade insouciante d’un endroit du monde ignoré des hommes. Bientôt elle s’accouda au rebord, se pencha légèrement, et des servantes, accourant, passèrent contre sa peau détendue des éponges de natrum, cependant que d’autres versaient près d’elle de nouvelles buires de lait chaud.

Mélancolique, elle s’abandonna aux ablutions, et les yeux fermés se laissa réchauffer par le soleil ascendant. Ses femmes, comme si elles partageaient sa tristesse involontairement, demeuraient silencieuses, alors même qu’habituellement elles profitaient de ses abandons pour batifoler ensemble, s’ébattre et flâner.

Mais leur silence gênait la reine intolérablement ; elle pouvait entendre les battements de son cœur.

« De la musique, de la musique ! » ordonna-t-elle, dans un soupir.

Des ordres se communiquèrent de proche en proche ; on déploya un paravent le long d’un côté du bain ; et les joueurs de nébel et de sébi, de kemken et de crotales, s’installant derrière en toute hâte, formèrent un concert improvisé. Une esclave était partie en courant ; elle revint accompagnée de harpes à vingt-deux cordes, et puis de ces danseuses de Gadès dont les contorsions ravissaient Cléopâtre.

L’atmosphère s’allégea ; la futilité, l’insouciance gagnèrent les esprits progressivement ; les oiseaux, comme s’associant aux humeurs des femmes, reprirent leurs gazouillis pimpants, et la reine même commençait d’oublier ses peines.

Mais des bruits tout à coup, de bousculades et de cris, interrompirent la musique. Un homme, semblait-il, cherchait à voir la reine, et les gardes l’empêchaient ; les esclaves, les femmes, en poussant des piaillements, se pressaient devant leur maîtresse, et certaines déployaient des châles, exquise protection de la pudeur royale. Cléopâtre cependant, qui s’était redressée, tendait l’oreille ; car elle croyait avoir entendu le nom d’Antoine.

« Laissez-le ! commanda-t-elle. Laissez-le venir à moi ! »

Elle sortit du bain, et abritée derrière un volet en natte de joncs, revêtit à la hâte une robe blanche agrafée à l’épaule. Alors, les esclaves, les servantes s’écartèrent, et l’on fit venir l’imprudent.

C’était un messager de Rome, un Italien couvert de sueur, sali encore par son long voyage, qui sentait la crasse, la poussière et le cheval.

L’apparition de la reine le sidéra. Il demeura béant, les bras ballants, les yeux écarquillés. Certes, la beauté de Cléopâtre était indescriptible, par les arts même inimitable ; et il y avait quelque chose d’improbable dans la rencontre de cet homme et de cette femme, quelque chose de profondément antithétique, de fondamentalement impossible ; c’était comme si un ver, jamais sorti de sous la terre, se retrouvait devant le soleil écartelé dans toute l’étendue de sa splendeur. Le souffle court, les lèvres balbutiantes, les jambes flageolantes, le pauvre ne put que s’agenouiller en tremblant, et murmurer :

« Ma reine !… Rome !… Antoine !… »

Cléopâtre pâlit, percée au cœur par un invisible javelot. Iras et Charmion, debout à ses côtés, la retenaient par les coudes, de peur qu’elle ne défaille ; elle chancelait en effet, et ne tenait debout que parce qu’elles la soutenaient.

La petite foule des jeunes filles, des vierges, des servantes, s’était rassemblée autour du messager, afin de l’écouter ; mais il n’apercevait rien de cet amas délicieux qui eût enchanté les âmes les plus insensibles, car il demeurait ébloui par la vision de Cléopâtre.

« Parle ! disait-elle. Parle vite, je te l’ordonne ! »

Mais la sueur qui l’inondait le brûlait, il fléchissait sous un insurmontable épuisement, les sabots de son cheval raisonnaient encore dans ses tympans, et l’assourdissaient. La reine, un moment, crut qu’il n’osait lui faire d’atroces révélations ; et elle ajouta, la voix déchirée :

« Il est mort ! Il est mort ! »

L’expression de son horrible angoisse parut enfin sortir le messager de sa torpeur ; alors, il s’empressa de la contredire, et jura pas les dieux qu’Antoine était vivant et bien portant. La frayeur disparut aussitôt des traits de l’Égyptienne : son visage soudain s’illumina.

« Iras ! fit-elle. Donne à cet homme le poids d’un obélisque, en or de Méroé ! »

Le messager, à ces mots, se prosterna la face contre terre, les deux bras en avant :

« Ô ma reine ! »

Et il osa toucher ses chevilles et lui baiser les pieds ; mais comme si les bruyantes protestations de la foule féminine l’avaient heurté, il se recula, et la contempla la face apeurée. Une hésitation le faisait rester, il ne partait pas.

Cléopâtre, qui allait le renvoyer d’un geste, interrompit son mouvement ; et le fixant du regard :

« Dis-moi, chuchota-t-elle. Dis-moi ! »

Pourquoi tremblait-il ? Cette peur incompréhensible l’alarmait horriblement, et elle s’apercevait, par les afflux de douleur qu’elle sentait passer en elle à l’idée qu’Antoine fût vaincu, mort ou blessé, qu’elle l’aimait à un degré jamais atteint, du temps même de César.

Exaspérée par son silence terrorisé qui perdurait, elle voulut faire battre le messager sous ses yeux, par l’un de ces fouets à triples lanières terminées de clous d’airain ; mais trouvant meilleure l’idée de le séduire, elle s’abaissa jusqu’à lui, sourde à la consternation générale, prit ses mains dans les siennes délicatement, puis l’engagea d’un sourire à tout lui dire.

Les bracelets du messager s’agitaient de soubresauts, tant ce contact l’ébranlait. Il sentait la moiteur des paumes de la reine, et cette chaleur infusait dans sa chair, tel le sublime attouchement d’un dieu. Il retira pourtant ses mains et du bras se cacha les yeux, puis se replia dans la position d’un homme indigne d’une récompense.

« Ô ma reine, supplia-t-il, par pitié, ne m’en voulez pas ! Je ne suis que le messager ! »

Blêmissant, lentement elle se releva, tandis que des pleurs coulait sur la face de l’Italien.

Alors, il lui annonça que les partisans d’Antoine, encerclé à Pérouse, avaient été vaincu par Octave ; qu’Antoine à Brindes avait cédé à tous ses arguments ; que les triumvirs s’étaient partagés le monde en deux au mépris de Lépide, l’Occident pour le fils de César, l’Orient pour l’imperator ; que Fulvie était morte et qu’Antoine, pour sceller la nouvelle alliance, avait épousé la sœur d’Octave, Octavie !

Tous les visages s’étaient ensemble tournés vers la reine. À peine si un indiscernable frémissement la distinguait des statues ; mais ses veines gonflées faisaient des marbrures sous sa peau, et elle paraissait sur le point d’éclater. La colère la submergea : ces regards de pitié ! ces mains dramatiquement croisées sur la poitrine ! ces lèvres femelles entrouvertes, commisérantes ! Elle serrait les poings et ses ongles s’enfonçaient dans sa chair profondément, ses paumes saignaient.

Elle ne parvint à cacher sa folle déception, sa désespérance, qu’au prix d’un effort prodigieux.

« Le mariage fut-il heureusement célébré ? » demanda-t-elle sans joie, les yeux perdus dans un vague insondable.

Le cavalier de Rome, incertain toujours, hésitait à répondre. Mais la reine voulait absolument savoir ; alors, au prix d’un nouvel effort surhumain, elle lui adressa son plus beau sourire, d’une insensible manière tendit sa gorge, et toutes ses femmes aussitôt l’imitèrent. L’homme, impuissant à percer ce qui se jouait en ce moment même dans le cœur de Cléopâtre, pensa que vraiment elle s’inquiétait du bonheur de cette union. Sans doute, elle avait mis fin à la passion bien connue qui l’unissait au triumvir ? Puis il avait trop envie de raconter la fête extraordinaire, et ces poitrines, ces prunelles, ces chevelures concentrées dans sa direction l’incitaient à parler irrésistiblement.

« C’était dans les rues la liesse universelle ! » répondit-il.

Et s’enhardissant, d’une voix que l’excitation précipitait :

« Maîtresse, après qu’ils eurent pris les auspices et sacrifié aux dieux, ils déambulèrent dans la ville main dans la main, sur un quadrige d’or bandé d’argent, que tiraient des chevaux cirtéens harnachés de freins d’or, de rênes en fil de soie, et de chanfreins qui disparaissaient sous des plumes d’autruche multicolores. Antoine, en toge bleue de nuit, était fort et radieux ; mais un vaste châle de la couleur du feu dissimulait Octavie, et sous l’effet conjugué du vent et du soleil, elle semblait la divine prisonnière d’une tornade enflammée ! »

Toutes l’écoutaient avec attention, à ses lèvres suspendues, et la reine également ; alors, le messager poursuivit :

« La foule s’exaltait à la vue du grand cortège, les gens se pressaient, se bousculaient aux balcons, aux places, aux carrefours ! D’abord il y avait les mâles noirs de l’Afrique portant des flambeaux, les narines, les lèvres percées de clous d’or, habillés seulement de ces cuirasses en buffle d’Orient, qui laissaient leurs beaux torses musclés à découvert ; puis les flamines de Jupiter, dont les aigrettes d’airain scintillaient aux lueurs sanguines du crépuscule, et les soldats des cohortes prétoriennes, en manteaux, armes et colliers : leurs longs boucliers repeints, brillants d’huile, étaient superbes, ils brandissaient haut dans les airs les vexillums, exhibaient orgueilleusement leurs cnémides incrustées de grenats, d’émeraudes et d’orichalques, et les cimiers de leurs casques bouffaient jusqu’à leurs épaules, ou bien s’agitaient comme des crinières au vent du printemps ! Les trompettes en rangs alignés soufflaient à pleins poumons dans leurs tubes gigantesques, leur énorme fanfare couvrait les exclamations publiques, et faisaient s’envoler par nuages les colombes, les tourterelles et les pigeons ! »

Il fermait les yeux tout en se remémorant ces choses, comme s’il cherchait à les revivre afin de les mieux décrire :

« Mais après les cohortes venaient les jeunes garçons en tunique, bouclés comme Cupidon, coiffés de couronnes de fleurs, et s’avançant d’un pas gai en se tenant par les mains ; ils entouraient, — charmante escorte ! — un arbre d’aubépines élevé sur un brancard de marbre, qui flambait tel qu’une tour incendiée, exhalant dans l’empyrée du soir une colonne fabuleuse de fumée noire, qui s’envolait en tourbillonnant. Ils précédaient le gâteau de far aux dimensions extravagantes, puis toute la suite de l’équipage : — les corbeilles de toiles de Canope, d’Espagne et de Sérique, — le fuseau et la quenouille, — les coffres ouverts en bois de cèdre ou d’ébène, dont les ferrures forgées semblaient d’argent, débordant d’escarboucles, d’urine de lynx, de chrysoprases, de fossiles et de coraux, — les cassolettes d’où s’échappaient, en volutes, le nard et le cinnamome, la myrrhe et l’essence de roses, — les amphores de vin mêlé de miel, mais aussi de jaspe, de glossopètres et de béryls, de céraunies taillées dans la foudre, et de sandastrum… Des esclaves presque nus, dont les faces étaient déformées par l’effort, portaient sur leurs épaules des statues immenses d’Hercule et de Vénus, les enfants criaient « Talassio ! Talassio ! » et la foule unanimement chantait les chants d’hyménée !… »

Des points d’or brillaient dans les prunelles des femmes de Cléopâtre, elles regardaient le ciel avec aux lèvres un demi sourire, et revivaient par l’imagination, grâce au Romain, les fastes du mariage. La reine, les yeux humides, tressaillait insensiblement, et ses lèvres se violaçaient.

« Octavie ? murmura-t-elle. Dis-moi comment elle était, ne me cache rien !

— Ô ma reine, répondit l’homme, je ne puis comparer sa beauté qu’à la vôtre ! L’on apercevait d’elle ses yeux seulement, il fallait deviner son corps enveloppé dans le flamméum ; cela pourtant suffisait à ravir d’amour les hommes, les garçons, les adolescents ! Quand le quadrige fut en plein milieu du Forum, il y eut un coup de vent, et le grand voile de feu, claquant tel un étendard, mais retenu par le corps de la mariée, se colla contre sa gorge, ses hanches, ses cuisses, et en dessina vaguement les contours arrondis ; il y eut des exclamations de surprise ! — car dans la clarté incertaine du jour finissant, cette forme parfaite, enrobée d’un tissu si fin qu’il paraissait liquide, et dont les broderies faisaient des miroitements mystérieux, semblait l’apparition d’une divinité ! Seuls ses bras dépassaient de la merveilleuse étoffe : leur blancheur était d’ivoire, ma reine, la chair de ses poignets plus désirable que ses bracelets d’onyx, de sardoines et de chrysolithes, et ses veines, plus bleues, plus ravissantes que les plus purs des lazulis ! »

Cléopâtre n’y tenait plus ; elle se détourna violemment.

« Assez ! hurla-t-elle. Silence !… Perfide ! Menteur ! Misérable ! »

Et elle levait la main, cependant qu’une expression d’horreur passait tout à coup sur le visage du messager.

« Pitié ! s’écria-t-il. Pitié, déesse !

— Tu mens ! répondit la reine furieuse. Dis-le, ou je te fais battre à mort ! Avoue ! Tu mens ! »

Mais il persistait, il se tordait les mains, et il pleurait en répétant :

« Je ne suis que le messager ! Je n’y suis pour rien ! Je suis innocent ! »

Pourquoi donc l’agaçait-il tant ?… Elle s’en voulait de reporter sur lui la céleste colère qu’elle éprouvait à l’entendre, mais ne pouvait s’empêcher de le rendre responsable des douleurs que ses révélations lui causaient. Puis en décrivant le bonheur d’Antoine, devant le monde qui connaissait la passion qu’elle éprouvait pour lui, il l’avait humiliée. Son orgueil blessé la faisait souffrir atrocement ; elle le haïssait pour cela !

« Tu persistes ? siffla-t-elle.

— Mais je ne vous ai rien dit que la vérité ! répondit le Romain. Je ne puis me rétracter sans mentir ! »

Le tonnerre l’eût frappé qu’il eût été moins foudroyé par le regard qu’elle lui jeta.

« Bagoas ! appela-t-elle. Narsès ! À moi ! »

C’étaient ses eunuques ; ils accoururent.

« Emmenez-le, ordonna-t-elle en pointant du doigt le messager. Qu’il meure ! »

L’homme s’évanouit ; ils l’emportèrent en le soulevant.

Alors, un silence effrayant s’appesantit. On entendait au loin les rumeurs de la ville, les roulements des vagues, l’agitation des feuillages, — et les battements du cœur de Cléopâtre.

« Laissez-moi », dit-elle, sans desserrer les lèvres.

Et comme ses suivantes prenaient trop leur temps, elle répéta plus fort : « Partez ! » d’une voix si pénétrante qu’un air glacial hérissa leurs cheveux, et qu’elles s’en allèrent en courant.

Elle demeura immobile de longues minutes, blanche comme une statue ; après quoi lentement elle déplia les bras, et gonflant la poitrine, fléchissant sur ses jambes, cria le nom d’Antoine à s’en briser la gorge, et puis s’effondra par terre les doigts crispés, en pleurant toutes les larmes de sa désolation.