Les louches poétiques

La lamentation d'Orphée, peinture de Franz Caucig, huile sur toile.
La lamentation d'Orphée, peinture de Franz Caucig, huile sur toile.

Les louches poétiques font partie des plus belles figures de style. Mais qu’est-ce qu’un « louche » ? Je reprends ce terme de Jacques Dürrenmatt (Stylistique de la poésie, Paris, éd. Belin, 2005), qui lui-même le tire de Du Marsais :

Toute construction ambiguë, qui peut signifier deux choses en même temps, ou avoir deux rapports différents, est appelée équivoque, ou louche. Louche est une sorte d’équivoque, souvent facile à démêler. Louche est ici un terme métaphorique : car comme les personnes louches paraissent regarder d’un côté pendant qu’elles regardent d’un autre, de même dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport, pendant qu’ils en ont un autre ; mais quand on ne voit pas aisément quel rapport on doit leur donner, on dit alors qu’une proposition est équivoque, plutôt que de dire simplement qu’elle est louche.
(Du Marsais, Des tropes, 1730, 3è partie, chap. 6)

Comme le relève fort justement J. Dürrenmatt, la syntaxe particulière de la poésie, a fortiori quand elle perd même sa ponctuation (chez Apollinaire, chez Aragon), est particulièrement propice aux effets de louche. Et de préciser :

L’emploi le plus intéressant survient quand, comme le note toujours Du Marsais, « le sujet ou l’attribut présente deux sens à l’esprit, ou quand il a quelque terme qui peut se rapporter ou à ce qui précède, ou à ce qui suit : c’est ce qu’il faut éviter avec soin, afin de s’accoutumer à des idées précises. Il y a des mots qui ont une construction louche ; c’est lorsqu’un mot paraît d’abord se rapporter à ce qui précède, et que cependant il se rapporte à ce qui suit. » Il prend comme exemple une chanson d’opéra en vers courts :
Tu sais charmer,
Tu sais désarmer,
Le Dieu de la guerre ;
Le Dieu du tonnerre
Se laisse enflammer.
qu’il commente ainsi : « Le Dieu du tonnerre paraît d’abord être le terme de l’action de charmer, et de désarmer, aussi bien que le Dieu de la guerre ; cependant, quand on continue à lire, on voit aisément que le Dieu du tonnerre est le nominatif ou le sujet de se laisse enflammer » (ibid).
(Dürrenmatt, Jacques, Stylistique de la poésie, Paris, éd. Belin, 2005)

Des louches, il m’est arrivé à l’occasion de lectures d’en croiser de particulièrement beaux, que je voudrais citer dans cet article. Je commencerai par celui d’Apollinaire, relevé par J. Dürrenmatt ; il vient des « Fiançailles », un poème d’Alcools :

J’ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
(Apollinaire, « Les Fiançailles », in Alcools)

On croit d’abord que le groupe « Les cadavres de mes jours » complémente le verbe « regarder » ; à la deuxième lecture, on comprend qu’il est sujet du verbe « marquent ». L’accord de la forme et du sens est magnifique ; il faut que les jours passés soient à la fois sujet et complément : ils sont le passé d’où découle l’avenir.

À vrai dire, la question du temps, et plus précisément du cycle de la vie, est presque toujours le sujet des louches poétiques. C’est le cas, par exemple, dans ce fameux poème de Hugo tiré des Contemplations, « Veni, vidi, vixi » :

J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.
(V. Hugo, « Veni, vidi, vixi », in Les Contemplations)

La même proposition, « J’ai bien assez vécu », ouvre et ferme la première phrase du poème, qui court sur pas moins de trois quatrains ! Il est impossible de déterminer le moment où le poète est passé d’une proposition à l’autre : une manière de symboliser, par la seule écriture, le caractère cyclique de la vie qui passe.
Cette idée d’ouvrir et de fermer un poème par le même groupe de mots sera reprise par Verlaine dans les Poèmes saturniens, pour lier le souvenir avec le crépuscule :

Le Souvenir avec le Crépuscule
Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
De l’Espérance en flamme qui recule
Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
Mystérieuse où mainte floraison
— Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
S’élance autour d’un treillis, et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle, dans une immense pâmoison,
Le Souvenir avec le Crépuscule.
(Verlaine, « Crépuscule du soir mystique », in Poèmes saturniens)

Ici, le poète non seulement dessine avec le style (au sens propre !) l’idée du souvenir lancinant qui revient hanter la mémoire, mais encore celle du crépuscule qui appelle l’aube et puis le nouveau crépuscule, et enfin celle du treillage où les fleurs s’entremêlent et finissent par se confondre…

Apollinaire, Hugo, Verlaine… le louche ne serait-il qu’une figure baroque (j’entends baroque au sens large, au sens de Wölfflin) ? Dürrenmatt note que « le refus d’attribuer à un même groupe des fonctions différentes, voire contradictoires, participe de la volonté qui se fait fortement sentir à l’âge classique de faire de la proposition et bientôt de la phrase une unité toujours plus close. » À ce propos, il existe une exception, et de taille, chez le plus classique de nos auteurs classiques : Jean Racine. C’est dans Bajazet (acte II scène 1) que l’on trouve cet effet pour le moins surprenant, et qui révèle tout le génie du dramaturge :

Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire
Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l’empire à genoux,
De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
(Racine, Bajazet, II, 1)

Ce « Je tiens tout de vous », qui enferme la phrase, la « tient » tout entière ; encore une fois, l’écrivain par le style, seulement par le style, formalise admirablement le fond de son discours.

En guise de conclusion, je me contenterai de citer le joli louche de Barbara, qui servira d’ambassadeurs à ses dizaines, à ses centaines, à ses milliers de frères que l’on trouve dans la chanson française :

Dis quand reviendras-tu
Dis au moins le sais-tu
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus
(Barbara, « Dis quand reviendras-tu »)

 

Lecture conseillée :

  • Dürrenmatt, Jacques, Stylistique de la poésie, Paris, éd. Belin, 2005

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