Antoine et Cléopâtre


TROISIÈME PARTIE : ALEXANDRIE

 

III

SAMOS

Alors que le monde poussait des lamentations, depuis Samos résonnaient l’aulos et la lyre ; les théâtres étaient pleins, et des chœurs se disputaient les prix.

PLUTARQUE

 

« Iras, et si je m’étais trompée ? Et si j’avais eu tort ?…

— Pourquoi dis-tu cela, maîtresse ?

— L’indifférence d’Antoine, sa nonchalance me font craindre le pire. Plus le danger s’aggrave, plus il s’enivre du vin des orgies… A-t-il conscience que la moitié de l’univers vient de lui déclarer la guerre ? Octave est monté sur le parvis du temple de Bellone ; il a lancé le javelot sacré en direction de l’est.

— Mais l’imperator a rassemblé pour toi, maîtresse, cent mille légionnaires, douze mille cavaliers, cinq cents vaisseaux, — et tous les rois de l’Orient ! »

Iras peignait les cheveux de Cléopâtre.

C’était à Samos, dans la chambre de la reine. Une lampe unique en forme d’étoile à six branches, suspendue par des chaînes au plafond, diffusait un faible éclairage, qui laissait les coins les plus reculés dans la pénombre. La fenêtre était ouverte ; le vent léger faisait osciller les flammes imperceptiblement ; on entendait dehors des rumeurs de débauche, des crépitements, et les cris stridents des animaux nocturnes.

« C’est vrai, répondit la reine, il m’obéit aveuglément ; il prépare la guerre comme je le lui demande, mais la prend-il vraiment au sérieux ? Alors qu’il devrait s’informer des mouvements de l’ennemi, étudier les cartes, passer ses hommes en revue, il boit, il joue, et jusqu’à midi se vautre dans le sommeil.

— Peut-être que la guerre ne lui fait pas peur ? car il l’emportera, certainement !

— Et s’il la perdait ?

— Maîtresse ! fit Iras, outrée comme devant un blasphème. Comment pourrait-il la perdre ? Il possède le double des vaisseaux d’Octave ; sur terre, il est comparable à César ! »

Elle parlait avec sincérité. Mais Cléopâtre qui songeait à l’empire du monde, à Césarion, en voulait à Antoine de les mettre en danger par ses imprudences.

Elle avait dédaigné Octave à cause du portrait que lui en avait dressé l’imperator. Cela sans doute avait été sa grande erreur ; un atroce regret la saisit, cependant qu’une haine foudroyante, tournée contre Antoine, lui traversait la poitrine.

Antoine ! Octave ! Quelle différence ? Elle aurait dû attendre le vainqueur. Même l’Égypte n’était rien, en comparaison de l’empire universel ; elle l’eût livrée à Octave pour qu’il triomphe, en contrepartie d’un mariage. Elle le croyait du moins ! — pourtant, elle poussait des soupirs involontaires, et sa gorge rouge palpitait de doute.

« Comme tu es belle, maîtresse ! » s’exclama Iras, en lui présentant un miroir.

Elle était belle, en effet.

Une tunique de lin bleue, très fine, collait au plus près aux rondeurs de son corps ; celle-ci était recouverte d’une sorte de syrma, en écailles mauves transparentes, aux larges manches évasées. Pour tout maquillage, elle avait appliqué un peu de khôl autour de ses yeux, et sur ses lèvres deux traits de vermillon ; mais elle arborait à la poitrine un immense collier à double rangée de perles, surmontant une série d’ambres longitudinales, ainsi que de grosses boucles d’oreille en forme de croissants de lune ; puis, ses cheveux étaient enfermés dans un réseau en filaments d’or.

« Oui vraiment, ne put s’empêcher d’ajouter sa servante, belle comme Isis ! »

Il y avait fête ce soir à Samos, où s’étaient réunies les forces d’Antoine et des pays d’Orient.

L’imperator, la reine, l’état-major s’étaient installés au palais du Pythagoreion, bâti sur le Kastro. Les hautes collines autour — d’Astypale, d’Eupaline, avec en leurs pentes les sanctuaires de Cybèle et des Nymphes —, s’élevaient de loin en loin, hérissées de vignobles nombreux, jusqu’aux montagnes de l’aqueduc d’Eupalinos ; parsemées des lueurs des flambeaux des pâtres, elles semblaient les soulèvements prodigieux d’une mer noire immobile, où scintillaient les reflets des étoiles. Vers le sud, on devinait, non loin du fleuve Imbrasos dont les rives disparaissaient sous les touffes d’osier, une masse formidable : c’était l’Héraion, le temple d’Héra, que jadis Aristote avait comparé aux Pyramides. Diptère, il comptait pas moins de cent cinquante-cinq colonnes, du plus pur ordre ionique ; une sorte de voie sacrée, qui partait de la ville, menait à l’entrée du monument — elle était bordée de kouros, d’autels, et de statues généléosiennes.

Cléopâtre cependant avait pâli ; elle défaillit.

« Maîtresse ! s’écria Iras en la soutenant, qu’as-tu ?… »

Elle l’aida à s’étendre sur sa couche. En même temps, elle agitait près de sa face un petit éventail, un rhipis en feuilles de myrte.

« Comme je doute ! répondit la reine, dans un souffle. Oh ! Comme je doute ! »

Iras n’eut pas besoin d’en demander plus. Elle caressait le front de sa reine, d’un mouvement tendre de femme amoureuse. Cléopâtre ouvrit les yeux.

« Mais ce soir, dit-elle, je lèverai mes incertitudes…

— Que feras-tu ?

— Je reprocherai à Antoine sa paresse ! J’invoquerai César, et telle une sibylle, lui représenterai un avenir si désirable, qu’il ne se contiendra plus !

— Quoi encore, maîtresse ? Quoi encore ?

— Iras, je l’enivrerai de vin, et de ma chair — il voudra me séduire, je résisterai : car je ne puis le désirer que s’il triomphe, il le sait ! »

L’expression même de ses résolutions l’avait raffermie ; elle retrouva des couleurs.

« Allons », dit-elle.

Elle se releva et quitta la chambre, suivie de sa servante.

Elle habitait une villa magnifique en blocs de pierre blanche, débordant de pampre, avec des balcons à colonnettes, des bassins d’orchidées, des pavements de mosaïques.

Les deux femmes descendirent les escaliers main dans la main, puis traversèrent un long jardin, où trônaient des statues d’airain de Théodore et de Téléclès. L’air était saturé de l’odeur des oliviers, des pins, des châtaigniers ; il s’exhalait des buissons des effluves de roses, d’eucalyptus et de pimprenelles. Des étoupes enflammées, qui faisaient des clignotements, brûlaient à l’intérieur de vases précieux, suspendus aux branches des cerisiers. On percevait d’ici les râlements de la mer contre le môle du port, ainsi que la musique permanente, vaguement hypnotique, d’invisibles psaltérions.

La façade du palais s’élevait au bout d’une grande allée ; plus on s’en approchait, plus on distinguait les clameurs de l’orgie ; la lumière mouvante des torches éclairait les espaces des fenêtres.

La cour de Cléopâtre l’attendait devant les hautes portes en ébène massif, telle une délégation. Tous s’inclinèrent devant la reine, puis l’on pénétra dans la demeure.

C’était un mégaron, à l’architecture imitée des Crétois : une grande salle très haute dont le plafond transparaissait entre les vapeurs, avec des arcades babyloniennes, et des escaliers en marbre de Carrare. Les mosaïques, les tentures, les fresques étourdissaient le regard ; les colonnes de style dorique, multiples comme les arbres des forêts, se dressaient jusqu’à des altitudes vertigineuses. Les lampes, disposées par milliers aléatoirement, réfléchissaient leurs scintillations papillotantes contre les lames d’électrum, et les lustres d’argent décorés de callaïs, d’émeraudes et d’écailles d’animaux fantastiques. L’endroit était plein déjà des convives ; des esclaves pieds nus, en tunique, portaient des plats somptueux qui fumaient, d’autres versaient du vin dans des coupes, depuis des vases de Samos en faïence ; de jeunes Grecques de Salamine, des Samiennes dansaient, à la mélodie des harpes, entre les tableaux érotiques de Nicosthène, de Calyphon, de Timanthe. Les tapis en toisons de Milet, moelleux à l’imitation des nuages, étaient tachés de fruits écrasés, de liquides renversés ; sur les tables énormes flambaient les candélabres, et l’on entrevoyait dans leurs clartés jaunâtres les tours de fruits, les accumulations d’olives, de raisins, de prunes de Damas. Les paons, les tortues gisaient dans les céramiques apyres de Sparte ou de Corinthe, disposées sur des réchauds dignes des artisans d’Akko ; d’amples coquillages débordaient de garum ; il y avait des corbeilles de neige, des urnes de jaspes remplies de l’eau du Nil, et des plats en cuivre contenant des grains de grenade, qui brillaient comme des agates.

Quatre colonnes entouraient un espace légèrement surélevé, au centre de la pièce, où était la table d’Antoine. Le triumvir n’avait pour tout vêtement qu’une tunique rouge laissant voir largement la musculature de ses bras ainsi que de ses jambes, à peine serrée à la taille par une ceinture épaisse, d’une blancheur de perle. Il s’était rasé la barbe ; ses cheveux courts parfumés à l’huile d’olive, noirs, bouclés, luisaient de henné. Ses poignets étaient ornés de bracelets d’airain, et sa tête, d’une stéphanie de fleurs multicolores.

Autour s’agitaient en discussions les rois d’Orient avec leurs favorites : Bocchus de Libye, Tarcondémos de Haute-Cilicie, Archélaos de Cappadoce, Philadelphe de Paphlagonie, Mithridate de Commagène, Sadalas de Thrace, Polémon du Pont, Malchos d’Arabie, Hérode, souverain de Judée, Amyntas enfin, prince des Galates et des Lycaoniens. Leurs figures étaient grasses, rouges, rieuses ; certains avaient la barbe tressée, constellée de pierres précieuses ; d’autres étaient maquillés selon leurs us pareils à des hétaïres, avec du rouge aux lèvres, du fard aux joues — et leurs robes de soie, ou de gaze, étaient fines comme des duvets.

Le reste de la salle était composé des importants de Samos : les chefs des anciennes tribus et phratries, les héritiers des géomores, des prytanes et des éphédètes, les prêtres d’Héra ; puis, se mêlaient aléatoirement les légats, les tribuns, les préfets du camp de l’armée romaine, avec les prétoriens, quelques vétérans, et l’état-major des troupes du roi des Mèdes.

À l’entrée de la reine, les discussions s’interrompirent.

Toutes les bouches exhalèrent ensemble un soupir de surprise et d’adoration. D’abord, des vierges délicieuses, qui chaloupaient en faisant tourbillonner de longs rubans, jaillirent d’un formidable nuage d’encens, bleuté ; il s’éleva ensuite par degrés un chant de choristes à la fois grave et doux, un chant d’amour, qui parut dissiper le brouillard mystique : et cet hymne à Cléopâtre-Isis, rythmé par les tambourins, emplissait le mégaron jusqu’aux culminations de la voûte.

Alors seulement, l’Égyptienne parut.

Les soldats se levèrent ; les Égyptiens se prosternaient, les Samiens s’agenouillaient ; les gros rois, ne sachant que faire, la regardaient la bouche béante. Antoine avait pâli.

Elle dégageait quelque chose d’éminemment séducteur. D’une joliesse commune à côté des vierges de sa cour, des jeunes filles célèbres de Syracuse ou de Pompéi, elle éclipsait pourtant, par quelle magie ? ses rivales, par la tenue générale de son être. Sa peau rayonnait d’un plein soleil, elle était le jour contre l’ombre, et l’aube qui disperse les étoiles.

« La déesse ! murmurait-on.

— Elle est ravissante !

— Mais oui ! elle est belle ! elle est belle ! »

Les yeux de l’imperator brillaient ; un déluge de volupté l’inonda. Il éprouvait une fierté inimaginable à l’idée qu’elle était sa femme, qu’elle lui appartenait, qu’il allait la posséder. La sueur coulait contre ses tempes, la moindre parcelle de sa chair frémissait. Une chaleur éclata dans son ventre, ce fut comme l’éruption d’un volcan — et des pétillements d’étincelles, qui le frappèrent jusqu’à la poitrine, le soulevèrent hors de lui.

« Cléopâtre, s’exclama-t-il en se redressant, ô ma reine ! »

La fille de Ptolémée, d’un geste, immobilisa la cour qui l’accompagnait ; puis elle s’avança d’un pas magistral, dans un spectaculaire silence ; et les têtes à l’unisson lentement pivotaient, cependant qu’elle allait en direction du triumvir. Lui contemplait l’image d’une manifestation sidérale : il pleurait, mais ses larmes reflétaient les flambeaux, et ainsi les pleurs illuminaient sa face.

Un légat s’était penché vers son voisin, un tribun :

« Elle n’est presque pas fardée, lui disait-il à voix basse, et vêtue le plus simplement ; mais elle dépasse en splendeur les adolescentes aux rondeurs prometteuses. Quel charme absolu !

— Quel âge peut-elle bien avoir ? On prétend qu’elle a connu Pompée ; elle pose avec la dignité d’une ancienne reine, et pourtant, il se dégage de sa personne je ne sais quelle pureté juvénile… Elle est donc véritablement une déesse, immortelle ? »

Tandis qu’elle fendait les convives, une suave rougeur s’étalait par-dessus ses seins rehaussés, que sa respiration gonflait ; ses hanches ondulaient, elle marchait à la manière d’une chatte, les talons suivant une ligne unique. Son visage demeurait fixe parfaitement. Ses paupières entre-closes s’ouvraient au fur et à mesure qu’elle arrivait au centre de la salle, dévoilant ses prunelles vertes majestueuses — et c’était comme l’éclosion sauvage de ces fleurs incomparables qui poussent dans les déserts. Antoine retrouvait dans ses traits inaltérés la petite fille d’Alexandrie ; il la revoyait telle qu’elle était exactement, à Rome en Italie, aux jardins du Tibre.

Elle monta sur l’estrade ; il tomba à ses pieds, à genoux. Elle sourit d’une adorable façon, le releva, et ils s’embrassèrent.

« Longue vie à la reine d’Égypte ! hurlèrent les hôtes presque à l’unanimité. Longue vie au césar, Antoine ! »

En même temps, ils tapaient leurs poings sur les tables, formant un boucan infernal qui s’entendait jusqu’au port, et terrifiait les cérylos.

Cependant les amants s’allongèrent côte à côte dans un double triclinium d’ivoire, et l’orgie recommença.

Les officiers avaient contemplé cette scène sans cacher leur désapprobation ; dès que les discussions reprirent, ils chuchotèrent entre eux des propos outrés.

« Il s’agenouille devant elle ! s’écriait Silanus. Mais il est maître de Rome, et l’Égypte est sa province ! »

Dellius approuvait ; il surenchérit :

« Il se costume à l’orientale, et trône au prétoire déguisé en satrape ! Il abdiquera sa puissance sur un claquement de doigts ; il lui livrera l’empire pour une caresse !

— C’est vrai ! C’est vrai !

— Nos légions, reprit-il, sont déjà pleines de Nubiens. L’Égyptienne a maintenant dans sa garde d’honneur des prétoriens des cohortes : son chiffre est gravé sur leurs boucliers ! »

Cette nouvelle révolta les contempteurs de Cléopâtre.

Antoine ne s’apercevait de rien. Ivre par tous les sens, il trouvait dans Cléopâtre de nouveaux charmes magiques, irrésistibles ; si elle avait dansé, il lui eût offert non seulement la République, mais son or, ses légions, sa vie.

« Déesse, dit-il, trinquons ! »

Ils prirent chacun une coupe, croisèrent les bras et burent en s’admirant dans les yeux.

Il lui faisait goûter les fruits, cracher les noyaux dans sa main ; lorsqu’il la caressait, de sa rude main, elle frissonnait de plaisir. Il l’accablait de compliments, avec dans la voix des tressaillements de sincérité ; il avait commandé pour elle une couronne en feuillages de nard ; il prévenait, par des ordres énergiques, les moindres de ses volontés.

Elle, en voyant sa force virile fléchir sous l’effet de sa beauté, exultait d’un inqualifiable orgueil ; et elle se prenait d’une tendresse poignante pour ce fauve attachant, cet Héraclès aux élans juvéniles. Elle oubliait ses résolutions ; quand elles lui revenaient à l’esprit, elle les rejetait avec violence. La guerre ?… après ! après ! ces mollesses étaient trop délicieuses !

Des poètes, régulièrement, venaient réciter des élégies sur les grâces divines de la reine ; les délégations se succédaient afin de lui offrir des présents somptueux, des sycomores, des parfums brûlant dans des coffres, des corbeilles de bijoux en forme de fruits.

Des filles de Samos, voilées, jouaient sans répit une musique ahurissante, une envolée mélodieuse de cithares, de lyres et de harpes. Les esclaves essoufflés n’en finissaient plus de combler les cratères d’airain, les amphores, les vases. Dehors, on roulait en files ininterrompues des tonneaux depuis les entrepôts du port.

Les conversations entremêlées s’échauffaient ; les voix devenaient plus fortes ; des rires, des exclamations retentissaient à tout propos.

Les militaires comparaient les engins de siège interminablement, se disputant sur leurs différentes utilités ; puis ils rivalisaient de finesses argumentatives, afin de décider s’il valait mieux passer par-dessus ou par-dessous les remparts — et ils évoquaient Syracuse, Carthage, Modène. D’autres, qui se remémoraient les grandes batailles, dissertaient sur l’efficacité des formations. Castinus vantait l’attaque en pointe :

« Car c’est le plus sûr moyen de briser la ligne des ennemis ! »

Il y eut une rumeur d’approbations ; mais Gaius, objectant :

« Sauf si l’adversaire a dégarni son centre volontairement : souviens-toi de Cannes !

— Non ! s’écriait un préfet, non ! Hannibal n’a gagné que par sa cavalerie ! Il n’aurait fallu que des piques à Paullus et Varro pour le repousser, et l’anéantir ! »

Cette dernière remarque souleva un concert de récriminations ; tout le monde voulut donner son avis, on s’interrompait, les propos se perdaient dans le tumulte général.

Un très vieux vétéran fit taire les débats ; il avait participé à la guerre des Gaules ! Il narra les combats furieux jusqu’au coucher du soleil, les massacres des tribus, et l’orgueil de Vercingétorix, le soir où il caracola autour du vainqueur sur son cheval de bataille, et balança ses armes à ses pieds, sans la moindre parole.

« C’est le nombre qui gagne les batailles, la rapidité, et le génie des chefs ! »

Puis, il montra l’invincibilité de César, traversant les fleuves à la nage, exterminant les peuples, galopant comme l’éclair du Rhin jusqu’à la Bretagne, dans une moisson de victoires.

On l’écoutait en rêvant de la grandeur de Rome ; les nourritures, les boissons dilataient les consciences, on s’abîmait dans des idées glorieuses.

Le service ne finissait pas : il n’y avait qu’à tendre les bras pour toucher les nourritures, et lever son verre, pour qu’il soit aussitôt rempli.

On servait à présent des loirs farcis au miel, des murènes et d’autres produits de la mer, oursins et spondyles, pétoncles et palourdes, praires et crevettes. On rinçait la bière d’orge avec du Falerne de cent ans d’âge ; les bêtes arrivaient entières sur les plats embellis de pierreries, les paons, les oies, les sangliers. L’air était saturé d’épices, et des convives, tout près de vomir, se gavaient de râpure de de géophanium.

À gauche de l’estrade, non loin de l’antichambre, les doctes d’Alexandrie, les savants, plus proches des Samiens, s’entretenaient avec respect de l’immortalité de Pythagore. Et comme un Romain haussait les épaules :

« Pas son corps ! précisait un vieillard ; mais son esprit, qui passe d’un corps à l’autre. »

Aulus, un jeune prétorien, affirma être la réincarnation du philosophe ; il le mimait avec des gestes bouffons, en énumérant les grands hommes qu’il avait auparavant visités ; et comme on lui demandait par quelle raison il avait échoué là :

« C’est une punition, répondit-il, pour avoir abusé des nombres ! »

Cette remarque déchaîna les rires de ses compagnons ; mais les Samiens, vexés, gardaient le visage obstinément fermé. Comme les Égyptiens, ils croyaient à l’harmonie des sommes et à la métempsycose ; leurs habitudes mystiques leur faisaient craindre les choses occultes, et respecter, avec une espèce de terreur, les gardiens des traditions secrètes. Les caractères italiens au contraire, matérialistes, se moquaient de la transmigration des âmes et des mystères des chiffres ; ils s’indignaient même du sectarisme du philosophe, et de son ésotérisme oriental dont l’abstraction les dépassait.

« Il a porté la science numérale à des hauteurs sacrées, disait un Alexandrin. Il connaissait la musique des planètes !

— Lisait-il l’avenir dans leur mouvement, comme les adorateurs d’Enki ?

— Sans doute ! »

Alors, les prêtres, qui l’avaient écouté avec beaucoup d’attention, se penchant vers les sages de Samos, entreprirent une longue discussion sur la pensée véritable de Pythagore, et la manière dont elle s’était transmise. Cependant l’Alexandrin qui avait pris la parole subissait les plaisanteries des soldats ; il s’était levé ; sous les quolibets, il restait grave comme un prêtre encerclé par les barbares. À la fin, sa fureur éclata ; le regard ardent, un doigt levé en l’air, il s’écria, de l’air d’un oracle en plein emportement :

« Innocents ! Mais vous insultez le fils d’Apollon ! Il connaissait les anciennes prophéties, il possédait le don d’ubiquité ! Il est descendu voir Hésiode aux Enfers, ainsi que l’âme d’Homère, torturée au milieu des serpents ! Il faut le respecter comme un dieu !

— Mais Héraclite, répondit un lettré, qui vécut en son temps, le traite de fripon et de charlatan. »

Une colère soudaine emporta les prêtres d’Héra ; ils se mirent debout en renversant les plats, et poussèrent des exclamations horrifiées. Les Latins, qui continuaient de les railler, leur jetaient des œuf de paon, en gloussant — car les adeptes de la secte avaient interdiction de consommer cet aliment.

On voulut en appeler au roi Tarcondémos, mais il ne fit pas un geste pour apaiser les querelles ; verdâtre, les yeux lourds, la bouche ouverte, il considérait les joueuses de sambuque, tandis que des rôts lui soulevaient la poitrine. On allait en venir aux mains, lorsqu’un éclat de trompettes fit se tourner toutes les têtes : c’était l’arrivée du second service.

On apporta des pâtes farcies de noix, des gelées de coing, des pains sucrés aux fruits secs ; le temps de débarrasser, on joua des improvisations théâtrales. Puis, une jeune fille de Lassaia, connue pour ses contorsions, exécuta une danse invraisemblable : elle marchait sur les mains, se penchait en arrière, passait sa tête entre ses genoux. Antoine, conquis, applaudissait à tout rompre ; les princes l’imitaient ; Cléopâtre la considérait les paupières à demi closes.

Le calme était revenu à la table des Samiens. Les prêtres d’Héra parlaient maintenant aux Égyptiens de Psammétique, d’Amasis, et du temple de Naucratis accordé jadis par le pharaon. On avait cessé de s’intéresser à Pythagore ; les langues se déliaient, on parlait politique : chacun convenait de l’importance des institutions républicaines, tenues toutefois par une élite conservatrice — et le même amour de la liberté, la même haine des tyrans animaient tous les cœurs. Les conversations se multiplièrent : un riche commerçant apprenait à un prétorien les exploits d’Eurymène, d’Eglès et d’Héraclite aux jeux olympiques ; Nonus, tribun, rêvait aux illustres courtisanes de Samos, Myrine, Bacchis et Rhodope ; on disait des trivialités, on se racontait l’histoire d’Admète et de la statue divine, on se récitait des fables d’Ésope. Les plus instruits discouraient sur le peintre Timanthe, le sculpteur Généléos, le poète Anakréon ; les Samiens soutenaient que Callistrate était l’inventeur des vingt-quatre lettres de l’alphabet, et Créophyle, le maître d’Homère.

Cependant les officiers d’état-major, de l’autre côté de la salle, poursuivaient leurs discussions ; après avoir longtemps tourné autour de César, elles dérivaient à présent sur la guerre ; ils comptaient les hommes d’Octave et se représentaient l’étendue de son empire, de l’Illyrie jusqu’à l’océan, de l’océan jusqu’à la Sicile, de Cyrène jusqu’aux colonnes d’Hercule.

Cléopâtre, en les entendant, se souvint de ce qu’elle avait promis devant Iras. Elle profita de ce que le roi de Cappadoce, qui toute la soirée avait accaparé l’attention d’Antoine, était occupé aux caresses d’un éphèbe de Lébédos pour se pencher vers l’imperator, et d’un souffle chaud d’épices et de parfums :

« Qu’attends-tu ? »

Antoine tressaillit.

« Les hommes, reprit-elle, pleurent la guerre, de Gadès à Zela. Ils craignent la grande fin des temps, et redoutent votre affrontement comme le combat des dieux contre les titans. Les oracles se multiplient ; partout, des signes annoncent pour l’avenir des bouleversements prodigieux. »

Le triumvir secoua la tête ; il se moquait des oracles ! La reine poursuivait néanmoins :

« Les statues pleurent, la terre s’ouvre, des cités disparaissent ; le tonnerre frappe les toits des temples, le vent emporte les colosses !… mais toi, tu t’éparpilles en fêtes.

— J’ai convoqué mes alliés : regarde ! Ils sont tous là autour de moi, prêts à partir en campagne ! »

Mais Sadalas vomissait ; Archélaos, ivre, s’était évanoui entre les bras de son éphèbe, et Bocchus endormi ronflait. Il avait fallu transporter Tarcondémos hors de la salle, sur une litière.

« Samos, répondit la reine, devrait résonner des cris des cors, des commandements des manœuvres, des ordres de la discipline. Au lieu de cela, on n’entend que l’aulos et la lyre. Tu as convoqué tes alliés ? — mais avec eux, tous les artistes d’Asie, d’Afrique et de Grèce ! Tu préfères au spectacle des revues les bouffonneries des théâtres ; aux concerts des buccins, les chœurs des corybantes ! Cependant Octave profite de ta paresse, chaque jour il se fortifie. Ne passe pas à côté de ton destin, imperator, l’insouciance te perdrait !

— N’aie crainte, belle ! N’aie crainte ! — car je suis Antoine, descendant d’Héraclès, et la réincarnation de Dionysos ! Lui… »

Le mépris se lisait sur sa face ; il n’avait pas peur d’Octave !

« Tu ne dois pas le sous-estimer, fit Cléopâtre. Héraclès ? Dionysos ?… Tu n’es pas encore le maître de l’univers, général, si tu veux l’asservir à ta religion, sois Mars d’abord ! Toi qui as connu César, appris de sa personne, combattu sous ses ordres, quels avantages tu possèdes sur ton adversaire ! Rappelle-toi, César était rapide, et brutal ; sans doute, il eût profité de la faiblesse d’Octave pour l’écraser.

— Justement, Octave est faible ! Il brûle de partir en campagne, car l’Italie, qui ploie sous l’impôt, pousse contre lui des clameurs. Moi-même, j’inonde d’or la péninsule, afin de l’exciter au soulèvement ; Octave, pour ne pas perdre ses soldats, a dû doubler leur solde ! Attendons qu’il s’enlise, et profitons des douceurs de la patrie d’Épicure… »

Ces raisons étaient justes. Antoine en vérité cherchait à gagner du temps, car il répugnait à marcher contre Rome. Cléopâtre hésitait à céder à ses arguments.

« Tu parles comme Germinius, répondit-elle. Lui aussi, t’encourage à tergiverser ! Cela ne te suffit pas ? »

Elle désignait un homme blême assis sur une chaise au pied des rois, dans une posture humiliante. Depuis le début du festin, il gardait la tête basse ; personne ne lui adressait la parole ; même les esclaves n’avaient pas l’air de le remarquer.

Il avait été envoyé par les derniers amis de l’imperator, à Rome, pour l’avertir du danger qu’il courait, et l’engager à entamer des pourparlers ; mais Antoine et Cléopâtre, qui le croyaient espion à la solde d’Octavie, l’accablaient d’outrages.

Antoine lui jeta un regard foudroyant. Germinius, en entendant son nom, frissonna. Il était soûl ; il vida sa coupe, se leva, et bousculant les convives :

« Que dis-tu ? demanda-t-il, en interpellant le triumvir.

— Cela concerne la République. Rien dont tu doives t’occuper ! »

Cléopâtre se redressa, pareille à un cobra. Un silence de plomb envahit la salle. Germinius, plus blême encore à cause de la colère, demeurait planté devant l’imperator.

« Dis-nous plutôt, reprit celui-ci, la raison de ta présence ici : avoue-la publiquement, traître ! »

Le menton de Germinius tremblait ; il sentait peser contre lui la force de Cléopâtre ; impassible, elle le fixait de cet air terrible avec lequel elle condamnait habituellement les accusés. Il baissa la tête ; puis, s’adressant à Antoine :

« Je ne parlerai pas dans ces conditions ! »

Il embrassa l’orgie d’un regard circulaire, et ajouta :

« Mais ce que je peux dire, ivre comme sobre, c’est qu’il vaudrait mieux qu’elle retourne en Égypte ! »

Il avait tendu son bras tel un tragédien, et pointait du doigt la reine silencieuse. Le tétrarque Hérode haussa un sourcil : il ressemblait à l’un de ces horribles prophètes juifs, de plus en plus nombreux dans son pays, qui présageaient le retour d’Élie.

Cléopâtre sourit simplement, mais toute l’assistance poussa des exclamations stupéfaites. Antoine avait jeté sa coupe ; il menaçait de l’écorcher, de le crucifier, de le livrer aux bêtes ! Il commençait de se lever pour l’empoigner, mais la reine le retint d’un geste ; et très calme, sans quitter des yeux Germinius :

« Laisse-le ! Il aurait fini par le reconnaître, quand nous l’aurions torturé. »

Le soir même, le messager quittait Samos ; il rentrait s’offrir au fils de César.

Le banquet reprit son cours.

Les généraux d’Antoine n’avaient rien perdu de la scène ; ils compatissaient à l’humiliation de Germinius. Titius, Plancus, écœurés par la conduite de la reine et la soumission du triumvir, avaient déjà fait défection ; Silanus et Dellius, menacés d’ailleurs, pensaient de plus en plus à s’enfuir. Ils discutaient avec animation : et s’ils partaient dès ce soir ?

« Le trahir, donc ? disait Dellius d’une voix vacillante.

— Mais rester avec lui, objectait Silanus, c’est trahir la République ! — car le servir, c’est servir la reine d’Égypte, à qui le Sénat vient de déclarer la guerre.

— Non ! L’Égypte doit être une province de Rome !

— Une province ? Dis plutôt un royaume, dont Antoine est le premier des sujets. »

Dellius le considérait.

« Vois plutôt ! reprit Silanus. Elle l’a nommé Gymnasiarque des Alexandrins ; il s’agenouille à ses pieds ; il se tient toujours derrière elle, au Forum ; et quand elle sort en litière, il reste avec les eunuques ! »

Il l’incitait de la sorte à changer de camp, et Dellius se laissait convaincre.

Cependant les candélabres s’éteignaient un à un ; le jour perçait par les fenêtres, le vin tarissait, on ne touchait plus aux nourritures. Une grande part des convives s’étaient endormis, ou retirés ; ceux qui restaient se dispersèrent progressivement.

Cléopâtre à son tour se leva ; elle tendit la main à Antoine qui demeurait seul, mais il ne fit pas un mouvement. Seulement, dans un soupir :

« Germinius a raison ! Tu dois retourner en Égypte, et laisser passer la guerre. Tu me ralentirais ; puis, ton peuple a besoin de toi ! »

Et il lui représenta que leur dissociation serait éphémère, et ne briserait en rien l’élan de leur passion. D’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà séparés, lorsqu’il allait en campagne chez les Parthes ?

La reine s’était figée ; sa gorge s’empourpra.

« Jamais ! répondit-elle. Octave irait te trouver, comme jadis à Brindes ; il te ferait des promesses, des menaces, jusqu’à ce que tu scelles avec lui une trêve honteuse, qui servirait sa gloire et ses ambitions ! T’envoyer seul au-devant de lui, ce serait comme offrir mon glaive à mes ennemis. »

Elle frémissait, à l’idée d’être encore sacrifiée sur l’autel de la paix.

Une tristesse avait comme voilé la figure d’Antoine. Cléopâtre, saisie de pitié, vint s’asseoir à côté de lui, et l’enlaça de ses bras délicats.

« Tu le disais toi-même, ajouta-t-elle d’un air adouci, tu n’es pas fait pour la politique, mais pour le plaisir et la guerre !

— Justement ! nous sommes en guerre.

— Alors, c’est une raison de plus pour me laisser t’accompagner. Grâce à ma flotte, tu domineras la Méditerranée : mais si tu me renvoies, mes marins, découragés, s’en iront à ma suite. Et puis, regarde-les, ces rois tes alliés ! Bocchus, Archélaos, Amyntas… lequel me surpasse en intelligence ?… À dix-huit ans je gouvernais seule, déjà ; j’ai lutté contre mon propre frère, il m’exila dans le désert ; avec le divin Jules je le combattis, et les morts s’entassaient jusque sous les fenêtres du palais d’Alexandrie : tu vois, je connais la guerre.

— J’entends les langues siffler ! On me reproche bien assez de t’obéir. Tu disais que tes marins m’abandonneraient ? — mais ce sont mes généraux qui partiront si tu restes, et toute mon armée, qui passera bientôt dans le camp d’Octave.

— Que le poison noircisse et tue ces langues mauvaises ! C’est contre moi, que le Sénat déclara la guerre : je dois aux miens de la livrer comme un homme ! »

Elle s’était relevée, brusquement. Antoine la trouva ravissante — la nuit d’ivresse n’avait pas marqué son visage d’un seul trait, ni fait couler son maquillage. En syrma décolletée, raidie de révolte, elle semblait une allégorie de la Volonté, la réincarnation de l’Athéna des Grecs. L’imperator se représenta ce qu’entraînerait leur éloignement, long et incertain, et son cœur se serra à l’étouffer. Il se rappela les moments de solitude dans les montagnes de Parthie, le découragement, le désespoir ; et si, en effet, elle l’accompagnait ?

L’aube avait paru ; le soleil étendait l’ombre d’Antoine ; il illuminait Cléopâtre.