L’autosatisfaction, une tradition littéraire française (2/2)

Affiche de l'opérette "Cocorico" de Louis Ganne
Affiche de l'opérette "Cocorico" de Louis Ganne, 1904

Les écrivains des siècles précédant le romantisme savaient admirablement conserver, derrière « l’effet de sourdine » du style classique – pour reprendre le mot de Leo Spitzer –, une apparence de modestie. « Le moi est haïssable », disait Pascal ; et même les poètes des sentiments, tels ceux de la Pléiade, louaient alors moins leurs propres poésies que celles de leurs frères de plume.
Le dix-neuvième siècle amène avec lui l’expression pleine et entière du « moi » lyrique si longtemps contenue. La digue cède ; quand on parle de soi-même, il faut être honnête ou menteur ; dans le premier cas l’on est prétentieux, et dans le second mensonger – sans doute trouve-t-on là l’origine de la mise en garde de Blaise Pascal.
Vigny, Balzac, Hugo et Dumas, pour ne citer qu’eux, on cédé aux sirènes de la vanité ; qu’on les pardonne, car ils le méritent.

1. Alfred de Vigny : « L’esprit pur »

Alfred de Vigny, poète de l’Académie française, est comme Victor Hugo un touche-à-tout : il s’est illustré à la fois dans le drame – Chatterton –, dans la poésie – Poèmes antiques et modernes – et dans le roman – Cinq-Mars.
Aussi ce grand écrivain avait-il bien de quoi se vanter ; ce fut chose faite en 1863 avec le magnifique poème « L’esprit pur », publié dans Les Destinées, qui est tout ensemble un surprenant modèle d’art poétique et de complète immodestie. Il n’y a rien à dire, les vers parlent d’eux-même – c’est une masterclass de gasconnade.

I
Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.
J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe ? — Il n’aura de mémoire
Que du jour seulement où mon front l’a porté.
II
Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi.
J’ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes sur le flanc des sceaux de chaque roi.
À peine une étincelle a relui dans leur cendre.
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.
III
Ils furent opulents, seigneurs de vastes terres,
Grands chasseurs devant Dieu, comme Nemrod, jaloux
Des beaux cerfs qu’ils lançaient des bois héréditaires
Jusqu’où voulait la mort les livrer à leurs coups ;
Suivant leur forte meute à travers deux provinces,
Coupant les chiens du Roi, déroutant ceux des princes,
Forçant les sangliers et détruisant les loups ;
IV
Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent
Gens d’honneur en tous temps, comme en tous lieux, cherchant
De la Chine au Pérou les Anglais, qu’ils brûlèrent
Sur l’eau qu’ils écumaient du levant au couchant ;
Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles,
Parfumés et blessés revenaient à Versailles
Jaser à l’Œil-de-bœuf avant de voir leur champ.
V
Mais les champs de la Beauce avaient leurs cœurs, leurs âmes,
Leurs soins. Ils les peuplaient d’innombrables garçons,
De filles qu’ils donnaient aux chevaliers pour femmes,
Dignes de suivre en tout l’exemple et les leçons ;
Simples et satisfaits si chacun de leur race
Apposait saint Louis en croix sur sa cuirasse,
Comme leurs vieux portraits qu’aux murs noirs nous plaçons.
VI
Mais aucun, au sortir d’une rude campagne,
Ne sut se recueillir, quitter le destrier,
Dételer pour un jour ses palefrois d’Espagne,
Ni des coursiers de chasse enlever l’étrier
Pour graver quelque page et dire en quelque livre
Comme son temps vivait et comment il sut vivre,
Dès qu’ils n’agissaient plus, se hâtant d’oublier.
VII
Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole ;
Mais sur le disque d’or voilà qu’il est écrit,
Disant : « Ici passaient deux races de la Gaule
« Dont le dernier vivant monte au temple et s’inscrit,
« Non sur l’obscur amas des vieux noms inutiles,
« Des orgueilleux méchants et des riches futiles,
« Mais sur le pur tableau des livres de l’esprit. »
VIII
Ton règne est arrivé, pur esprit, roi du monde !
Quand ton aile d’azur dans la nuit nous surprit,
Déesse de nos mœurs, la guerre vagabonde
Régnait sur nos aïeux. — Aujourd’hui, c’est l’écrit,
L’écrit universel, parfois impérissable,
Que tu graves au marbre ou traînes sur le sable,
Colombe au bec d’airain ! visible saint-esprit !
IX
Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées,
Je reste. — Et je soutiens encor dans les hauteurs,
Parmi les maîtres purs de nos savants musées,
L’idéal du poëte et des graves penseurs.
J’éprouve sa durée en vingt ans de silence,
Et toujours, d’âge en âge encor, je vois la France
Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs.
X
Jeune postérité d’un vivant qui vous aime !
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux passés !
Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez !
(Les Destinées, A. de Vigny)

2. Honoré de Balzac : « Saluez-moi, car je suis un génie ! »

Chacun connaît l’orgueil démesuré qui habitait l’auteur de la Comédie humaine, lui que Cendrars appelait « le créateur du monde moderne » et qui avait élevé, dans sa demeure, un immense buste de Napoléon sous lequel était écrit : « Ce qu’il a entrepris par l’épée, je l’accomplirai par la plume. »
Il faut lire la biographie de Stefan Zweig pour avoir un aperçu du caractère de Balzac.
En 1833, traversé par l’idée de réunir sa grande œuvre en un tout cohérent, il accourait chez sa sœur Laure Surville et lui disait : « Saluez-moi, car je suis en train de devenir un génie ! » Un an plus tôt il lui écrivait déjà, imitant le « Chateaubriand ou rien » de Victor Hugo :

Cette Notice biographique sur Louis Lambert est une œuvre où j’ai voulu lutter avec Goethe et Byron, avec Faust et Manfred, et c’est une joute qui n’est pas encore finie.

Et de conclure : « En avant, troupier ! jette-toi en travers dans la bataille ! » Il fallait tant de courage au pauvre écrivain pour éponger ses quatre cent mille euros de dettes et travailler toutes les nuits, de minuit jusqu’au zénith, à la composition de son immense production, qu’on lui pardonne aussi bien ses excès de café que ses vanités : « La louange nous va si bien, à nous autres artistes ». L’auteur des Illusions perdues écrivait alors (1834) : « Pauvre plume ! il faut qu’elle soit de diamant pour ne pas s’user à tant de labeur ! » Et cette même année il ajoutait, pour rassurer sa sœur : « La maison Balzac triomphera ! »
1834 était une année faste pour Balzac. C’était la jetée dans le vide, le lancement de son grand projet qui devait lui donner le courage d’écrire jusqu’à la fin de sa courte vie usée par le travail.

Quelle énergie ne faut-il pas pour garder sa tête saine quand le cœur souffre autant ! Travailler nuit et jour, me voir sans cesse attaqué quand il me faudrait la tranquillité du cloître pour mes travaux ! Quand l’aurai-je ? l’aurai-je un seul jour ? que dans la tombe, peut-être !… On me rendra justice alors, je veux l’espérer !… Mes meilleures inspirations ont toujours brillé, au surplus, aux heures d’extrêmes angoisses ; elles vont donc luire encore !

3. Victor Hugo : « Ô nations ! Je suis la poésie ardente »

Gustave Flaubert écrivait en 1859 à son ami Ernest Feydeau, à propos de La Légende des siècles : « Quel homme que ce père Hugo ! Sacré nom de Dieu, quel poète ! Je viens d’avaler ses deux volumes ! Tu me manques ! Bouilhet me manque ! Un auditoire intelligent me manque ! J’ai besoin de gueuler trois mille vers comme personne n’en avait jamais fait ! Et quand je dis gueuler – non, hurler ! Je ne me connais plus ! Qu’on m’attache ! Ah ! ça m’a fait du bien ! »
Et à Mlle Leroyer, la même année : « Jamais le colossal poète n’avait été si haut […]. Il est désespérant d’écrire après un pareil homme. »
Hugo, monstre littéraire, est le maître du dix-neuvième siècle ; il le domine. La vanité chez lui n’est pas seulement excusable : elle est encore trop modeste.
On trouve dans le Cahier de vers français (éd. Massin, tome I, p. 311) ces deux vers, qui confirment s’il en était besoin que l’auteur des Misérables avait pleinement conscience de sa « gloire » :

Sur les rocs, témoins de ma gloire
J’écrirai mon nom et mon sort.

Dans ces vers, tirés des Châtiments, c’est le poète en personne qui se cache derrière l’étoile – il a l’habitude de se comparer aux astres.

Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans une blancheur molle, infinie et charmante.
Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente.
L’astre éclatant changeait la nuée en duvet.
C’était une clarté qui pensait, qui vivait ;
Elle apaisait l’écueil où la vague déferle ;
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain,
Le ciel s’illuminait d’un sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche ;
Des goëlands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient l’étoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle ;
L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et, rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait l’étendue.
L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui s’éveillait me dit : c’est l’étoile ma sœur.
Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile,
J’entendis une voix qui venait de l’étoile
Et qui disait : – Je suis l’astre qui vient d’abord.
Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort.
J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la poésie ardente.
J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante.
Le lion océan est amoureux de moi.
J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles,
Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit,
Debout, vous qui dormez ! – car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière !
(Les Châtiments, V. Hugo)

Et dans Les Travailleurs de la mer, son avant-dernier roman, il évoque le poids énorme de sa littérature. Dès la présentation – L’Archipel de la Manche – il ne peut s’empêcher de s’adjoindre à Homère, le premier de tous les écrivains :

Un écrivain contemporain arrive à Jersey, entre chez un épicier. Et, dans un magnifique salon attenant au magasin, il aperçoit derrière une vitrine ses œuvres complètes reliées, dans une haute et large bibliothèque surmontée d’un buste d’Homère.
(Les Travailleurs de la mer, V. Hugo)

Hugo est plus que jamais conscient d’avoir associé son nom au siècle qui finit, comme Voltaire pour le dix-huitième – il prononce en 1878 un discours sur le centenaire de la mort du philosophe.

Quand un homme domine un siècle et incarne le progrès, il n’a plus affaire à la critique, mais à la haine.
(Les Travailleurs de la mer, V. Hugo)

Et l’auteur de signer son ouvrage, non point discrètement mais avec démesure, associant ses initiales à deux gigantesques rochers qui dominent la Manche et affrontent les flots. Le H, d’abord :

L’espèce d’immense H majuscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour trait d’union, apparaissait à l’horizon dans on ne sait quelle majesté crépusculaire.
(Les Travailleurs de la mer, V. Hugo)

Le V, ensuite :

Les marins de la Manche connaissent tous ces indescriptibles phosphorescences, pleines d’avertissements pour le navigateur. Elles ne sont nulle part plus surprenantes que dans le Grand V, près d’Isigny.
(Les Travailleurs de la mer, V. Hugo)

4. Alexandre Dumas : « Victor Hugo, Lamartine et moi. »

Nous conclurons avec Alexandre Dumas. Celui qui avait fondé en 1848 le journal politique Le Mois, avec pour devise « Dieu dicte et nous écrivons », devait adresser en 1864 une lettre fameuse à Napoléon III pour se plaindre de la censure dont il était victime.
Il ne prenait aucune pincette pour s’adresser à l’empereur ; et dès la première phrase, rappelant à celui qui avait osé exiler le « maître » Hugo qu’il appartenait lui-même au triumvirat des lettres, il se dressait de toute sa hauteur – qui était celle d’un géant – et proclamait avec audace :

Sire, il y avait en 1830 et il y a encore aujourd’hui trois hommes à la tête de la littérature française, ces trois hommes sont Victor Hugo, Lamartine et moi.

 

 

Lectures conseillées :

  • Les Destinées, A. de Vigny
  • Balzac : le roman de sa vie, S. Zweig
  • Les Travailleurs de la mer, V. Hugo
  • Le Comte de Monte-Cristo, A. Dumas

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