Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

VI

ANTOINE

« … Ses yeux superbes, qui sur les lignes guerrières rayonnaient comme l’armure de Mars, s’abaissent désormais sur un front basané… »

W. SHAKESPEARE

 

Deux légions de Lucius s’étaient mutinées, à Alba. Le frère d’Antoine avait dû s’y précipiter talonné par Octave, et n’était parvenu que de justesse à les conserver. Il voulut attendre là-bas Furnius qui lui conduisait une armée ; mais Octave, infatigable comme César, était partout à la fois : il attaqua son arrière-garde et Furnius dut trouver refuge à Sentia, précipitamment.

Lucius, profitant de la diversion qu’occasionnait le siège de la ville, marcha en direction de Rome accompagné de trois cohortes, ainsi que d’une grande armée de cavaliers et de gladiateurs. Nonius qui gardait les portes non seulement le laissa entrer, mais lui remit encore l’ensemble des soldats dont il disposait.

Ce furent des transports d’enthousiasme ! Lépide s’était enfui pitoyablement ; Lucius promettait aux Romains, réunis en foule, que les triumvirs paieraient pour leur tyrannie, et qu’Antoine déposerait son pouvoir de plein gré contre le titre de consul ; on répétait partout que le Triumvirat était aboli, et que c’était le retour de la liberté ! Les prêtres des temples sortaient dans les rues en processions joyeuses, les serviteurs allumaient sur les places des feux de joie, et les prêtresses de Bacchus se donnaient à tous les carrefours, gratuitement ; les buccins des hérauts retentissaient continuellement ; les esclaves des riches républicains jetaient des fleurs du haut des terrasses, par poignées, et les pavés étaient couverts de pétales multicolores ; les jeunes filles, les adolescents dansaient au rythme des tambours, des sistres, et les mélodies des lyres, des cithares s’élevaient jusqu’au ciel bleu d’azur, clair comme un empyrée d’été. L’on se répandait partout en injures contre Octave, contre Lépide, et le peuple à l’unanimité proclama Lucius imperator.

La guerre pourtant ne faisait que commencer.

Lucius pris par le temps quitta Rome brusquement, car Salvidienus, soutien d’Octave, revenait déjà de Gaule avec une armée importante. Les généraux du frère d’Antoine craignaient un piège, mais l’imperator s’obstina — et désireux de gagner ses ennemis de vitesse, il fit avancer ses hommes à marche forcée vers le nord pendant quatre jours, exigeant des soldats des efforts considérables, et punissant impitoyablement les retards.

C’était un piège en effet.

Agrippa, l’un des alliés d’Octave, s’empara de Sutrium après que Lucius eut dépassé la ville ; il espérait conjointement avec Salvidienus cerner Lucius par deux côtés, et le contraindre à s’engager dans un défilé resserré, entre Hispellum et Tadinum. Cependant l’imperator, croyant avoir percé à jour la machination d’Octave, pour éviter de tomber dans le défilé fit aussitôt bifurquer son armée et la dirigea vers Pérouse, où il comptait attendre ses alliés, Asinius et Ventidius.

Jamais peut-être le génie d’Octave ne s’était plus puissamment exprimé ; il avait par ses manœuvres conduit les légions de Lucius comme si c’était lui-même qui les commandait ; lorsque ce dernier se fut enfermé à Pérouse, il n’eut plus qu’à rameuter l’ensemble de ses forces, abandonner le siège inutile de Sentia, et encercler la ville inexorablement.

Un fossé long de cinquante-six stades entourait Pérouse à présent ; des murs élevés jusqu’au Tibre empêchaient tout approvisionnement des assiégés, et des palissades, larges de trente pieds, l’enveloppaient d’un bout à l’autre ; un autre rempart était en train d’être élevé, garni de mille cinq cents tours, une tous les soixante pieds ; Asinius et Ventidius, empêchés par les armées d’Octave, ne pouvaient se rejoindre — Lucius était seul dans Pérouse, et la famine le menaçait.

 

 

Antoine cependant, au palais d’Alexandrie, s’enivrait de désir, de musique et de vin.

Aux orgies, prisonnier délicieusement des bras de Cléopâtre, il buvait à sa bouche le vin des Gaules entouré des jongleurs, tandis que la musique, qui ne s’interrompait jamais, berçait les amants de mélodies ardentes.

Le triumvir ne demeurait plus qu’au palais, désormais ; il avait abandonné le Gymnase et le Musée. Le jour, le soleil brûlait ses yeux harassés de fêtes, et la nuit, c’étaient les flambeaux. Il ne savait plus quand il faisait jour, quand il faisait nuit, et parfois perdait toute conscience du temps qui passe ; alors, il titubait à demi dévêtu parmi les corridors, désorienté, et les gardes ne venaient pas même le secourir, car ils le prenaient pour l’un des tristes bouffons de la reine d’Égypte. Elle finissait par le retrouver recroquevillé dans quelque recoin sombre, halluciné. Elle le prenait dans ses bras, lui murmurait des choses à l’oreille, exhalait jusque dans son âme son souffle empoisonné, brûlant de désir.

Il se réveillait au contact de sa peau. Entre mille il eût reconnu son élasticité, sa chaleur, son parfum ; elle le prenait par la main et le guidait, pareille au phare salvateur qui la nuit signale au bateau le port espéré, ou à la luciole qui brille dans les noires profondeurs des enfers, et montre aux voyageurs perdus les chemins vers la liberté ; par elle il retrouvait la raison, et ne l’en aimait que plus tendrement, que plus suavement, que plus follement.

Les orgies reprenaient.

Les magistrats, les ambassadeurs, les conseillers de la cour d’Antoine, qui le voulaient servir tantôt politiquement, tantôt militairement, et ne s’étaient constitués les bras armés de ses ambitions que dans l’espoir d’en profiter des retombées glorieuses, reprochaient à l’imperator sa mollesse, et de se corrompre sous l’influence de Cléopâtre.

Antoine alors entrait dans des colères terribles !

« Misérables ! hurlait-il. Races d’esclaves ! fils de boutiquiers ! Qui donc êtes-vous ?… Moi, je porte le monde sur mes épaules, et vous êtes à mes pieds des poussières ! Que me réclamez-vous ?… Que recherchez-vous ?… à me précipiter dans des guerres fratricides, pour vous mieux partager mes triomphes ! Ah ! Pitoyables ! Vermisseaux ! Mais jusqu’où ira votre perfidie ? Quand vous m’aurez porté à tous les honneurs, comblé de toutes les richesses, engraissé, vous me tuerez pour m’équarrir, et plongerez dans mes trésors vos mains sanglantes ! Me croyez-vous plus bête qu’Alexandre ? Que César ?… »

Et à chaque fois qu’il prononçait ce nom, il suffoquait et les renvoyait d’une voix tremblante, les yeux exorbités, fous, pourpre et les muscles à craquer, d’un air si menaçant, que de peur d’être massacrés ils s’enfuyaient la tête basse, en levant les bras pour se protéger. L’horrible frustration qu’il ne manquerait point d’éprouver en abandonnant ses plaisirs, à laquelle il songeait inconsciemment, décuplait contre eux le mépris qu’Antoine éprouvait, et il les haïssait d’autant plus.

Ses meilleurs généraux, ses amis les plus sages le quittaient les uns après les autres, par dépit — et il demeurait solitaire dans la torture graduelle de ses voluptés.

Antoine allait se consoler là-haut, dans les hautes terrasses du palais de Lochias, avec sa maîtresse la reine d’Égypte. Étendus mollement l’un contre l’autre, sous l’ombre des grands parasols rectangulaires en toile de lin, éventés par les flabella qu’agitaient les jeunes esclaves, ils contemplaient insouciants les mimes, les prestidigitateurs, et les danseuses ensorcelantes habillées d’étoffes transparentes, qui se tortillaient tels des serpents.

Le grand général, le triumvir n’agissait pas plus qu’un mort ; mais un mort ne coûte rien, tandis que lui, entretenu dans ses délires par les flatteurs de Cléopâtre, persuadé qu’il vivait la grande vie, la vie jouissive, la seule valant la peine d’être vécue, pillait le trésor allègrement.

Antoine se disait sans vraiment se le formuler, sans doute, que maître de Rome, riche à l’infini, amant de Cléopâtre, il avait touché au but ultime de son existence, et ne devait plus désormais que terminer ses jours dans les voluptés — et il ne considérait plus Alexandrie que comme une antichambre du royaume de Rhadamanthe, les champs Élyséens parcourus des zéphyrs, où les âmes paressent pour l’éternité dans la délectation.

Octave avait raison ; Antoine était fini.

Le fils de César, cependant, avait gravement mésestimé Cléopâtre ; la haine, la peur, le mépris qu’elle engendrait constituaient de la reine tragique les plus dangereux avantages ; encre de pieuvre, ils aveuglaient ses ennemis opportunément. L’on avait rapporté sur le compte de l’Égyptienne, au triumvir de Rome, les pires accusations ; ses conseillers ne l’appelaient que courtisane, bacchante ou prostituée ; ils en dressaient le portrait d’une créature lascive affamée toujours de chair, incapable de penser, immonde sphinge des déserts lointains. Octave, à force de dénigrement, s’en était fait une image monstrueuse, et à vrai dire il comprenait mal comment son père avait pu tomber dans ses rets.

Mais Cléopâtre n’avait rien de ces abominations mythologiques, de ces hideuses bêtes qui dans les failles reculées des montagnes, au fond des cavernes ou de part et d’autre des détroits, attendent les voyageurs et les dévorent implacablement ; elle n’avait rien d’une créature infernale, ni céleste d’ailleurs ; elle était toute terrestre au contraire, mortelle du cœur à l’âme, humaine et déplorablement humaine, mais aussi sage, ambitieuse et guerrière comme Minerve. Loin de se complaire dans un quotidien orgiaque, cette vie morbide la dégoûtait, parce qu’elle aspirait à d’autres destinées. Quand elle buvait du vin, se soûlait en public, débitait des grossièretés, elle se sentait dégradée, pensait à César et méprisait Antoine, trouvait ces festins misérables, et se rêvait au banquet des dieux subrepticement ; à force de piétiner dans les couloirs de Lochias, de battre les pavés d’Alexandrie, ses talons la tourmentaient. Elle brûlait de retrouver le génie de César dans la force d’Antoine, d’allier sa richesse à sa puissance, et de conquérir avec lui le monde entier !

L’imperator ignorait qu’il n’aimait pas encore la reine d’Égypte mais la désirait seulement, pour son or autant que pour ses courbes. La reine d’Égypte n’ignorait point que son désir n’était attaché qu’aux muscles de l’imperator, et pourtant des sentiments étranges incontrôlables, plus forts que des désirs, montaient dans son être progressivement.

Elle ne voulait pas y penser. Elle ne cherchait pour l’heure qu’à gouverner Antoine, et pour y parvenir se ruait avec lui dans la débauche. Elle le gorgeait, l’enivrait, et profitait de ses moments d’ivresse pour instiller en lui l’idée d’une alliance formidable, d’une union de l’Or et du Pouvoir. Elle essayait désespérément de lui montrer qu’il n’avait rien accompli encore, et qu’au contraire il lui restait tout à réaliser.

Certains soirs elle se penchait tout contre lui, la figure parcourue des reflets du crépuscule, elle l’enlaçait confusément, le caressait et chuchotait à son oreille, ses lèvres frôlant ses joues rugueuses, à les toucher :

« César ne s’enivrait pas que de plaisirs, mais d’idéals… Abandonne la canne à pêche aux pauvres de Pharos et moissonne les cités, les royaumes et les continents ! Je t’offre une chance de gagner le monde, saisis-la ! Repose ta coupe, imperator, et brandis ton glaive : tu te soûleras plus tard. Et si tu crains de renoncer à tes plaisirs, songe à ceux dont tu jouiras, quand vivant encore, tu auras conquis l’orgueil de pouvoir t’égaler aux dieux !… »

La nuit les enveloppait, ils regardaient les étoiles, et Cléopâtre imaginait des choses immenses, cependant qu’Antoine s’endormait en ronflant.

Elle multipliait les allusions ; informée par ses espions des moindres faits et gestes du triumvir, elle éprouvait contre lui les stratégies les plus diverses, un jour abondant dans son sens, le lendemain le contrariant en tout. Afin de le mieux manipuler, elle avait fait déclarer leur union « hymen céleste » par les prêtres du Sarapéion.

Un enfant, s’imaginait-elle, éveillerait en lui des préoccupations paternelles, l’inciterait à étendre son empire, ses richesses ; alors, elle s’était baignée nue dans l’eau du fleuve et frotté le bas-ventre avec un mélange de sang d’autruche, de limon du Nil et de corne de bélier — et elle était grosse maintenant des jumeaux d’Antoine.

Mais l’imperator ignorait à dessein les insinuations de l’Égyptienne, ou peut-être n’y prêtait-il aucune attention ; elle s’impatientait chaque jour un peu plus ; il demeurait obstinément sourd à ses ambitions, et son exaspération allait en s’accentuant.

 

 

Cléopâtre, un matin, convoqua Antoine à venir la rejoindre immédiatement.

Il parut quelques minutes plus tard accompagné d’une femme à peine habillée, qui devant la reine baissait la tête en rougissant. La rage étouffait la fille de Ptolémée, et pour ne point la laisser transparaître elle laissa le triumvir s’avancer jusqu’au milieu de la pièce, puis s’étendre passivement sur le large lit circulaire.

« Eh bien ? » demanda-t-il.

Elle s’approcha silencieusement.

« Connais-tu les dernières nouvelles de Rome ? »

Et comme il faisait signe que non, elle les lui délivra : Lucius et Fulvie menaient la guerre contre Octave et Lépide ; le peuple les soutenait, mais le frère d’Antoine était assiégé dans Pérouse, et semblait sur le point de capituler.

Cléopâtre avait pensé qu’Antoine serait ébranlé par ces révélations ; mais il ne répondit rien, et fit comprendre seulement qu’il s’en moquait, d’un vague geste de la main. La colère de la reine s’intensifia ; elle devait exercer sur elle-même un effort considérable pour se maîtriser.

Elle battit des paupières et renversa la tête en arrière ; puis, reprenant conscience, les joues empourprées elle vint jusqu’au bord du lit.

« C’est l’heure ! s’écria-t-elle en tremblant, la missive brandie dans ses bras conquérants, qu’elle élevait vers le ciel. C’est ton heure, imperator ! Pars demain en Italie avec tes légions, débarque à Brindes : la plèbe en triomphe te portera jusqu’aux murailles de Rome ! Alors, tu sauveras ton frère, vaincras tes pairs affaiblis, et fort de ta gloire, deviendras l’unique maître du cœur du monde ! Exile Lépide si tu veux, il est insignifiant ; mais tue Octave, tue-le et envoie-moi sa tête ! »

Ses yeux roulaient, sa gorge était rouge, et elle parlait avec l’agitation d’une pythie.

Antoine demeurait étendu au fond du lit, le regard vague ; il tira la robe de sa courtisane en riant, et elle le caressait avec des roucoulements ridicules.

La reine cette fois-ci suffoqua d’un courroux impérial ; puis sa rage explosa :

« Imbécile ! Lâche, pusillanime et pleutre ! Regarde-toi ! Tu te vautres dans la débauche ! Tu abandonnerais toutes tes ambitions pour des femmes et du vin ! César, lui, passait son temps à gémir qu’il n’avait rien accompli encore, à l’âge où Alexandre avait déjà conquis le monde !… Mais toi ? Ah !… Comme tu es méprisable ! »

Antoine repoussa la prostituée d’un geste brusque ; il se leva, se dirigea vers Cléopâtre à demi titubant, les bras écartés comme pour l’embrasser ; et il balbutiait :

« Ma reine !… ma déesse !… »

Mais elle l’écartait, elle empêchait qu’il s’approche en détournant la tête, en tendant les mains, et criait contre lui des paroles atroces ; alors, le triumvir à son tour éclata d’une rage terrible.

Il proféra des injures intolérables. Il la rabaissa, en se rehaussant lui-même excessivement : pour qui se prenait-elle, à le traiter de lâche ? Il avait vaincu Aristobule en Judée ! Traversé les marais de Serbonis, — les exhalaisons de Python —, emporté Péluse, reçu tous les prix, tous les honneurs ! Elle parlait de César ? Eh bien ! — quand elle se contentait de lui ouvrir grand ses cuisses, lui le secondait dans sa guerre contre Pompée, l’engageait à marcher contre Rome et même le stupéfiait par son audace, en Macédoine, à Lissos et en Illyrie ! Au retour d’Espagne, il se tenait à ses côtés sur le char du triomphe, lorsqu’il traversait l’Italie et que la foule, innombrable, aux villes sacrées l’acclamait unanimement !

« Il m’a fallu conquérir ma carrière : j’ai été préfet, tribun, maître de la cavalerie, imperator et triumvir ! Mais toi ? Qui es-tu, toi ?… »

Et il ajouta du ton le plus méprisant, en la toisant de haut en bas :

« Une héritière ! »

Cléopâtre, muette soudain, s’était affaissée ; mais à ce dernier mot elle se redressa, et le regardant droit dans les yeux :

« Oui, répondit-elle, une héritière. Une fille des Ptolémées, d’Alexandre et des dieux ! Quant à toi, tu te crois Héraclès ou Dionysos, mais tu n’es qu’un pauvre homme, et tes beuveries pitoyablement mortelles te rendent odieux à la multitude. Tes dépenses, tes coucheries, les journées que tu passes à dormir, et les nuits à courir les fêtes, les théâtres, les noces des mimes et des bouffons, écœurent jusqu’aux membres de ta propre famille ! Ne te compare pas à César, je t’en supplie : il campait en plein air, il s’imposait les plus dures des privations ; mais ton luxe est scandaleux ! Tu dressais au bord des bois sacrés des tentes somptueuses sous lesquelles on te servait tes orgies ; tu attelais des lions à tes chars, tu chassais hors de leurs demeures les citoyens les plus honnêtes, pour y loger tes joueuses de sambuque ; tu précédais dans les villes tes courtisanes, tes coupes d’or et tes danseuses !

— Héritière d’Alexandre ! fit Antoine en ricanant. Fille des dieux ! Isis ! »

Elle l’avait troublé, il ne savait que répondre d’autre, et se tut ; elle profita de son avantage et poursuivit d’un ton cruel :

« Moque-toi si tu veux, ricane ! Je sais ce que je vaux, et mes ambitions dépassent largement les bornes de ton imagination. Il n’y a que les esprits divins qui puissent me comprendre ; j’ai cru que tu me comprendrais, toi, et je me suis méprise… Ah ! Je te hais ! »

Antoine allait l’interrompre ; elle haussa la voix :

« Tu tires orgueil de ta carrière ? — tu ne dépasses pas la cheville de César ! Ce n’est que par félicité que tu montas si haut, attiré non par le pouvoir, mais par le luxe. Tu te moques de l’ambition, tu ne te contentes que de brefs éclats, qui seront oubliés lorsque tu périras. Inutile de te masquer la vérité plus longtemps : aucune de tes victoire n’égala encore celles de César ! Il repoussa jusqu’à l’océan les frontières de la République ; il soumit les quatre cents peuples de la Gaule, et depuis elle paye à Rome chaque année quarante millions de sesterces ; il poursuivait Pompée jusqu’à mes rivages ensablés, plongeant avec une souveraine indifférence ses mains dans les trésors maudits ; il sacrifia même ses triomphes pour être élu consul ! »

Elle se tut, brisée par l’émotion. Elle se remémorait soudain les quatre triomphes donnés à Rome en son honneur simultanément, pour le Pont, l’Afrique, la Gaule et l’Égypte.

Elle était là.

Les tableaux défilaient les uns après les autres, sous les hurlements du peuple : le naufrage de Scipion, les morts de Petreius et de Caton, les ruines d’Achillas et de Pothinos, la débâcle de Pharnace ; les trompettes retentissaient, et les chevaux, harnachés de soie dorée, pourpre et bleuâtre, jouaient sous les arcs monumentaux des chorégraphies en galopant ; il y avait des combats d’infanterie, d’éléphants et de cavalerie, et l’on donna même en spectacle une bataille navale avec quatre mille rameurs, et mille combattants de part et d’autre ; soixante mille talents, trois mille couronnes d’or étaient portés en procession sur des plateaux d’argent, cependant que les administrateurs distribuaient aux soldats, aux centurions, aux préfets et tribuns des drachmes par milliers, et des mines aux plébéiens — et César, au couronnement de ce jour, ordonnait l’élévation du temple de Venus Genetrix, et de la statue de Cléopâtre.

Elle ne put s’empêcher de dévisager le triumvir. Un dégoût la saisit. Antoine décidément n’avait rien du divin Jules ! Et prise d’un délire elle rêva malgré elle du dictateur, emportée par le flot de ses réminiscences, qu’elle était désormais incapable de contenir…

César !… Sa face apparut entre les étoiles au milieu de l’univers, elle entendit sa voix résonner dans ses entrailles distinctement, et elle le revit soudainement la contemplant de son regard foudroyant, dans une extase… Un tel être avait-il jamais existé ?… Un immense tressaillement la secoua jusqu’au fond du cœur ! Est-ce qu’elle n’était pas folle ? — mais la nature n’engendre jamais des hommes pareils ! Elle pâlit, ferma les yeux, porta la main sur sa gorge… Oui, pourtant, oui ! Elle n’avait plus besoin de rêver à présent, il lui suffisait de se souvenir… La terreur, la considération qu’il inspirait n’avaient pas d’égales, n’en avaient jamais eues : les tribus, les provinces, les rois sacrifiaient pour lui de son vivant, ils offraient dans les temples des offrandes aux pieds de ses statues, invoquant sa clémence avec des supplications ; les bustes à son effigie portaient des couronnes en feuilles de chêne ; au Sénat, son corps était déclaré sacré, il rendait la justice assis sur un trône d’or et d’ivoire, et ne consentait à s’adresser aux dieux qu’en habits de triomphateur ; ses victoires étaient célébrées comme des fêtes, les vestales priaient pour lui sur les places, les magistrats, quand ils revêtaient la robe, juraient de ne jamais s’opposer à ses décrets — le plus beau des mois portait son nom, et l’on élevait en son honneur des monuments indestructibles !

Ah ! Comme ce rêve s’était tragiquement dissipé ! S’il avait eu l’heur d’être couronné, s’il l’avait épousée avant de s’en aller soumettre la terre, sous les roues invincibles de son char victorieux, comme elle l’eût aimée ! — d’un amour suprême incomparable qui les eût ensemble changés en constellations, lui le dieu de la guerre dont le glaive était un foudre, elle l’émanation terrestre de la mère des dieux d’Égypte !

Antoine s’était approché.

« Tu ne l’aimais pas, dit-il amèrement.

— Qu’en sais-tu ? répondit Cléopâtre s’éveillant, avec impatience.

— Tu ne repoussais pas mes avances, lorsqu’il faisait la guerre en Espagne ! »

Elle se mordit les lèvres.

« Crois-tu, reprit Antoine, avoir seule ressenti la force de son aura, avoir seule succombé à ses charmes divins ? Mais tous l’adoraient, les hommes, les femmes et les soldats, les pauvres et les riches. Moi aussi je l’aimais, plus que toi sans doute ! Après que le Sénat lui ordonnait d’abandonner ses charges contre les récriminations du peuple, moi, tribun, je quittais Rome déguisé en esclave afin d’aller le secourir ! Après que tu l’eus livré au meurtre par les folles chimères que tu insufflais dans son crâne, moi, je pleurais sur son corps mort devant la foule assemblée, et ivre de chagrin brandissais face au soleil sa toge ensanglantée ! Et pendant que d’autres ne cherchaient qu’à trahir son cadavre, moi, je poursuivais ses assassins jusqu’en Macédoine, et le vengeais impitoyablement ! Mais toi ?… toi ! Tu aurais, perfide, couvert Pompée des mêmes éloges, s’il avait vaincu ! Ne lui livras-tu pas soixante vaisseaux à Pharsale, lorsque le monde entier croyait à sa victoire ?… Tu vois, il y a les paroles, et il y a les actes. Tu n’aimais pas César mais sa puissance, comme tu ne m’aimes pas, moi, mais ma force. Avoue ! »

Cléopâtre, interdite, d’abord demeura muette, puis balbutia des explications inarticulées ; enfin elle se reprit, et déclara plus affermie :

« Eh bien, oui ! oui ! — j’ai cru un instant à la victoire du Grand Pompée ! Mais il prit peur et s’enfuit, et regarde où il gît, à présent : dans un misérable tombeau perdu au milieu du désert, que le sable a déjà presque enseveli. Tandis que César… César n’avait pas peur, lui ! En Espagne encore, — sa dernière campagne —, il courait en première ligne, et les lances rebondissaient contre son bouclier, percé déjà de deux cents flèches ! Tu m’accuses de ne l’avoir aimé que pour sa puissance ? Peut-être ! sans doute ! oui, assurément ! — mais parce que sa puissance était invincible, l’amour que je lui portais, moi, était indestructible. »

Antoine blêmit.

« Quoi ? reprit-elle. Tu es jaloux ? Et toi, imperator, qu’aimes-tu de ma personne ? Mes lèvres ? ma gorge ? mon éloquence ? Et si je n’étais point si fortunée ?… Tu as connu mille pauvresses des campagnes, créatures licencieuses plus belles que moi, beaucoup plus belles ; elles t’ont fait vivre des joies célestes, et sans doute leur gracieux naturel plus d’une fois t’enchanta ; et c’est moi pourtant que tu désires le plus passionnément !… alors, si ce n’est l’or qui me distingue, dis-moi ce que c’est ! Dis-moi ! »

Elle ne se trompait pas. Il la désirait comme un homme, pour sa peau, pour ses lèvres, pour sa gorge… mais aussi pour toutes les jouissances que son or lui procurait ; sa richesse rehaussait sa beauté ; et ce n’était que parce que celle-ci était prodigieuse, qu’elle semblait une déesse aux élus de ses charmes.

Il avait détourné les yeux ; il la considéra de nouveau.

Jaloux ! Oui, la jalousie lui serrait le col à l’étrangler, il n’en pouvait plus de vivre dans l’ombre du grand homme, d’entendre son nom sans cesse évoqué, sans cesse invoqué, sans cesse convoqué !

« César ! tonna-t-il, furieux. César ! César ! César ! César, toujours César !… Mais je ne suis pas César !

— Non, répondit la reine, tu n’es pas César ! Tu n’es pas même Octave, son fils, et l’autre vainqueur de Philippes. Lui au moins les dieux le considèrent, et qui sait ? — ils le porteront peut-être encore plus haut que son père, si tu ne fais rien pour l’arrêter. L’ignores-tu ?… quand il entra dans Rome après le meurtre de César, un arc-en-ciel entoura le disque du soleil, et la foudre par trois fois toucha la tombe de Julie !

— Quoi ! Que dis-tu ? Comment oses-tu associer Octave à Philippes ? — cette caricature décharnée, ce tyran maladif ! À César ce que le bouffon d’une tragédie est à l’empereur Alexandre, il n’imite son père que pour licencier ses légions ignominieusement, et renvoyer les soldats sans leur donner leurs soldes ! »

Antoine le détestait. Il méprisait ce descendant d’artisans à la virilité douteuse, austère et retors, qui ne devait sa place qu’à une erreur des Parques ou à une plaisanterie des dieux ; et il ne voyait en lui que les défauts de sa condition véritable, l’avarice, la bassesse et la cruauté, surtout.

Il rappela ses perversités à la reine, en mélangeant les vérités et les calomnies : le plus acharné aux proscriptions, Octave avait refusé les absolutions systématiquement, et fait mettre à mort non seulement son tuteur, mais ceux des riches dont il convoitait les vases de Corinthe. Il avait acheté l’adoption de son oncle par d’infâmes complaisances ; et sur son ordre il s’était prostitué à Hirtius, en Espagne, contre trois cent mille sesterces !

« César, reprit Antoine, était juste ; Octave est cruel ! César savait récompenser ; Octave ne sait qu’humilier ! C’est moi qui ai vaincu les assassins de César ! Moi ! Et moi seul ! »

Mais Cléopâtre balayait ces arguments ; et à la fin elle ajouta :

« D’ailleurs, ne fus-tu point cruel toi aussi, et vil ? Rappelle-toi Cicéron ! »

Antoine se décomposa.

Cicéron jadis avait fait tuer son beau-père, Lentulus ; et pour se venger il l’avait fait assassiner misérablement, lorsqu’il dirigeait les proscriptions. Il avait ordonné à ses hommes de lui arracher la tête ainsi que la main droite, celle avec laquelle il écrivait ses discours ; il les avait suspendues à la tribune du Forum et même déposées sur sa table à manger, s’amusant avec en matière de plaisanterie, avant de les donner au chien !

« Cela suffit », dit Antoine en serrant les poings, les mâchoires crispées.

Cléopâtre, vibrante encore de furie, s’éloigna d’un pas majestueux.

« Tu as vu juste, souffla-t-elle enfin. Si tu veux me garder, si tu veux que je te désire et que je t’aime, sois fort, Antoine… sois fort ! »

Et d’un geste épuisé elle le congédia.

Le triumvir, fou de rage, quitta la salle sans un mot ; la reine s’effondra dès qu’il eut refermé la porte. Charmion, surgissant d’un recoin, se précipita pour la soutenir — et parce que son cœur battait follement, elle lui donnait de la mandragore en la caressant.

 

 

La nuit même, Antoine, oppressé par la colère, sortit se promener seul dans les jardins. Il vint s’appuyer à la rambarde en pierre de la terrasse supérieure, les coudes à angle droit, les poings fermés dans la barbe. Il ressassait ses griefs quand il la vit flâner en contrebas, entre deux rangées d’arbres d’encens ; et il en fut troublé comme s’il contemplait une apparition divine, une Vénus mystérieuse, pâle aux reflets de la lune, et les yeux brillants d’une lumière d’étoile.

Elle marchait à pas lents, la tête basse, une larme écoulée sur la joue, et les bras pendants. Sa robe jaune légère, décolletée, qui la couvrait des épaules aux talons, laissait voir seulement le haut de sa poitrine. Ses cheveux déliés, à cause de l’humidité, s’arrondissaient en boucles ondulantes. Aucun maquillage ne la déguisait, et elle était plus belle ainsi, belle comme une harmonie naturelle.

Une lance eût moins fatalement transpercé le cœur du triumvir.

Par quel poison ? par quel sortilège ?… ses lèvres tremblaient, il secouait les épaules ; il tenta de résister mais bientôt n’y tint plus, et les pleurs inondèrent sa face. Alors, la vue brouillée des sanglots, il courut à elle, l’embrassa et baisa ses genoux, et dans la nuit profonde il la supplia de le pardonner. Elle, confuse d’abord, gagnée par son exemple s’abandonna à la mélancolie ; elle enfonçait ses doigts dans ses cheveux et pleurait aussi, éperdue d’amour, chaude, fébrile, en répétant :

« Que nous arrive-t-il ? Que nous arrive-t-il ? »

Antoine, trois jours plus tard, faisait voile en direction de Rome.

La reine d’Égypte, Cléopâtre, regardait fixement la galère disparaître à l’horizon, écrasée par une angoisse considérable dont elle ignorait la cause. Elle était seule sur les quais, le ciel pourpre du crépuscule paraissait de flammes, et le vent soulevait les larges pans de sa robe, et les agitait tels que des étendards.