Antoine et Cléopâtre


TROISIÈME PARTIE : ALEXANDRIE

 

AU SÉNAT

« La guerre entre vous deux, ce serait comme si le monde s’entrouvrait, et qu’il fallût combler le gouffre avec des cadavres. »
[…]
« Ainsi, ô monde, il ne te reste plus qu’une paire de mâchoires ; tu auras beau leur jeter tous les aliments que tu possèdes, elles grinceront des dents l’une contre l’autre… »

SHAKESPEARE

 

Tandis qu’Antoine et Cléopâtre s’enivraient du triomphe, Octave, à Rome, grâce aux somptuaires dépenses de ses amis, se rendait extrêmement populaire. Émilius venait de bâtir à ses propres frais le portique de Paulus ; Agrippa faisait réparer l’aqueduc de Marcius ; ce dernier, édile volontaire, avait déjà consolidé sur ses deniers les édifices publics et les routes, curé les cloaques jusqu’au Tibre — puis fait élever des dauphins dans les cirques, distribué généreusement le pain, l’huile et le sel, rendu les bains gratuits, loué pour les jeux des barbiers, et même offert aux spectateurs de l’or, des toges et bien d’autres cadeaux.

La plèbe adorait celui qu’elle appelait César. Les alliés d’Antoine cependant tentaient de mener la contre-propagande, et la Ville se divisait.

Depuis maintenant plusieurs semaines, chaque jour des libelles, tantôt injurieux, tantôt diffamatoires, étaient affiché sur les murs des places publiques ; ils visaient Octave et Antoine alternativement. Octave, le plus fort à ce jeu, avait recruté des armées d’écrivains, de poètes, de satiristes ; ils inondaient les rues de pamphlets assassins ; Antoine, tourné en ridicule, était accusé de menacer jusqu’à l’existence de la République — il subissait l’influence pernicieuse de la sorcière du Nil, Cléopâtre, dont on disait qu’elle avait juré, à ses dieux atroces, la destruction totale de Rome.

Les esprits s’échauffaient. Des orateurs payés par chacun des deux camps montaient des estrades en plein jour, sur le Forum, devant les temples, au Palatin. Ils rameutaient les foules, les excitaient à la violence ; elles se dispersaient dans les quartiers ; des bagarres éclataient.

Quelque chose d’orageux pesait dans l’air lourdement, oppressait les poitrines ; les partis au pouvoir s’enfermaient dans des dissensions irréconciliables ; les plus vieux reconnaissaient les signes avant-coureurs de la guerre civile.

Des troupes de comédiens, grassement rémunérées par Mécène, jouaient dans les théâtres des bouffonneries caricaturant Cléopâtre et ses ministres ; la reine était représentée comme une prostituée, des grelots pendant au bout de ses seins, — qui transparaissaient sous l’étoffe sidonienne, ouvrée à la chinoise et séparée par une aiguille —, maquillée de la façon la plus outrancière, les joues barbouillées de vermillon ; elle demandait en termes obscènes et grandiloquents l’empire à Marc Antoine, d’une voix cajoleuse, pour prix de son amour. Le général, ivre, était déguisé à la manière des rois décadents ; vêtu selon la mode orientale, un sceptre d’or en main, sur la tête un diadème et le cimeterre à la ceinture, il dégénérait ; quand il n’était pas vautré dans l’orgie, il promettait à sa reine n’importe quoi de ce qu’elle exigeait, et lui accordait tout, en accompagnant ses serments de déclarations ridicules et passionnées.

Régulièrement, des colporteurs répandaient des rumeurs dans la Ville, qui scandalisaient les Romains : Antoine vivait tel un satrape sous des plafonds sculptés, marquetés, aux poutres disparaissant sous la feuille d’or ; les piliers du palais d’Alexandrie, d’un marbre précieux, encadraient des panneaux d’agate ou de porphyre ; les salles étaient dallées d’onyx et d’albâtre. Là, l’ivoire, l’ébène étaient communs, de l’écaille des Indes enjolivait les portes cloutées d’émeraudes, les couches, les sièges étaient incrustés de gemmes. Quoi encore ? pas un meuble qui ne fût rehaussé soit de jaspe soit de cornaline, pas une étoffe qui ne fût pailletée de teintures syriennes, pas un esclave, Éthiopiens, Gaulois ou Germain, qui n’eût dépassé l’adolescence !…

Puis, le bruit courait que Césarion n’était pas le fils de César, mais d’un des multiples amants de Cléopâtre ; même les partisans d’Antoine, réduits à la solitude par la nonchalance de l’imperator, doutaient à présent de sa légitimité.

Eux cependant répondaient aux dénigrements du parti octavien par un nombre égal de pamphlets et de libelles. Afin de rehausser l’éclat viril de leur chef, et le rendre plus légitime, ils donnaient par comparaison de l’héritier du dictateur l’image d’un homme efféminé, à la sexualité passive, soumise ; celui-ci, disaient-ils, était paresseux, lâche, avare et hypocrite, il buvait du Falerne toute la journée avec Sarmentus, un Étrusque parvenu affranchi de Mécène, et ses innombrables éromènes — qu’il appelait ses « délices » !

Très récemment, Sossius, le consul, avait blâmé Octave ouvertement ; il avait même fallu que Balbus, le tribun, oppose un veto au décret qu’il avait fait rendre contre lui. Le fils de César l’ayant menacé, il avait quitté la Ville en secret, suivi d’un certain nombre de sénateurs.

Depuis, chaque séance de l’Assemblée était le prétexte à de nouvelles émeutes.

Ce matin encore, le portique, le théâtre, Rome tout entière grondaient d’agitation. Le peuple avait envahi le Champ de Mars où était la Curie de Pompée, — une grande exèdre rectangulaire. Les sénateurs presque au complet, reclus à l’intérieur, l’entendaient crier ; ses poings multipliés, qui tapaient contre les colonnes de marbre, les murs et les portes de bronze, faisaient l’effet d’une grêle s’abattant.

Les esclaves et les citoyens, les femmes et les adolescents, avaient envahi le vaste complexe de bâtiments élevés au temps de la grandeur du vainqueur de Mithridate. Le temple de Vénus, la cavea de vingt mille places, le théâtre étaient couverts de monde ; idem le portique long de près d’un stade, derrière le mur de scène, où étaient exposées des peintures d’Apelles, des sculptures de Lysias, d’autres de Myron. Les enfants grimpaient dans les arbres, ou sur les blocs de tuffeau des statues célèbres.

Les sympathisants d’Octave, en surnombre, dépassaient par leur masse les fidèles à l’imperator ; ces derniers bientôt refluèrent. L’agitation de tous ces hommes avait quelque chose d’inhabituel ; peut-être savaient-ils quelque chose que le reste de la plèbe et des patriciens ignorait encore ? On croyait maintenant que le fils adoptif du divin Jules allait faire des annonces importantes, et les sénateurs, enroulés gravement entre les larges plis de leurs toges à bandes pourpres, attendaient qu’il parle avec anxiété.

Assis côte à côte sur les longs bancs incurvés en pierre blanche du mont Albain, — que recouvraient des draps frangés d’or —, ils demeuraient pour l’heure plus silencieux que la statue terrible du Grand Pompée. Le jour, qui entrait par des sortes de rosaces percées dans la pierre des fenêtres hautes, faisait sur les gradins et le centre, circulaire, des tâches de lumière d’une blancheur d’aube ; les vastes mosaïques des panneaux entre les colonnes miroitaient légèrement ; le reste de la salle, les recoins, les dalles de marbre ornées de motifs de différentes couleurs, restaient dans l’ombre de la toiture, ainsi que des colonnes cannelées au longs desquelles étaient accrochées les dépouilles opimes, c’est-à-dire les casques, les boucliers et les lances, les peaux, les glaives et les drapeaux.

Octave debout, au centre, s’apprêtait à parler ; le soleil pâle blondissait ses cheveux ; ses pupilles excessivement grosses luisaient, le jour blanchissait sa figure et découpait son profil à son avantage ; mais il accentuait aussi son apparence chétive, son dos courbé, la maigreur de ses avant-bras ; il allongeait encore ses lèvres et ses sourcils trop longs, et même révélait les salissures de son ample vêtement.

Il attendit que la rumeur s’affaiblisse, puis commença, d’une voix dont l’écho résonnait :

« Que de bruits dehors, sénateurs, que de bruits dehors, mais ici, que de silence ! Le peuple, qui connaît l’emprise de Cléopâtre sur Antoine, et leur volonté commune de laisser à Césarion l’univers comme héritage, craint légitimement la guerre : il réclame des paroles et des actes. Allons-nous rester là les bras croisés, jusqu’à ce qu’il parte ? Mais c’est précisément notre rôle, de répondre à ses injonctions — car il est notre roi. »

Il avait à peine achevé que déjà des cris s’élevèrent :

« C’est par ta faute qu’il hurle contre nous ! Tes calomnies lui ont tourné la tête !

— C’est vrai ! C’est vrai ! Antoine aime Rome ! »

Octave attendit le dos tourné ostensiblement que ses adversaires s’épuisent en récriminations, puis, leur faisant face :

« Calomnies ? Quelles calomnies, sénateurs ? Il n’est donc pas vrai qu’il épousa l’Égyptienne, contre ses devoirs et contre le droit ? Que là-bas il s’habille en satrape et règne en roi, comme pour nous provoquer ?… »

Il les regardait successivement en gardant les yeux mi-clos, et beaucoup baissaient la tête.

« Et alors ? s’écria quelqu’un. César aussi !

— César aussi ! reprit Octave. César aussi, en effet ! car leurs ambitions sont les mêmes… Et cependant César livra-t-il à Cléopâtre, sur un plateau d’argent, un tiers du territoire de la République ?… Antoine aime à répéter que la grandeur de Rome n’est point dans ses conquêtes, mais dans ses libéralités ; et fort de cette maxime dangereuse, il donne à l’ennemie ce qui ne lui appartient pas, au nom de Rome : il peut bien être libéral ! Le traître a distribué tous les royaumes d’Orient à une reine dont le secret désir est de posséder l’Occident : à votre avis, sénateurs, quelle sera la suite ? »

À ces mots, le tumulte redoubla ; les alliés d’Antoine s’étaient levés : ils brandissaient les poings, frappaient leurs poitrines, agonissaient d’injures l’orateur. Octave, empourpré de colère, se redressa ; il eût paru terrible, si des larmes puériles n’avaient à ce moment mouillé ses yeux.

« Il cherche à nous effrayer, criait-on, par des fables à dormir debout !

— Menteur ! Tu veux te débarrasser de lui par d’infâmes accusations, comme tu te débarrassas de Lépide !

— C’est plutôt toi, le traître à la République ! Le pouvoir que tu t’octroyas, tu ne l’as jamais rendu ! As-tu oublié Sylla ? »

Octave tremblait d’une colère contenue ; en entendant ce nom, il rabattit sa toge autour de lui, et faisant un pas en arrière, regarda dans la direction de celui qui venait de l’interpeller :

« Cette fois-ci, c’en est trop, Dellius ! Je ne me laisserai pas insulter ! »

Et il fit mine de s’en aller, dramatiquement. La moitié de la salle, se dressant, l’implora de rester, à grands gestes ; l’autre s’esclaffait, huait, les plus acharnés lui reprochaient de ne chercher qu’à les empêcher de le contredire.

Le triumvir s’était arrêté ; cependant sa résolution de partir n’était pas feinte entièrement, une part de lui-même hésitait à l’accomplir jusqu’au bout.

Il détestait le Sénat.

Il le méprisait depuis qu’il l’avait vu à l’œuvre, au lendemain de la mort de César ; porté par Cicéron, il avait fait voter des honneurs pour la victoire de ses troupes contre celles d’Antoine, sans une ligne à son sujet, sans même citer son nom ; comme il s’en plaignait, certains des sénateurs, ironiquement, avaient promis qu’ils l’enverraient au ciel puis le couvriraient de fleurs, entendant par là, de manière à peine voilée, qu’ils le tueraient avant de fleurir sa tombe.

Mais quoi, songea-t-il, maintenant, il était un triumvir ! Alors, il se dit qu’il ne laisserait pas le Sénat l’emporter, et se ravisant, revint au centre de l’assemblée.

Il s’approcha d’un pas fauve, les tempes palpitantes, agressif, brutal, imposant. Sa haine parlait pour lui ; il la cracha par la bouche, comme une bile. Il s’échauffait en discourant, à en devenir effroyable, les yeux écarquillés, les lèvres contractées ; il accomplissait en même temps de larges allées et venues, s’avançant vers les partisans d’Antoine jusqu’à les toucher presque.

« Après tout ce que j’ai fait pour Rome, comment osez-vous, ingrats, me donner l’exemple de Sylla ? Comment osez-vous mettre en doute mon amour pour la patrie, et mon attachement à la République ?… Pompée, l’allié des assassins de mon père, menaçait l’Italie tout entière, il livrait contre nous une guerre injuste : je l’ai vaincu deux fois, à Mylae puis à Nauloque, et aujourd’hui il n’est plus une menace ! Croyez-vous que ce fut facile, et mépriserez-vous plus longtemps un vainqueur de notre cause commune ? Ah ! Mais j’ai vu pourtant, moi, les mâts des bateaux flamber comme une forêt en feu, j’ai connu les tempêtes nocturnes et les embuscades, et les heures de désespoir, sous les orages menaçants de Mongibelle ! Sénat, il ne faut pas mépriser les vainqueurs, le peuple les aime, et tu parles en son nom ! »

Des applaudissements, des vivats éclatèrent depuis les rangs de ses partisans ; les autres, renfrognés, détournaient le regard et se taisaient. Octave, emporté par les encouragements furieux qui se multipliaient, ajouta qu’en rétablissant l’ordre dans la péninsule, il avait accru les pouvoirs des magistrats ; qu’il avait même proposé à Antoine le rétablissement de la République, dès son retour d’Orient !

« Naïf alors, j’étais persuadé qu’il consentirait à déposer son pouvoir en même temps que moi, puisque les guerres étaient terminées ; mais il n’a pas même daigné me répondre. Savez-vous à quoi il était occupé ?… Je vous le demande ! Dellius ? Saxa ? Valerius ?… »

Tous trois blêmirent. Octave reprit, majestueux :

« Il célébrait son triomphe à la cité d’Alexandrie ! »

Des exclamations d’effroi parcoururent l’assistance, jusqu’aux rangs des alliés de l’imperator ; on poussa des clameurs d’épouvante ; c’était partout la consternation. De jeune garçons, dehors, escaladant le mur de la Curie, écoutaient le discours par les fenêtres, et le répétaient à des orateurs qui eux-mêmes le répétaient à la foule ; elle aussi, à cette révélation, poussa des protestations scandalisées.

« Donc, poursuivait Octave impitoyablement, Alexandrie est à ses yeux devenue la capitale de la République, ou peut-être d’un nouvel empire. Nierez-vous à présent que son cœur changea de patrie ? Sénateurs : jamais auparavant un général n’avait triomphé en dehors de Rome ! Nous lui avons tout donné, ses armes, ses richesses et ses lois, c’est en notre nom qu’il combattit ; songez maintenant qu’il défila dans une ville étrangère sur le quadrige victorieux, et baisa sur la bouche sa reine qui nous est hostile ! »

Les amis d’Antoine les moins bien informés, qui apprenaient la nouvelle, se penchaient les uns en direction des autres afin de se la confirmer, ne pouvant y croire ; d’autres s’étaient redressés, ils supportaient stoïquement les injures qui jaillissaient d’en face.

« Il a choisi entre le plaisir et le devoir, disait à présent l’orateur, il répondra de sa liberté. Il préféra la lascivité d’Orient à la volonté de Rome, il s’unit avec l’une de nos ennemies affirmées : eh bien ! si celle-ci doit périr parce qu’elle nous menace, qu’il périsse avec elle. Et maintenant, que ceux qui oseront défendre encore l’imperator se lèvent : nous voterons pour les déclarer des traîtres ! »

Le triumvir penchait sa face maigre vers la partie gauche du Sénat, en considérant un à un les membres défaits du parti d’Antoine ; pas un n’osa se mettre debout.

« Mais peut-être, continua-t-il d’une voix plus douce, que les plaisirs de l’imperator s’accordent avec ses ambitions… Il aura vu ses royales velléités couler dans l’eau du Tibre, Rome avaler gueule béante la couronne qu’il espérait tant ; puis deviné dans les vapeurs de sa propre ivresse, flottant sur le Nil, une cange dorée lui apporter la tiare des Pharaons, et rêvé de siéger sur le grand trône d’ivoire, à côté de Cléopâtre… Ah ! Comprenez-vous ? Rome qui déteste les tyrans ne lui donnera jamais ce qu’il réclame : elle refusa même le diadème à mon père ; alors, il rehausse Alexandrie à sa hauteur, et cherche à faire disparaître sous son prestige nouveau notre Ville, dont les mœurs et les institutions le contrarient.

— Oui vraiment, cria un allié d’Octave, il marche dans les pas de César !

— César, répondit le triumvir, avait déjà malgré lui rendu l’Égypte redoutable, l’Égypte riche d’or et de pierres précieuses ; Antoine a démultiplié ses forces, bientôt elle dépassera la puissance accumulée de Rome et de ses territoires. Savez-vous qu’au nom du Capitole, il proclama récemment Cléopâtre reine d’Égypte, de Chypre, d’Afrique et de Syrie ? Puis il distribua à ses enfants l’Arménie, la Médie et la Parthie, la Phénicie et la Cilicie. C’était une cérémonie luxueuse et pleine de peuple, il paraît qu’Hélios et Ptolémée, ses fils, étaient habillés comme les descendants d’Alexandre ! Hélas ! Que leur donnera-t-il d’autre, demain ?… mais au fait, ces provinces relèvent de l’autorité sénatoriale, il n’a pas le droit d’en disposer, et d’ailleurs elles ne devraient être administrées que par des proconsuls ! »

Calvisius, un ami d’Octave, se levant, dit qu’il revenait de la ville d’Éphèse avec l’ambassade.

« Qu’as-tu vu ? l’interrogea-t-on.

— Il y avait, répondit-il, au moins dix-neuf légions en ordre de bataille, avec des Maures, des Soudanais, des Arabes et des Bédouins ; puis des Mèdes et des Arméniens, des barbares de la mer Noire, des Libyens, des Grecs et des Syriens ! Je n’ai jamais vu un tel rassemblement… Des charrettes remplies d’or, d’armes et de drapeaux circulaient entre les rangées des tentes, huit cents galères attendaient au port. Cléopâtre faisait venir d’Égypte des céréales et du vin, des vêtements et des munitions, vingt mille talents ; Antoine appelait ses alliés, Bocchus de Maurétanie, Tarcondimotus de Cilicie, Archelaüs de Cappadoce, et puis Mithridate, Amyntas et Sadale, de Commagène, de Thrace et de Galatie ! »

On s’indignait. Des sénateurs, les mains en porte-voix, poussaient des huées sonores, que la plèbe reprenait unanimement, jusqu’au Forum. L’ingratitude d’Antoine, surtout, offusquait les Romains ; la déception se renforçait du fait qu’il avait été autrefois adoré ; sans doute on eût éprouvé moins de colère, si on l’eût moins avantageusement considéré. Octave, qui s’en aperçut, eut l’idée de le diminuer de nouveau par une comparaison édifiante.

« De même qu’il choisit, reprit-il sur un ton déchirant, Alexandrie plutôt que Rome, de même il préféra Cléopâtre à ma sœur, Octavie. J’ai bien essayé de lui faire renoncer à cette folie, dans un esprit de réconciliation ! Il fut sourd à mes raisons. »

Un soupir de pitié s’exhala de la foule, à l’extérieur. On aimait Octavie pour ses vertus ; les mères la donnaient en exemple à leurs filles, on compatissait à ses malheurs.

« Il la méprisait comme une résistance à ses plaisirs : je la conjurai de rompre, elle refusa d’abandonner son foyer ! Afin de venger son humiliation, je voulus déchaîner contre Antoine toutes les foudres de Jupiter : elle me supplia de ne pas lui faire la guerre pour un motif aussi futile ! Ah ! La bonne épouse ! L’admirable colombe ! Elle devrait vivre comme la femme d’un triumvir, escortée toujours de cors, d’esclaves et de prétoriens, des pétales de fleurs jetés sous ses pas ; au lieu de cela elle habite pauvrement l’une de mes demeures, car Antoine, la désavouant, lui ordonna de quitter son domicile ! Pourtant, elle s’occupe encore de ses enfants et de ceux de Fulvie, et par une fidélité extrême, intercède même auprès de moi pour les amis de son époux, quand ils briguent les magistratures. Elle fut insultée au-delà de toutes limites, elle est restée pure comme une Vestale ; comme elle est grande ! et comme il est vil à côté d’elle ! »

Ces propos tiraient des larmes aux pleureurs de commande, les gens autour pleuraient spontanément, par effet d’imitation. Depuis Catilina, depuis la mort de César, on n’avait pas connu dans Rome une telle effervescence. Dans la Curie, les derniers partisans de l’imperator, voûtés sur eux-mêmes, se voyaient déjà accusés, emprisonnés, condamnés : contre eux étaient le triumvir d’Occident, la Ville entière, les trois quarts du Sénat ! Ils s’étaient rapprochés les uns des autres insensiblement, et formaient un petit groupe resserré à l’extrémité des bancs circulaires ; en même temps, le reste de l’assemblée, à force d’avancer le pied en avant, de brandir le poing et de se pencher, s’était approché dans leur direction, et même débordait sur la travée centrale. Les partisans d’Antoine se taisaient ; les autres aboyaient de plus en plus fort ; bientôt, on allait déchirer leur toge, les jeter dehors, les livrer à la foule !

Mais soudain, l’un d’entre eux, celui qui était resté le plus calme, se mit debout sentencieusement. Ses amis s’écartèrent. Les défenseurs d’Octave s’interrompirent, comme pétrifiés, il y en eut même qui se reculèrent. Le sénateur qui osait ainsi défier la meute était très grand, très vieux, sa figure rappelait celle de Cicéron ; avant même qu’il eût pris la parole, son autorité écrasait le collège républicain : c’était Vatinius. Il planta ses prunelles dans celles d’Octave ; celui-ci, à la stupeur générale, demeura ferme au milieu de la salle ; et les deux hommes commencèrent une joute redoutable, le vieillard en haut des degrés, le triumvir isolé en contrebas.

« Moins fort, Thurinus, dit Vatinius d’une voix éclatante, ou ta gorge va s’érailler. »

Il y eut des pouffements étouffés. Octave était mauvais orateur.

« Tu voudrais nous faire croire, reprit-il, qu’Antoine a des ambitions. Il voudrait renverser Rome et la République, devenir un tyran ; toi, tu ne chercherais qu’à sauvegarder nos institutions, avec notre liberté, de ses intolérables menaces. Habile ! Mais tu ne me tromperas pas, moi. Vois-tu, j’ai connu César, Crassus et Pompée ; tous trois je les ai regardés naître, grandir et mourir. D’abord ils brandissaient ce mot, Liberté, comme un javelot dans une bataille ; en son nom ils protestaient de leur bonne foi, puis renversaient leurs adversaires, et se comportaient en dictateurs.

— C’est vrai ! »

Vatinius leva la main pour imposer le silence ; et poursuivant :

« Au lieu de faire l’éloge de ta sœur, dis-nous pourquoi, Octave, tu ne partageas point la Sicile avec Antoine, après l’avoir reprise à Pompée ? »

Le triumvir pâlit ; les regards s’étaient tournés vers lui universellement.

« Mais, balbutia-t-il, c’est ma guerre qui l’a conquise, elle est à moi ! »

Un sénateur de ses alliés, lui venant en aide, s’écria :

« La Sicile sera partagée lorsque Antoine partagera l’Arménie !

— Oui ! fit Octave. Qu’il commence ! Je ne lui livrerai pas des terres aux portes de l’Italie, sans être sûr de ses intentions, ni suffisamment fort pour me défendre, s’il m’attaque !

— Ah ! répondit Vatinius, le beau parleur, qui reproche aux autres de ne pas faire ce qu’il devrait faire le premier ! C’est ma guerre, dis-tu : peut-être, mais elle fut conduite avec les navires d’Antoine. Alors, dis-nous : quand les lui rendras-tu ? »

Le triumvir cette fois-ci demeura court, et personne ne put lui venir en aide. Le vieux sénateur implacable continua :

« Lépide ayant été chassé du pouvoir, tu lui ôtas les honneurs, et conservas pour toi seul ses armées, ses territoires, ses richesses : je te le demande encore, quand nous les rendras-tu ? Réponds !

— C’est seulement à cause de ses insolents abus que je lui fis la guerre ! Il menaçait la paix civile ! Je devais donc jeter dans la mer ses hommes, son or, et laisser ses provinces à l’abandon ? Mais Rome en est propriétaire !

— Donc, tu t’assimiles à Rome, ô Républicain ?

— Non ! Non ! Je…

— Apprends que tu n’es pas Rome, Octave : tu portes peut-être sa parole, mais tu n’en es encore qu’une parcelle, comme nous tous. Rends donc ce que tu as pris en son nom, voleur ! »

On n’entendait plus un bruit, plus un murmure ; le fils de César était outré ; mais Vatinius poursuivit, sans lui laisser le temps de répliquer :

« La fidélité de tes serviteurs va-t-elle au défenseur de la liberté, ou au cupide intrigant qui se prend pour un roi, adore César et déteste Brutus… adore Tarquin ? Avoue que tu rêves chaque nuit du diadème ! Est-ce pour gagner le soutien des légions, que tu distribuas illégalement l’Italie à tes soldats, et ne gardas pas un lopin pour ceux d’Antoine ? Réponds ! »

Octave chancelait ; son menton tremblait. Cependant le sénateur qui était déjà intervenu en sa faveur, reprenant la parole, dit opportunément :

« Mais ils ont déjà la Médie à se partager, ainsi que le royaume des Parthes ! »

Des éclats de rire succédèrent à cette ironie. Nul en effet n’ignorait la première débâcle d’Antoine, et qu’il avait distribué ces deux terres à ses fils, sans être encore parvenu à les conquérir.

La saillie avait sauvé le triumvir ; tout le monde entreprit de parler simultanément, un grand murmure confus envahit la pièce. Plus personne ne disconvenait que Cléopâtre menaçait à la fois l’existence et les intérêts de Rome, mais on s’interrogeait désormais sur Octave à voix basse. Il y eut des hésitations, des doutes, des réticences ; le fils de César allait de l’un à l’autre et se défendait. Cependant, si l’opposition de Vatinius avait refroidi les ardeurs de ses alliés les plus fervents, et raffermi ses adversaires, elle ne put renverser le rapport de force à son désavantage. On se disait que ses intentions véritables vaudraient de toute façon mieux que celles d’Antoine, dont on doutait même à présent s’il était encore un Romain. Que faire, donc ? On ne pouvait voter la guerre contre l’imperator ! — cette seule idée soulevait des vagues de réprobation, y compris chez ceux qui lui étaient le plus défavorable ; puis il était redoutable sur les champs de bataille.

Finalement Taurus, proconsul en Afrique, parlant pour tous, dit d’un air empreint de lassitude :

« Octave, qu’espères-tu ? Antoine est l’enfant chéri de Rome, elle lui pardonne tout, et chacun sait qu’en dépit de ses fautes, il l’aime comme une maîtresse… Déclarer la guerre à Antoine, c’est déclarer la guerre à Rome ! »

Les autres approuvèrent généralement.

« À Rome ? rétorqua le triumvir. Non, car il n’est plus digne de Rome… mais à Cléopâtre ! »

Le Sénat demeurait circonspect. Octave sentait la séance lui échapper ; il décida d’en finir.

« Oh, dit-il, je vois bien que vous n’êtes pas encore convaincus… Inconscients que vous êtes ! Son scandaleux triomphe, ses excès, ses libéralités ne vous ont pas suffi ? »

Il avait plissé les yeux. Les amis d’Antoine eurent tout à coup un pressentiment funeste. Le triumvir, dégageant d’un geste pompeux le bras qu’il avait jusqu’alors gardé caché sous sa toge, brandit un parchemin : c’était le testament d’Antoine ! Il était allé le chercher en personne chez les Vestales, parce qu’elles avaient refusé de le lui délivrer.

« Là, dit-il, sont les dernières volontés de l’imperator, l’enfant chéri de Rome. Lis donc, Dellius, lis pour le Sénat comment Antoine aime ses maîtresses ! »

Et il balança superbement le rouleau vers les premiers rangs de la partie gauche de l’hémicycle. Dellius, se baissant, ramassa le testament et le déroula. Au fur et à mesure que ses yeux parcouraient les lignes, son visage se décomposait.

« Nous t’écoutons, Dellius, cria le triumvir, nous t’écoutons ! Ah, tu es donc devenu muet ?… Eh bien ! Je vais vous dire, moi, ce qui est écrit là : Antoine, sachez-le, exige qu’après sa mort, son corps soit enseveli à Alexandrie, à côté de sa femme ! »

La rage fit bondir les sénateurs ; le même étonnement scandalisé soulevait les poitrines des partisans de tous bords. Donc, c’était vrai ! Antoine avait remplacé dans son cœur non seulement Octavie par Cléopâtre, mais encore le Nil par le Tibre, Rome par Alexandrie, l’Italie par le royaume d’Égypte ! Et s’il fallait déclarer la guerre à Cléopâtre parce qu’elle menaçait la République, il faudrait combattre également le plus grand des généraux vivants de l’armée romaine !

Les derniers alliés de l’imperator pleuraient, la tête entre les mains. À ce moment, Calvisius, celui qui revenait d’Éphèse et avait déjà pris la parole, écartant les bras, imposa le silence ; et s’adressant d’un regard circulaire à l’assemblée dans sa totalité :

« Antoine n’est plus que l’ombre de Cléopâtre. Elle le dirige, il se soumet ; elle ordonne et il obéit ! Devant moi, il lui fit don de la bibliothèque de Pergame ; pendant un festin, il s’agenouilla pour lui baiser les pieds ! Les Éphésiens, en sa présence, saluent Cléopâtre comme leur souveraine ; juge, il quitte les procès pour courir après la litière de la reine, dès qu’il l’aperçoit, tel un chien aux pieds de son maître ! »

Des exclamations outrées accueillaient chacune de ces déclarations.

« Octave ! Débarrasse le monde d’Antoine, au nom de la salubrité publique ! Nous t’en conjurons ! »

Les rires, les applaudissements ponctuèrent cet appel terrible.

« Sénateurs ! répondit Octave. Antoine, empoisonné, ne se possède plus. Dites-moi ! Faut-il lui retirer le consulat ? Faut-il le déchoir de toutes ses charges ?

— Oui ! Oui ! hurlait-on, presque unanimement.

— Cléopâtre et ses ministres, — Mardion, Pothin, Iras et Charmion —, s’emparèrent des territoires d’Orient conquis par la République, ils ne reconnaissent plus l’autorité de Rome, et rassemblent une armée aux portes de l’Occident : faut-il leur déclarer la guerre ?

— La guerre ! La guerre ! »

Dehors, la plèbe reprenait en chœur le cri des sénateurs, et la Ville hurlait maintenant d’une seule et même voix, furieuse, possédée, tremblante : « La guerre ! La guerre ! »