Gainsbourg, par Verlant – Artistocrate de la décadanse

Serge Gainsbourg en 1959, Studio Harcourt
Serge Gainsbourg en 1959, Studio Harcourt

J’ai échoué, puisque je rêvais de devenir peintre et que j’ai lâché la peinture.
S. Gainsbourg

Du champ’
Du brut
Des vamps’
Des putes
S. Gainsbarre


Le soir, il chante au Milord l’Arsouille : « col blanc empesé, cravate, costume impeccable et gants de cuir » (S. Véliot). « Tronche incroyable, dit Sacha Distel, cette caricature sémite : un complexe d’enfer se lisait sur son visage. » Pour Brialy, il évoque Médicis, avec « ses grands yeux et ce nez busqué, cette façon un peu élégante et arrogante de toiser ». N’en déplaise : main dans la poche, l’autre claquant des doigts, veste prince-de-galles et pompes en daim, il a une classe folle, il en impose (P. Arditi). En tournée dans toute la France en compagnie de Jacques Brel, de Guy Béart, il fait hurler le public sans se démonter, et d’une haineuse placidité, chante ses poésies d’un cynisme effroyable. « Il était en place et faisait allumer uniquement la poursuite sur sa gueule : blafard comme il était, avec ses oreilles à angles droits qui recevaient la lumière, c’était Dracula, il était monstrueux ! » (B. Haller). Grand et maigre, lit-on dans les journaux (Music-Hall, avril 1961), il a le look du diable : « dans la pénombre et la fumée des cigarettes, il parle de malheur et chante des horreurs ». Le projecteur rend plus livide encore son visage déjà pâle de créature maléfique (L. Rioux, France-Observateur, 26 avril 1962) : on entrevoit sous ses paupières lourdes son regard ironique ; un demi-sourire à ses lèvres pincées, il tord ses doigts crispés d’angoisse, visibles à peine dans la pénombre… « Quant à la silhouette, n’apparaissant que comme un permanent profil, elle est le complément direct de la personnalité Gainsbourg — poète de la perfidie masculine qui séduit les femmes, même celles qu’il irrite » (Arts, 1963). On épuise contre lui tous les jeux de noms et d’adjectifs : « classe déglinguée, talent soigneusement négligé, humour insane et smart, Élégance de l’Ennui, jusqu’au-boutisme-de-la-sophistication […], un dilettante, une pute de luxe, un cynique upper-class« , écrit P. Eudeline dans Best, en mars 1975. « Casanova-de-la-gueule », peut-on lire dans Le Canard enchaîné du 23 octobre 1963 : étrange artiste au profil en lame de couteau, timide jusqu’à l’agressivité, brutal, cynique, désabusé. « Son long visage ironique se penche vers le microphone » (Combat) : les yeux à demi clos, d’une voix ampoulée de parisien méprisant, il murmure ses textes caustiques, tendres parfois, mais toujours distillés « avec la suprême indifférence du dandy ». Les femmes qu’il a séduites en parlent avec admiration : « un zeste de supériorité humble, […] un œil moqueur dans un visage extrêmement triste » (Brigitte Bardot) ; mais pour les autres, insensibles à ses charmes, il est « la Bête » avec « son nez cabossé, ses yeux globuleux, son teint blême, sa bouche immense, son sourire satanique ». Hélas ! le temps passe inexorablement, saturé d’alcool, de cigarettes : et quand Gainsbourg se barre, Gainsbarre se bourre. Mal rasé, cheveux longs, chemise ouverte : peu à peu, au Milord se joint l’Arsouille. De 1979 à 1989, « ce n’est qu’une chute longue de dix ans dans l’enfer éthylique » (G. Verlant). « Je bois, chantait-il, à trop forte dose »… mais au lieu d’éléphants roses, il a désormais des visions d’horreur. Devant Polac et la France, ivre, il hurle en titubant qu’il a mis les paras au pas (3 janvier 1982) ; un an plus tard (11 mars 1984), il brûle l’argent sur TF1 (mais en juin 1985, donne 100.000,00 francs à Médecins Sans Frontières, au Jeu de la vérité) ; il veut « baiser » Whitney Houston sur les Champs-Élysées, injurie Catherine Ringer, odieusement. Les journaux n’en peuvent plus : c’est le backlash. « Tu voudrais être Caligula et tu n’arrives qu’au niveau du Professeur Choron » (S. Grünberg, Globe, janvier 1987) : lourd, déclamatoire, on ne distingue plus le poète blessé du « beauf ivre mort ». Au fond, Gainsbourg s’en fout ; « je suis celui-ci et l’autre, dit-il, et je m’entends très bien entre nous… » Quoi ! il en faut plus pour le démonter : l’artiste a du métier ; puis, « la laideur a ceci de supérieur à la beauté qu’elle dure » (Lichtenberg). Alors, parfumé Van Cleef et Guerlain, en dépit des attaques il exhibe ses Repetto, porte au poignet Rolex et Cartier, bracelets de saphirs et diamants ; les alliances de Birkin, Bardot, Bambou brillent à ses doigts fumeurs de pianiste : il alterne entre le cachemire et le punk, le perfecto jean ou peau de serpent, les smokings Saint Laurent à boutons de manchette, en platine, — et les pulls marins d’une simplicité d’azur (Bambou, Vogue, novembre 1994). Et au Zénith de Paris, le 22 mars 1988, il resplendit d’une aura qui relègue au néant ses abus, ses échecs, ses outrances du passé, comme une étoile filante ne laisse derrière elle qu’une traînée s’estompant, et va jusqu’à sa fin, brillant de tous ses feux. « Je le voyais envoyer du bout des doigts des baisers au public, se souvient Isabelle Adjani : sa chemise ouverte lui faisait comme un décolleté, il était offert dans toute son aura, érotique et magnifique »…

Il grandit dans l’ombre de Fréhel la toxicomane. Enfant, dans les casinos, il voit défiler de superbes bagnoles, des Delage, des Bugatti ; des gonzesses incroyables parées de haute couture en sortent avec des grâces divines, une jambe nue après l’autre : et elles tiennent l’air de rien, d’une main manucurée, des chiens de race au bout de laisses en fil de soie. Il se souvient « des fiacres, des chevaux enrubannés, pomponnés, des aristocrates et des fumiers de rupins à la sortie des palaces. » Juif mais de la haute, fils de Russe du temps des tsars — élégant et délicat, charmant et cultivé, pour qui le français est le comble du chic —, il développe en grandissant un penchant pour l’esthétisme : c’est Lucien le dandy, de glace et d’alcool, fixe et froid, acerbe et cruel. Plus tard, dandy toujours, il régnera en « despote maniaque » sur sa demeure du 5 bis rue de Verneuil, « rectifiant la position de chaque élément déplacé ne fût-ce que de 2 millimètres » : et vivra quasiment solitaire dans son écrin noir et or, comble d’objets précieux, « dont l’ordonnance rigoureuse contrebalançait son désordre intérieur » (G. Verlant). Mais pour l’heure, il gagne sa vie péniblement, et un abîme le sépare de la rive gauche : car il préfère le sarcasme à l’ironie (G. Verlant). Il déverse en chuchotant son intelligence, écume d’humour caustique la crête des chansons à texte ; et toute sa nature est « dans ce désir de s’exprimer mais en retenant les choses, en les lâchant par bribes, comme s’il concédait sa parole, du bout des lèvres, par opposition aux voix viscérales qui viennent des tripes » (Jacob Pakciarz). Il croit autant à l’art et à l’amour qu’il est sans concessions sur le désir et l’âme humaine : il mêle avec talent le sarcasme et le romantisme (J. Birkin). Chez lui, pas de fleurs ni de mélodrames : il chante ses déceptions sans révolte, sans colère. « De là son cynisme, pas celui du Don Juan blessé, mais celui du désabusé qui, n’ayant pour séduire ni le charme ni l’argent, rend durement les coups reçus » (L. Rioux). Tel Rimbaud, il veut être absolument moderne et chanter « le béton, les tracteurs, le téléphone et l’ascenseur » ; à Denise Glaser, il avoue ne pas vouloir être à la remorque de l’Amérique, et concède qu’il faut d’abord plaire aux femmes (16 juin 1963). La presse l’anatomise : « c’est le grand seigneur de l’insolence chuchotée et glaciale. […] il affiche un parfait mépris pour le public » (Elle) ; « il distille une ironie masculique. Il n’est pas amer, ce qui serait inutile et mesquin, mais virulent, mordant, acéré : à la fois lame et caresse. Tout en lui est efficace, aucun mot n’est superflu, et la sensibilité est aussi atteinte que l’esprit » (Arts, vers 1963). Bardot découvre, derrière cet être d’une agressive timidité, — un poète frustré de tendresse. Il brise tous les tabous, le sexe, l’argent, l’inceste, l’armée, les juifs : « il a un talent effrayant au bout des doigts » (G. Conchon). Mais il n’est pas qu’anarchiste et libertaire : il est un réac amoureux. Il « s’oppose à la libération des mœurs dont il est pourtant, avec Jane, désormais l’un des symboles : il avoue des nostalgies de morale victorienne, pour redonner tout son sens et sa saveur au péché, évidemment » (G. Verlant). Dandy au bord du suicide au constant besoin de provocation, mais visionnaire, il comprend qu’une « éducation sans interdits mènerait à l’impuissance, mènera toutes les générations à l’impuissance », et que « la femme moderne fera des tas d’homosexuels, parce qu’elle se veut libérale ». Il n’aime les structures traditionnelles que pour mieux les crever : et c’est pourquoi il se bourre la gueule avec des flics, et plaque du Chopin sur Lemon Incest. « Je ne suis pas Brassens, dit-il à Gilles Millet (Libération) en 1976. Lui, c’est un peintre classique. Il n’a pas de problème de forme. Moi, je remets tout en question. » Il n’empêche : le petit immigré juif paye ses impôts rubis sur l’ongle, manie le français comme Verlaine, et « n’a pas besoin d’hymnes militaires pour se sentir patriote » (G. Verlant). « J’ai l’âme d’un adolescent » confie-t-il à Eric Perrin pour le mensuel Best : « Je suis une putain de luxe, une pute qui prend son pied : ce qui est rare et donc très cher ». Comme un ado, il est fragile et désabusé, il a tout et donc n’a rien (formule puérile), le bonheur le fuit (maladie éternelle de la jeunesse boutonneuse) : en même temps, il ouvre les vitres pour qu’on le reconnaisse, appelle les médias s’ils oublient de le photographier, savoure chaque minute de ses triomphes. Vulnérable et timide à l’excès, mais la tête enflée en melon plutôt qu’en tête de chou, il se prend pour un poète, et peut-être qu’il l’est, en effet ?… « Ingrat, dit Jules Roy dans Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu, jouisseur, méprisant, provocateur à propos de tout depuis que la fortune lui a souri et même avant, Gainsbourg c’est le poète maudit qui fait florès, l’ordure qui pond de l’or, ou si l’on veut, l’enfer. » Et plus loin : « Gainsbourg-Gainsbarre voudrait être Rimbaud […] La poésie de Gainsbourg approche-t-elle le Bateau ivre ? Pour écrire comme Rimbaud suffit-il de lancer des clins d’œil voyous et des rimes apaches de se noyer dans l’alcool, dans le tabac, dans le stupre, et qu’on vous enlève la moitié du foie ? Gainsbourg a vécu avec sa moitié de foie en se gavant de caviar et de putes. Fornicateur et fier de l’être, il n’a rien respecté, sauf le talent. » Pour Jack Lang, « il incarnait avec sensualité l’idéal rimbaldien de la liberté libre » ; pour Alain Souchon, il « a cherché dans les phrases à tiroir, les mots-clés, les doubles sens, dans le précieux et le sordide, la musique et l’adolescence, à calmer la grande douleur de Huysmans et de Baudelaire. »

Notre Poète apprend à lire avec les contes de Grimm, Andersen et Perrault. À l’école, il découvre Catulle et César, Heredia dont les sonnets l’inspireront pour Melody Nelson, Fenimore Cooper, Defoe et Kipling. Après la guerre, Adolphe de Constant le transporte, Bovary qu’il lisait en pleurant avec Birkin, puis « la froideur […] presque inhumaine » de Huysmans, dont il copiera l’esthétisme décadent de Des Esseintes. Il aime citer Oraison du soir (Rimbaud : « Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin, / Avec l’assentiment des grands héliotropes »), Baudelaire (auquel il s’identifie, avoue-t-il à Sabatier), Edgar Allan Poe dont Le Corbeau suggère Initials B.B. Il discute à l’aise de Georges Fourest et d’Apollinaire, de La Nausée et des Mains sales, connaît les surréalistes, Péret, Breton, les dadaïstes, Tzara, Picabia dont il recommandera le Jésus-Christ Rastaquouère jusqu’à la fin de sa vie. Sur une île déserte, vous emporteriez ?… Une vieille maîtresse de Barbey D’Aurevilly, les poésies de Catulle, Don Quichotte, Adolphe de Constant, les Contes fantastiques de Poe, ceux de Grimm et de Perrault (Du chant à la Une !…). En lisant la plaidoirie de Me Senard, avocat de Flaubert, il découvre enchanté « l’Illusion des sens », de Bossuet : « Quiconque s’attache au sensible, il faut qu’il erre nécessairement d’objets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la Concupiscence, c’est-à-dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? » Il connaît le génie de Gogol sur le bout des doigts (R. Coggio), et puis les génies d’autres poètes que l’on s’épuiserait à citer exhaustivement. Cela fermente en lui et culmine avec la parution d’Evguénie Sokolov, son roman, toute une poésie scatologico-parnassienne : « Mets ton masque Sokolov, que tes fermentations anaérobies fassent éclater les tubas de ta renommée et que tes vents irrépressibles transforment abscisses et ordonnées en de sublimes anamorphoses ! » Pour Gilles Verlant, il faut comparer Evguénie Sokolov au Huysmans d’À rebours, aux Chants de Maldoror, au Journal de l’année de la peste (Defoe), à Rimbaud et Léon Bloy. « Mon propos est tragique à l’extrême, explique l’auteur au magazine Art Press. Evguénie Sokolov est une autobiographie prise au grand-angle, c’est-à-dire avec distorsions, distorsions atroces qui peuvent rappeler la manière de Francis Bacon. […] Le propos est dégueulasse mais me permet d’exorciser la nostalgie de ce que je n’ai pas fait en peinture. Evguénie, c’est un type qui se détruit sciemment parce qu’il veut la gloire et la gloire le détruit, donc c’est quelque part autobiographique ». Voilà pour la littérature ! — mais les influences de Gainsbourg ne sont pas que littéraires. Il est né sur la Rhapsody in blue de Gershwin que son père lui joue au piano — sans partition. Il a grandi avec Bach, Vivaldi, Chopin et Cole Porter, La Danse du feu de Manuel de Falla, et des airs sud-américains. Dans sa famille, on méprise la chanson : Joseph, son père, préfère Stravinski (le Sacre du printemps), Béla Bartók, Debussy (Pelléas et Mélisande), Alban Berg, Chostakovitch et Prokofiev. Il a chez lui les sonates de Scarlatti, tout Brahms et Rachmaninoff. Mépris de la chanson ?… mais en février 1954, le jeune Lucien écoute bouleversé Billie Holiday chanter Gloomy Sunday… Enfin, aux Beaux-Arts, il apprécie Matisse, Cézanne, Vlaminck, Derain et les impressionnistes. « Esthétique », « éclectique », il penche pour l’avant-garde et n’aime guère le pompier (L. Zaoui). Il jubile devant Bonnard, Cézanne et Delacroix, Titien, Géricault et Courbet.

La peinture ! il l’aime à la folie : c’est l’art majeur par excellence, pour lui, l’artiste romantique. Après la guerre, il entre aux Beaux-Arts : c’est un pinceau à la main qu’il trouve l’équilibre, comme un funambule règle ses pas aux mouvements du balancier. Il peint, il est heureux : il regrettera « d’avoir eu la lâcheté d’abandonner ». Mais la peinture le tétanise : « chez les Gainsbourg, écrit G. Verlant, on est aussi respectueux des règles, on obéit aux lois, on a un sens moral très élevé ». Un temps, la chanson le comblera : il n’a aucun respect pour elle, et c’est précisément pour cela qu’il osera tout. « Moi, dit-il à Léo Ferré, je veux bien me couper une oreille comme Van Gogh pour la peinture, mais pas pour la chanson. » Le 26 décembre 1986, sur Antenne 2 (Apostrophes), il évoque ses formations, le figuratif, le cubisme, le surréalisme ; le public s’amuse : « Qu’est-ce qu’il y a de drôle, les blaireaux ? » Au plateau médusé, il explique alors que l’art majeur suppose une initiation, contrairement « aux conneries que nous faisons, nous ». Béart s’énerve ; Gainsbarre s’emporte : « qu’est-ce qu’il a, le connard ? » Au tour de Pivot de s’étonner : donc, vous ne considérez vos chansons que comme des choses mineures ?… et lui, avec l’évidence de la vérité, en haussant les sourcils et d’une voix qui ne tremble pas : « absolument ». Et de montrer par l’exemple la supériorité du piano sur la guitare, tandis que Béart, outré, continue de s’indigner : « Ta gueule ! » Il n’aime que la grande musique, pas la « musiquette » qu’il compose par-dessus la jambe la veille des enregistrements, à grands renforts de copies, de plagiats et d’emprunts qu’il avoue volontiers : Beethoven pour Ma Lou Marilou, Brahms pour Baby alone in Babylone, Dvorak pour Initials B.B., et Chopin, Grief, Ketelbey !…

Art mineur, peut-être ; il n’empêche : comme le moyen âge avait été l’ère de la tapisserie, le dix-neuvième le triomphe du roman et de la musique, les vingtième, vingt-et-unième siècles auront été la grande époque de la chanson et du cinéma. Gainsbourg, qui dans les années 1950 gravite autour du tout Paris des cabarets, avec Ferré, Brel, Brassens, Salvador, Vian, Bécaud, Aznavour, Dalida, Piaf et Guy Béart, voit déferler le rock venu des États-Unis et du Royaume-Uni. Lui, dédaigne : au Milord l’Arsouille, il chante Le Poinçonneur des lilas.

Je suis le poinçonneur des Lilas
Pour Invalides, changez à Opéra

Premier tube. Gainsbourg signe chez Philips avec Jacques Canetti, « sans doute l’homme le plus important du show-business dans les années 50 » ; cinq mois plus tard, les Frères Jacques reprennent sa chansonnette. Du chant à la Une !…, son premier album, qui contient Le Poinçonneur mais aussi Douze belles dans la peau, Ce mortel ennui, Ronsard 58, La Femme des uns sous le corps des autres, La Jambe de bois (Friedland), est apposé d’un texte de Marcel Aymé, prince du cynisme : événement prémonitoire. Boris Vian adore : dans Le Canard enchaîné, il en fait des dithyrambes. Le 14 mars 1959, Juliette Greco remet à Gainsbourg le grand prix du disque de l’Académie Charles Cros. C’est un succès, pas encore un triomphe. Le deuxième album, qui propose La Nuit d’octobre, Anthracite, Judith, se vend peu ; mais en janvier 1960, L’Eau à la bouche, composée pour le film de Doniol-Valcroze, se vend 100.000,00 exemplaires !

Écoute ma voix, écoute ma prière
Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire
Je t’en prie ne sois pas farouche
Quand me vient l’eau à la bouche

En avril 1961 paraît L’Étonnant Serge Gainsbourg, avec La Chanson de Prévert (petite merveille, où figure ce beau louche poétique : « c’était ta préférée je crois / qu’elle est de Prévert et Kosma »), En relisant ta lettre (« point sur le i ! »), Le Rock de Nerval (sur des paroles de l’opéra Piquillo : « Allons mon Andalouse, puisque la nuit jalouse… »), Personne, Le Sonnet d’Arvers. Les ventes restent faibles : mais le talent est déjà là. En mai 1962, c’est au tour de Serge Gainsbourg n° 4, avec Requiem pour un twister, Intoxicated man (en réponse à Je bois de B. Vian), et cette perle rare et méconnue de la discographie gainsbourienne, Les Goémons :

Algues brunes ou rouges
Dessous la vague bougent
Les goémons
Mes amours leur ressemblent
Il n’en reste il me semble
Que goémons
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons

D’abord, l’arrivée des yé-yé le laisse de marbre : il compose pour Gréco (L’Accordéon, La Javanaise : « j’avoue j’en ai bavé pas vous, mon amour »), Bardot (La Machine à sous), Isabelle Aubret et Petula Clark, prépare un nouvel album, tourne avec Dalida et chante en sa compagnie Rues de mon Paris. Mais le succès se dérobe. En novembre 1963, Gainsbourg Confidentiel

Sur ma Remington portative
J’ai écrit ton nom Lætitia
Elaeudanla Teïtéïa

— ne se vend qu’à 1500 exemplaires. Eh quoi ! il n’a pas abandonné la peinture pour demeurer pauvre et méconnu ! à partir de 1964, cédant finalement, il se vautre à son tour dans les modes nouvelles : c’est alors qu’il compose pour France Gall N’écoute pas les idoles, Laisse tomber les filles. « La chanson dite Rive gauche est morte, j’ai assisté à son agonie quand j’ai fermé les dernières boîtes du genre […]. C’est d’ailleurs assez lamentable de voir que dès qu’un type a soi-disant quelque chose à dire, ses supports musicaux sont toujours d’une grande pauvreté. Il gratte sa guitare, il a trois harmonies… Et les gens écoutent » (Libération). S’il méprise cette façon de faire de la musique, il aime l’argent qu’elle engrange : et l’avoue sans complexe. « J’ai retourné ma veste, dit-il à Denise Glaser le 3 janvier 1965, parce que je me suis aperçu que la doublure était en vison. » Et en février 1967 : « Nos auteurs-interprètes Rive gauche écrivent encore en alexandrins sur des petites musiques désuètes du genre one step ou composées à la guitare, ce qui donne un rythme sans originalité ». Mais le 13 mars 1966, toujours à Denise Glaser, il semble cette fois-ci se justifier : « Il est arrivé qu’il y a un courant mondial qui est né à Liverpool et qu’on ne peut pas ignorer, c’est très simple. On ne peut pas se scléroser. J’écris des chansons difficiles, on dit : je suis un intellectuel. J’écris des chansons faciles, on dit que je sacrifie au commercial… » Des années plus tard, il avouera qu’il était en perdition et que France Gall lui a sauvé la vie. Évidemment, les textes de Gainsbourg, relève Gilles Verlant, n’ont rien de la superficialité propre aux chansons du reste des yé-yé : « d’emblée, il impose une lecture au second degré ou encore se montre délibérément négatif » ; avec France Gall par exemple, à qui il fait chanter des choses plus adultes qu’on ne le pense… En 1964 paraît Gainsbourg Percussions, comprenant Couleur café et Ces petits riens.

Mieux vaut ne penser à rien que ne pas penser du tout
Rien c’est déjà, rien c’est déjà beaucoup
On se souvient de rien et puisqu’on oublie tout
Rien c’est bien mieux, rien c’est bien mieux que tout

Un an plus tard, il triomphe à l’Eurovision avec Poupée de cire poupée de son : on connaît la chanson. Ce succès, lui demande Claude Dejacques ingénument, qu’est-ce que ça représente pour vous ? — réponse de Gainsbourg : quarante-cinq millions. Attends ou va-t’en, Baby pop, Les Sucettes : France Gall lui doit décidément bien des succès. France Gall, mais pas que : Régine aussi (Les Petits papiers), Petula Clark (La Gadoue), Michèle Arnaud (Les Papillons noirs), Mireille Darc (La Ballade des oiseaux de croix), Françoise Hardy (L’Anamour, Comment te dire adieu) et bien sûr Brigitte Bardot (Harley Davidson). « Le style Rive gauche, dit-il à présent, la chanson intellectuelle, est une passion de demeuré. Cet intellectualisme périphérique et démagogique est ce qu’on trouve de pis et de plus médiocre sur le marché. » Son septième album, Anna, B.O. du film du même nom, connaît un beau succès avec Sous le soleil exactement. Celui qui se rêvait peintre compose pour les midinettes et fait la tournée des plateaux télés ; « Dracula » pose désormais parmi les idoles de Salut les Copains : et lui qui souffrait tant de sa laideur, après avoir connu B.B., revient de Chelsea par le ferry-boat, en compagnie de Jane Birkin !… Son huitième album : Jane Birkin – Serge Gainsbourg, n’est qu’une succession de réussites : L’Anamour, Je t’aime… moi non plus, 69 année érotique, Sous le soleil exactement, Les Sucettes, Élisa.

Ils s’aiment et la traversée
Durera toute une année
Et que les dieux les bénissent
Jusqu’en 70

En 1971, après s’être acheté une Rolls 1928 (il n’a pas le permis : pour quoi faire ?), Gainsbourg enregistre avec Jean-Claude Vannier L’Histoire de Melody Nelson, que la presse élève au rang d’album majeur, « premier vrai poème symphonique de l’âge pop ». Ce concept-album nabokovéen aux chansons poétiques à structures linéaires plutôt que circulaires, qui mêlent instruments classiques et musique pop, raconte l’histoire de Melody Nelson : percutée par la Silver Ghost, la jeune fille, — quinze ans —, s’abandonne au conducteur… puis disparaît dans le Boeing 707 à destination de Sunderland. Influences d’Heredia et de Lolita, instrumentation complexe, talk-over et symbolisme : l’album est un échec commercial, évidemment. Mais Gainsbourg — et son Gainsborough — en ont vu d’autres : après la mort de Joseph (son père) et la naissance de Charlotte (sa fille), il enregistre avec Birkin La Décadanse, suite verticale à Je t’aime… moi non plus (« que tes mains frôlent mes seins et mon cœur qui est le tien »). Petit scandale : ventes en berne ; Gainsbourg deviendrait-il Monsieur Birkin ?… En 1973, il écrit Dee Doo Dah pour la Muse, et sort son dixième album, Vu de l’extérieur :

Je suis venu te dire que je m’en vais
Et tes larmes n’y pourront rien changer

Retour de succès : alcool, cigarettes, sorties en boîtes de nuit. En mai 1973, victime d’une crise cardiaque, il est conduit d’urgence à l’hôpital — en couverture de cachemire, et traînant derrière lui sa valise de gitanes. Au vrai, retour de succès tout relatif : la nouvelle génération, — Julien Clerc, Véronique Sanson, Michel Polnareff, Maxime Le Forestier, Michel Jonasz, Jacques Higelin, Alain Souchon —, envahit le marché du disque. Pas de quoi faire frémir l’auteur de La Javanaise : maître ès provocation (summa cum laude), il enregistre sans scrupules Rock around the bunker, où il chante le Nazi rock. Scandale énorme !… la France de Giscard n’était pas prête : il faut dire qu’à la même époque, elle acclame Sheila et Serge Lama : « J’avais poussé le bouchon, reconnaît l’artiste… mais chez moi, c’est un bouchon de champagne. » En 1976, L’Homme à tête de chou, son nouveau concept-album, fait vibrer les fans. Entre Ma Lou Marilou et Meurtre à l’extincteur, Variations sur Marilou, « 7 minutes 38 secondes de bonheur et d’extase » (G. Verlant), porte la marque du Grand Gainsbourg :

Lorsqu’en un songe absurde Marilou se résorbe
Que son coma l’absorbe en pratiques obscures
Sa pupille est absente, et son iris absinthe
Sous ses gestes se teinte d’extases sous-jacentes

Il écrit alors pour Nana Mouskouri, Françoise Hardy, Alain Chamfort (Baby Loup, Rock n’Roses), le groupe Bijou (avec qui il remonte sur scène en 1978, pour la première fois depuis treize ans), Jane Birkin, encore et toujours (Ex fan des sixties, Le Velours des vierges : « Toi qui rêves au velours des vierges, aux satins innocents »), et bien sûr pour lui même : My Lady Héroïne, Trois millions de Joconde… et ce tube gigantesque, Sea sex and sun.

Vingt ans, dix-huit
Dix-sept ans à la limite
Je ressuscite

« Les chansons, avoue-t-il dans une interview à Elle, je n’y pense jamais, sauf quinze jours avant l’échéance » : c’est avec de telles provocations qu’il séduit les punks du No Future. Mais il manquait à Gainsbourg la vraie consécration, le triomphe à la Paul Émile : c’est chose faite en 1979 avec Aux armes etc, album d’or, puis de platine. Subversion, contestation, autodérision, humour, le tout en talk-over et sur fond de reggae, dans le sillage de Bob Marley : toute la France est conquise, même les plus jeunes générations. Michel Droit, qui se fend d’une attaque aux propos douteux dans Le Figaro Magazine, fait encore monter les ventes et se ridiculise. Réponse du poète : « Puissent le cérumen et la cataracte de l’après-gaullisme être l’un extrait et la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il en mesure et lui permettrai-je de juger de ma Marseillaise » (Le Matin Dimanche). En janvier 1980, à Strasbourg, les paras investissent la salle de concert : Gainsbourg lève le poing : « Je suis un insoumis !… » avant de leur faire chanter l’hymne national, debout et la main sur le cœur. Le 13 décembre 1981, il déclenchera une nouvelle polémique, en achetant aux enchères pour 130.000,00 francs l’un des manuscrits du chant rouget-de-lislien : « Dans un pays où tant de bons Français font passer la frontière à leurs millions pour les soustraire aux féroces soldats d’un gouvernement illégitime, comment se fait-il qu’aucun patriote n’ait trouvé au fond de ses poches 135.000,00 francs pour empêcher au rasta de mettre ses sales pattes sur la Marseillaise ? Pauvre France, comme dirait Jean Cau ! » (Dominique Jamet dans Le Quotidien de Paris du 15 décembre). Paroles, paroles ! Gainsbourg a gagné. Cette même année (1979), il compose pour Alain Chamfort Manureva, et ajoute encore un disque d’or à son triomphe.

Où es-tu Manu Manureva ?
Portée disparue Manureva
Des jours et des jours tu dérivas
Mais jamais, jamais tu n’arrivas

À la fin de l’année (1979, toujours), son concert au Palace vire à l’événement exceptionnel : dans les gradins, Karl Lagerfeld, Louis Aragon, Roland Barthes, Claude Kiejman, Gonzague Saint-Bris, Yves Mourousi et beaucoup d’autres du même acabit ; qu’il est loin le monstre des vieilles tournées ! Il faisait hurler le public de terreur : il reçoit les culottes des jeunes filles aux premiers rangs. C’est l’apogée : dans les années qui suivent, il écrit pour Deneuve, Bashung (Play Blessures), Adjani (Ohio, Pull marine) et Birkin (Baby alone in Babylone avec notamment Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, mais aussi Amours des feintes, en 1990), Vanessa Paradis (Jo le taxi, Variations sur le même t’aime), Bambou (Made in China) ; infatigable malgré ses excès, il compose la B.O. de Tenue de soirée, réalise le clip de Tes yeux noirs pour le groupe Indochine. Lui-même enregistre encore trois albums mythiques, Mauvaises nouvelles des étoiles (avec Ecce homo : « quand Gainsbourg se barre, Gainsbarre se bourre »), Love on the beat (Lemon incest), You’re under arrest (dont le clip du Légionnaire, réalisé par Luc Besson, connaît un excellent accueil critique). Le 22 mars 1988 il est au Zénith de Paris, en concert ; un an et six mois plus tard, parution de l’intégrale, avec ce slogan publicitaire : « Gainsbourg n’attend pas d’être mort pour être immortel. » Et ainsi c’est au sommet de sa gloire qu’il quitte le monde, comme un soleil explosant dans l’univers.

On a dit que c’est par ses chansons qu’il possédait les femmes : à défaut de les attirer, il les mystifie par sa voix, par son charme de serpent. Il a subjugué Greco ; un soir de 1967, Bardot a pris sa main dans la sienne, et ils ont dansé jusqu’au bout de la nuit, au cabaret de Régine. « Nous sortions de là, ivres de nous-mêmes, de champagne, de musique russe, nous étions accordés aux mêmes vertiges, nous nous saoulions des mêmes harmonies, du même amour, nous étions fous l’un de l’autre » (B.B.). Elle chante pour lui Harley Davidson, longues bottes et minijupe, atrocement belle. Écris-moi la plus belle chanson d’amour ! lui souffle-t-elle à l’oreille, un soir — le lendemain, il lui joue Bonnie and Clyde et Je t’aime… moi non plus. « Ce fut un amour fou — un amour comme on en rêve — un amour qui resta dans nos mémoires et dans les mémoires. […] De ce jour, de cette nuit, de cet instant, aucun autre être, aucun autre homme ne compta plus pour moi. Il était mon amour, me rendait la vue, il me faisait belle, j’étais sa muse. » Et la légendaire actrice d’ajouter, nostalgique : « C’était bon, c’était beau, c’était pur, c’était nous. » Mais à Almería, où elle s’en va tourner un autre film, elle retrouve son mari, et met un terme à sa passion sulfureuse. Lettres et larmes ! en son souvenir, l’homme à tête de chou enregistre aux Studios Chappell Initials B.B. ; et vraiment, dans cet « hymne nostalgique qui glorifie à jamais une image de déesse adorée », — il touche au Parnasse.

Tandis que des médailles
D’imperator
Font briller à sa taille
Le bronze et l’or
Le platine lui grave
D’un cercle froid
La marque des esclaves
À chaque doigt

En 1968, à l’occasion du film Slogan, il rencontre Jane Birkin — dans les circonstances mille fois racontées que l’on connaît par cœur, la froideur d’abord, puis la soirée alone together au restaurant, et la nuit dans les discothèques. Des années durant, ils incarneront la libération des mœurs, lui en débraillé chic, cigarette aux lèvres et verre d’alcool à la main, elle en tenues d’une audace animale. À la presse, ils se montrent, aux photographes ils s’exhibent, à la télévision ils s’embrassent, passionnément. Ils ont fait reculer toutes les bornes de la pudeur, mimant l’orgasme aux micros des studios d’enregistrement, chantant le sexe et la mort ; ils n’ont peur de rien : les poignets menottés, en escarpins et paires de bas, elle se laisse mitrailler de flashs par son Rimbaud pornographe. Mais la pomme d’amour plie et rompt avant qu’elle ne soit achevée — et en septembre 1980, Birkin part avec les enfants, laissant Gainsbarre à son triste sort. Ils ne cesseront jamais de s’aimer, pourtant : jusqu’en septembre 1990, Gainsbourg écrira pour sa muse immortelle (Amour des feintes). Avec Bambou, sa dernière femme (et la troisième B de sa vie, après Bardot et Birkin), il connaît à nouveau le bonheur de la paternité. Hélas ! Gainsbarre a vaincu Gainsbourg ; les derniers mois sont les plus difficiles : et le dandy trash meurt le 2 mars 1991 exactement comme Boris Vian trente-deux années plus tôt, d’une crise cardiaque terrassante : foudroyé par les dieux !

On aurait tort d’occulter sa fascination pour le cinéma : ce serait manquer la moitié de sa vie. En septembre 1959, il est à l’affiche de Voulez-vous danser avec moi ?, avec Brigitte Bardot ; entre 1960 et 1962 il joue dans trois péplums, La Révolte des esclaves, Samson contre Hercule, Hercule se déchaîne. Son plus grand succès : Je t’aime… moi non plus n’est qu’une mélodie reprise de la bande originale composée pour Les Cœurs verts. En 1968, à l’occasion du tournage de Ce sacré grand-père, il chante avec Michel Simon sous le ciel de Provence en buvant du rouge. Le cinéma lui donne toutes ses gloires : il est le vivier de ses plus beaux souvenirs. Pour Le Pacha, il écrit Requiem pour un con ; et pour L’Horizon, la chanson d’Élisa.

Élisa, Élisa
Élisa saute-moi au cou
Élisa, Élisa
Élisa cherche-moi des poux
Enfonce bien tes ongles
Et tes doigts délicats
Dans la jungle
De mes cheveux Lisa

Après un séjour en Inde et au Népal avec Jane Birkin pour tourner Les Chemins de Katmandou, il joue dans Paris n’existe pas, Sérieux comme le plaisir, La Dernière violette. C’est pour son propre film, Je t’aime… moi non plus, qu’il compose La Ballade de Johnny Jane. Du génie, ou de la folie ?… l’œuvre, dédiée à Boris Vian, récolte les éloges de François Truffaut ; mais quand il sollicite Alain Delon pour un nouveau film, il ne reçoit que cette réponse méprisante : « Cher Serge, je crois que nous évoluons dans deux univers extrêmement différents et que nos horizons sont dissemblables ». Et qu’importe ?… en 1980, à l’affiche de Je vous aime avec Deneuve, Trintignant, Souchon et Depardieu, il signe une autre bande originale qui fera fureur : Dieu fumeur de havane. Le cinéma excite son imagination ; mais l’esprit embrumé de la fumée des cigarettes, ou peut-être la focale embuée des vapeurs de l’alcool, il réalise d’étranges montages qui suscitent l’incompréhension plutôt qu’ils n’inspirent l’admiration : en 1983, Équateur est hué au festival de Cannes. En 1986, après avoir dirigé le clip Morgane de toi pour le chanteur Renaud, il tourne Charlotte for ever, véritable Objet de Scandale ; il avait mixé sur la Marseillaise, chanté le Nazi rock : il filme l’inceste et crève ainsi le dernier des tabous, dans un désir invincible de provoquer. « Stan, scénariste à la dérive, ayant connu sa demi-heure de gloire dans quelque studio hollywoodien des années 50 ou 60 peu importe, éthylique au dernier degré, suicidaire forcené. Voit tout en black excepté dans le regard laser et azuré de la petite Charlotte. » En juin 1989, après une opération de six heures, il réalise Stan the flasher avec Claude Berri : ce sera son dernier film.

Quelle vie que la sienne ! héroïque, a-t-on dit (à ce propos, je recommande chaudement le film de Joann Sfar, exceptionnel). Fut-il le dernier grand héros de notre histoire ?… Il a connu la guerre, le Paris des cabarets, tous les artistes de la seconde moitié du vingtième siècle, — il a fait l’amour dans le grand lit couvert de fourrure de Salvador Dalí (« le salon était tapissé d’astrakan, je foulais à mes pieds des dessins de Miró, Ernst, Picasso ou Dali, des toiles non encadrées, la classe… »). Pendant cinquante ans, rimbaldien par son amour des mots, ses audaces, sa liberté libre, il a représenté la chanson et le cinéma, les deux arts qui symboliseront notre temps pour les siècles des siècles. « Ma vie n’est qu’œuvre, hélas », confiait-il à Georges Conchon en avril 1968, se plaçant ainsi sans le savoir dans la lignée de nos plus grands poètes. Depuis, il les a rejoints dans les hauteurs du Parnasse, et c’est un sceau d’éternité, en notre patrie des lettres. « Pour moi, écrivait Joseph Gainsbourg dans ses Mémoires en 1970, l’Art avec un grand A était ce qui comptait le plus. Un homme qui ne faisait pas de l’Art était un pauvre bougre, un béotien, quoi ! Épictète, que j’ai lu peut-être trop tôt, m’a inculqué le dédain pour les métiers des hommes : tout était petit, étriqué. Ce Grec a peut-être été le précurseur du nihilisme russe. Pour moi, il n’y avait que l’Art qui était élevé, le reste était terre à terre, donc négligeable. » Est-ce que tout le fils n’est pas là dans ces quelques paroles du père ?… artiste, aristocrate, nihiliste : les chiens ne font pas des chats.

 

Lecture conseillée :

  • Gainsbourg, Verlant, Gilles

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