Les Mémoires sur Napoléon de Stendhal – Une chronique héroïque de l’Empereur des rois

Illustration Soufiane Mengad
Illustration Soufiane Mengad

Il n’y a pas de grandes épopées sans grandes tragédies, hélas. Et sans épopées les civilisations sont bien mornes ; Napoléon, c’est les masses de granit ; c’est aussi la retraite de Russie ; mais surtout c’est Tolstoï, David et presque la totalité du romantisme français : les soupirs de Hugo, les regrets de Stendhal et les complaintes de Musset – et, bien sûr, Chateaubriand.
Napoléon est comparable aux grands prophètes qui fondèrent des religions ; comme eux, il a marqué le monde ; et comme eux, parti de presque rien, il a fondé presque tout – en Égypte, il s’est pris pour le mahdî !
Au vu de l’attrait qu’il exerce encore aujourd’hui, des passions qu’il déchaîne et de l’émotion qu’il inspire, on ne s’étonnera donc guère que ses contemporains aient été d’autant plus frappés de son incroyable aventure, qu’ils ont eu le loisir quotidien de suivre ses heurs et malheurs. Chateaubriand l’a rencontré ; Hugo avait dix-neuf ans quand l’Empereur s’est éteint à Sainte-Hélène ; l’on sait ce que l’un et l’autre ont écrit à son sujet : qu’ils l’aient aimé ou qu’ils l’aient haï, ils ont été saisis par la force de son génie. Stendhal, né en 1783, avait trente-deux ans au moment de Waterloo et de l’exil : il a rencontré Napoléon au fort de Bard en 1800, dans sa loge de la Scala dix jours après Marengo, à Berlin en 1806, à Moscou en 1812, en Silésie en 1813 – où il a été « honoré d’une longue conversation ». Impressionné au moins autant que l’auteur du Génie du christianisme par la destinée extraordinaire de Bonaparte, Beyle – Stendhal – n’a pu résister, lui aussi, à s’essayer au récit de cette énorme vie : à en écrire les Mémoires.
Le projet, trop vaste, a cependant intimidé l’auteur de La Chartreuse – et parti pour retracer toute son œuvre de bâtisseur d’Empire, il s’est finalement contenté de la première campagne, celle d’Italie. Un mal pour un bien ; car le temps – Stendhal a repris son projet interrompu à vingt ans d’intervalle –, a permis à l’auteur de ces Mémoires de porter un regard plus critique (un regard de libéral) envers le petit caporal.

En 1797 on pouvait l’aimer avec passion et sans restriction ; il n’avait point encore volé la liberté à son pays ; rien d’aussi grand n’avait paru depuis des siècles.

L’on ne peut s’empêcher, pourtant, de regretter que Stendhal ne fût pas allé plus loin, comme l’on regrette que Balzac eût rendu l’âme avant d’avoir pu composer l’ensemble des romans qu’il avait en tête, sur les guerres napoléoniennes : car ce récit de la campagne qui a vu les victoires de Castiglione, d’Arcole et de Rivoli n’est pas celui d’un historien quelconque, pas plus que celui d’un insignifiant témoin ; c’est le récit de l’un des plus grands auteurs français, de l’auteur du Rouge et le Noir et de Lucien Leuwen.
Cet écrivain de génie a tout de suite compris l’évidence, savoir qu’il est surabondant de faire de l’épique avec de l’épique. La vie de Napoléon est par elle-même emphatique : que le style se contente de décrire, et il sera héroïque. Aussi prévient-il d’emblée le lecteur :

Il n’y a jamais de grandes phrases ; jamais le style ne brûle le papier, jamais de cadavres ; les mots horrible, sublime, horreur, exécrable, dissolution de la société, etc., ne sont pas employés.
L’auteur a la fatuité de n’imiter personne ; mais son ouvrage fait, s’il fallait, pour en donner une idée, en comparer le style à celui de quelqu’un des grands écrivains de France, l’auteur dirait :
J’ai cherché à raconter, non pas comme MM. de Salvandy ou de Marchangy, mais comme Michel de Montaigne ou le président de Brosses.

Et il ajoute cette leçon d’écriture :

Aujourd’hui, je crois voir que la grande difficulté dans les lettres consiste à avoir une idée nette. Quand il a ce bonheur et qu’il veut bien renoncer à la gloire du style emphatique, un écrivain peut se tenir assuré d’être suivi par le lecteur.

L’histoire est friande des généraux populaires – que l’on songe à César, Hannibal ou Alexandre. Napoléon fut tout à la fois général et homme politique, qui plus est à la croisée du passage d’un monde à l’autre, de l’Ancien Régime à la République ; en Europe, la terre tremblait : il fallait des hommes d’une force prodigieuse pour tenir debout sur ce sol mouvant, et ne pas tomber dans les crevasses que l’on voyait s’ouvrir partout. Bonaparte était de cette trempe : bien plus qu’un général d’armée, il fut un héros d’épopée.

1. L’homme et le politique

Il n’y a pas de grand homme sans grand événement. La gloire de Napoléon s’explique sans doute autant par son génie que par la date de sa venue au monde : le 15 août 1769 à Ajaccio, c’est-à-dire vingt ans avant la Révolution française. Faire carrière dans l’armée à la veille de l’un des plus importants bouleversements de ces derniers siècles, quand la nation serait privée par l’émigration de tous ses généraux, en même temps qu’attaquée de tous côtés, c’était une circonstance propice à la renommée. Né vingt ans plus tôt, ou vingt ans plus tard, Bonaparte n’eût été que lieutenant. Mais l’Assemblée nationale eut cette double inspiration d’abolir les privilèges, et de promouvoir au mérite. Loi heureuse pour le jeune Corse, qui possédait indéniablement un talent militaire inné autant que travaillé, lui ayant permis de se voir promu au grade général en chef – à seulement vingt-six ans.
Tout cela cependant n’expliquerait pas seul les raisons profondes de la geste napoléonienne. C’est aussi l’amour de la patrie, inculqué au peuple français par la Convention, « le premier avatar du peuple, par lequel s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir commença » (Quatre-vingt-treize, V. Hugo).

Il y avait des hommes qui n’admettaient d’autre base pour juger des actions de l’Empereur que celle de l’utilité à la patrie. […] Chose étrange à dire, tel il était lui-même : car il aimait la France avec toute la faiblesse d’un amoureux.

Pour Stendhal, « excepté les mathématiques, l’artillerie, l’art militaire et Plutarque, Napoléon ne savait rien ». Il ne savait rien, peut-être, mais il possédait cette qualité rare et propre aux grands hommes, qui est moins d’avoir un regard profond sur le présent qu’une vision lointaine de l’avenir.
Napoléon fut constamment tourné vers le lendemain ; il ne se demandait pas comment résoudre les multiples problèmes auxquels la nation était alors confrontée, mais, déjà, et alors que parfois tout semblait perdu, comment la rendre grande.
Là encore, les événements ont aidé Bonaparte. Car, comme le dit si bien l’auteur de La Chartreuse :

Il y avait bien des siècles qu’on n’avait vu une grande nation se battre, non pour changer de roi, mais pour sa liberté, et ce qui augmente la sublimité du spectacle, c’est que l’enthousiasme des Français ne fut aidé ni par la religion ni par l’aristocratie.

Ces événements, qui ont été le terreau de son épopée, auraient tout aussi bien pu mettre un terme brutal à la carrière du jeune général ; car lui aussi manqua bien finir guillotiné.
Après Toulon en 1793 – sa toute première victoire, où il repousse brillamment les Anglais assiégeant la ville –, il obtient une mission de ravitaillement à Gênes. Le 27 juillet 1794, il rentre à Paris : c’est thermidor, qui voit la chute de Robespierre. Las pour Napoléon, ses liens avec le jeune frère de l’Incorruptible ne passent pas ; il est arrêté au fort d’Antibes. Qu’eût été son avenir s’il était resté à Paris, où l’arrestation équivalait presque à la peine de mort, même après la Terreur ? (lire pour s’en convaincre La Révolution de R. Margerit, ouvrage admirable). On n’ose imaginer la Convention le décapitant. Impossible, dira-t-on ! peut-être : car la destinée est une fatalité – « Une puissance supérieure, disait l’Empereur, me pousse à un but que j’ignore ; tant qu’il ne sera pas atteint, je serai invulnérable. »
Que l’on pardonne ses crimes à la Convention : elle a au moins ménagé le plus précieux de ses enfants. Et Stendhal, magnanime, de lui trouver des excuses :

Il serait absurde de demander de la circonspection et de la modération à un homme fou de colère et qui cherche à sauver sa vie, en se débattant sous les coups redoublés de vingt ennemis. Voilà pourtant ce qu’oublient les petits écrivains modernes, nés dans une époque d’hypocrisie et de tranquillité, et qui cherchent à se faire une petite fortune.

Donc, Napoléon est sauf ; la tempête est passée. Tranquillisé, il retourne à Paris. On se méfie encore de ce soldat un peu trop brillant. On lui propose la Vendée : il refuse, prétextant la gale. Son rêve, quatre ans avant l’Égypte, est déjà tout oriental : à défaut de l’Italie, il espère se rendre en Turquie, afin d’être utile auprès du sultan (!). Ce projet, qui peut nous paraître incohérent avec l’idée que l’on se fait de Napoléon, est parfaitement logique pour Stendhal : Bonaparte est un rêveur ambitieux, et ne serait pour rien au monde un politicard vendu aux magouilles parisiennes – mais nous y reviendrons.
Bonaparte, pour l’heure, est renvoyé. Le 05 octobre, il sauve la République : c’est Vendémiaire. À la fin du mois, il est fait général en chef par le nouveau Directoire et Barras. En 1796, enfin, il part rejoindre l’armée d’Italie.

Nous allons entrer dans le récit d’opérations admirables ; mais pour qu’il puisse être sensible à ce qu’elles ont de sublime, je supplierai le lecteur de regarder une fois une carte passable du lac de Garde. Les bords de ce lac, avec leurs contrastes de belles forêts et d’eau tranquille, forment peut-être les plus beaux paysages du monde et les jeunes soldats de l’armée d’Italie étaient bien loin d’être insensibles à leurs beautés.

Cette campagne était faite pour plaire à Stendhal ; « conteur, il aime conter pour conter » (Michel Crouzet), et l’on sait depuis la Chartreuse son admiration pour les beautés féeriques et romanesques d’une Italie peut-être pas si imaginaire qu’on a pu l’affirmer : car même dans ce style froid et épuré de chroniqueur à l’ancienne, on décèle tous les charmes de ce beau pays.

Nous nous arrêterons là, car Beyle n’est guère allé plus loin que la première campagne d’Italie. Quelques réflexions générales, sur les Jacobins et sur les royalistes, concluent ces mémoires inachevés. Concernant les premiers, l’auteur indique qu’ils sont « peut-être les seuls êtres que Napoléon ait jamais haïs. » Et au sujet des seconds : « S’il l’eût osé, Napoléon se fût entouré exclusivement de gens appartenant au faubourg Saint-Germain. »

La première campagne d’Italie, c’est moins Napoléon politique, que Bonaparte général.

2. Le général d’armée

La Corse, par certains côtés, est plus italienne que française ; Napoléon, en Italie, devait se sentir de retour chez lui. Un détail cependant a changé sa personne du tout au tout : il ne se bat plus pour l’île de beauté, mais pour la France.
Malheureusement pour lui, cette campagne ne risque pas d’être une partie de plaisir. Le Directoire, littéralement dépouillé, n’a pas de quoi nourrir l’armée ni l’équiper correctement : les soldats sont en guenilles. Quand un corps militaire est appauvri et en sous-effectif, il lui faut un moral d’acier pour lui faire accomplir des miracles. Ce moral, heureusement pour le général, bat son plein – relire l’incipit de La Chartreuse de Parme.

On peut dire que depuis l’entrée à Milan, le 15 mai, jusqu’aux approches de la bataille d’Arcole, en novembre, jamais armée ne fut si gaie. Il faut aussi avouer qu’il y avait peu de subordination : l’égalité républicaine ôtait beaucoup du respect pour les grades, et les officiers n’étaient strictement obéis qu’au feu ; mais ils ne s’en souciaient guère et, comme leurs soldats, ne cherchaient qu’à s’amuser.

Castiglione est une première fessée donnée aux Autrichiens de Wurmser et Quasdanowich. Par sa fameuse tactique qui consiste à profiter de la division de l’ennemi pour l’attaquer séparément, en le prenant de vitesse, le petit caporal enchaîne les succès.

Le principe du général en chef est absolument le même que celui des voleurs qui, au coin de la rue, se trouvent trois contre un autour du passant, à cent pas d’une patrouille de dix hommes. Qu’importe la patrouille qui arrivera dans trois minutes au malheureux volé !

Le Directoire est ravi, même s’il regarde, déjà, ce général populaire avec une once de méfiance. Qu’il se rassure, Bonaparte est piégé : l’état de son armée lui commande de vaincre, ou de périr.

Si, à Lonato et à Castiglione, Napoléon n’eût pas été vainqueur, l’armée était détruite. Ni ses jeunes soldats n’étaient faits pour se tirer d’une guerre malheureuse, toute de retraites et de chicanes, ni lui n’avait le talent de les diriger. C’est la seule grande partie du génie militaire qui lui ait manqué. Sa campagne de France en 1814 est tout agressive ; il a désespéré après Waterloo ; après la retraite de Russie, en 1813, il ne fallait quitter la ligne de l’Oder que forcé.

Napoléon nous a déjà donné deux grandes leçons : 1° la vitesse gagne les batailles ; 2° le moral des troupes décide du sort d’une guerre. Il va maintenant nous en livrer une troisième : pour l’emporter, une armée doit avoir une confiance aveugle envers son commandement.

On adorait à l’armée d’Italie jusqu’à l’air maladif du général en chef.
L’amour n’est pas difficile sur les circonstances auxquelles il se prend ; lorsqu’il y a émotion, il ne faut plus que du singulier.
C’est en général vers l’âge de vingt-deux ans, que l’homme a le plus la faculté de se décider en deux minutes sur les plus grands intérêts. L’expérience de la vie diminue cette faculté, et il me semble évident que Napoléon était moins grand à la Moscowa, et quinze jours avant la bataille de Dresde, qu’à Arcole ou à Rivoli.

Si les hommes aiment tant ce général famélique, c’est qu’il donne l’exemple en n’hésitant jamais à s’exposer sur le champ de bataille. Il n’est pas un vieux général reclus dans son tref, qui délègue tout et ne se préoccupe de rien. Hyperactif, alors même qu’il est toujours atteint par la gale, on le voit partout cavaler.

Ce fut dans cet état d’épuisement, qu’à l’époque d’une de ses dernières batailles, trois des chevaux montés par lui moururent de fatigue. Ses joues caves et livides ajoutaient encore à l’effet mesquin de sa très petite taille. Les émigrés disaient, en parlant de lui, « il est jaune à faire plaisir » et on buvait à sa mort prochaine.
Ses yeux seuls et leur regard fixe et perçant annonçaient le grand homme. Ce regard lui avait conquis son armée ; elle lui avait pardonné son aspect chétif, elle ne l’en aimait que mieux. Il faut se rappeler que cette armée était toute composée de jeune méridionaux faciles à passionner. Ils comparaient souvent leur petit caporal avec le superbe Murat et la préférence était pour l’homme si maigre, déjà en possession d’une si grande gloire !

Cette première campagne d’Italie est la matrice de toutes les campagnes à venir : Napoléon joue sur la vitesse, sépare l’ennemi pour le vaincre l’un après l’autre – étant ainsi toujours en supériorité numérique sur le champ de bataille, alors même que son armée est inférieure en nombre –, excite le moral de ses troupes, et se laisse adorer de ses soldats. Ainsi peut-il, comme César, vaincre avec une facilité qui paraît déconcertante : veni vidi vici.
De la gloire à l’épopée, il n’y a qu’un pas !

3. Le héros d’épopée

« Tout est affaire de chronologie », écrivait Proust dans Le Temps retrouvé. Napoléon, je l’ai déjà signalé, né en 1769, a vécu dans un contexte propice aux grandes destinées – mais surtout, il fut contemporain de Stendhal.

Ce qui manque à Annibal, à César, à Alexandre, c’est que nous ne connaissons pas leur histoire avec assez de détails, pour savoir si jamais ils se sont trouvés réduits à un état aussi misérable que Napoléon, avant Arcole.

Et pourtant ! Bonaparte, bien qu’il ne dépassât Stendhal que de treize ans, reste légendaire ; ses victoires, en dépit de toutes les descriptions que l’on peut en faire, gardent un côté hors du commun. L’écrivain le comprend mieux que personne : c’est pourquoi il se contente de rapporter, avec une objectivité de journaliste, et sans aucun effet de langage, le cheminement stratégique des corps d’armée ; et même si son récit perd parfois le lecteur, voire l’ennuie par une abondance un peu excessive d’informations, il n’en demeure pas moins aussi fabuleux que la Titanomachie.

Ce livre, je le sens, présente trop souvent des récits de bataille ; mais comment éviter ce défilé, si notre héros a commencé par là, si le plaisir d’acquérir de la gloire en commandant à des soldats et de vaincre avec eux a formé son caractère ?

La bataille d’Arcole est symbolique de ce paradoxe commun aux destinées sublimes, où l’épique de la légende dépasse la rationalité des faits : c’est Jeanne d’Arc qui reconnaît Charles Ⅶ, à Chinon ; c’est Victor Hugo qui écrit, on le jure, deux cents vers tous les matins ; et c’est le général malingre qui s’élance à la tête de ses troupes, drapeau en main, sur le pont exposé au plein feu de la mitraille.

La dernière victoire, celle d’Arcole, avait frappé les imaginations françaises par le romanesque de son récit, l’incroyable fermeté d’âme du général et le danger extrême qu’il avait couru lorsqu’il tomba dans le marais, près du pont d’Arcole.

Idem pour la bataille de Rivoli, où Napoléon, après avoir fait parcourir à Masséna une distance prodigieuse en un temps record, défait trente mille Autrichiens, et inflige un revers sévère aux ennemis de la République.

Telle fut la célèbre bataille de Rivoli, dans laquelle trente mille Français, agissant contre une armée très brave, firent vingt mille prisonniers. Jamais l’armée française n’a mieux fait ; les demi-brigades républicaines surpassèrent la rapidité si vantée des légions de César.

Cette grande victoire achève la première campagne d’Italie, qui aura duré un an. Pour Stendhal, elle achève aussi « les temps héroïques » de Napoléon. L’héroïsme, chez Stendhal, est à prendre au sens du fabuleux chevaleresque ; il semble regretter que l’action politique menée par Bonaparte empereur ait gâté quelque peu ses exploits et hauts faits d’armes.

Ici donc finissent les temps héroïques de Napoléon. Je me rappelle fort bien l’enthousiasme dont sa jeune gloire remplissait toutes les âmes généreuses. Nos idées de liberté n’étaient pas éclairées par une expérience de filouteries récentes, comme aujourd’hui. Nous disions tous : « Plût à Dieu que le jeune général de l’armée d’Italie fût le chef de la République ! »
Le Français ne comprend pas facilement le mérite réfléchi et profond, le seul qui conduise à des succès fréquents ; il aime à se figurer quelque chose de jeune et d’aventureux dans son héros et, sans y penser, entrer dans ce qui reste de l’idée du chevaleresque. En 1798, on croyait un peu que le général Bonaparte avait gagné ses batailles, comme les littérateurs de province croient que La Fontaine faisait ses fables : sans y penser.

Conclusion

Fidèle à sa passion pour l’Italie romantique, Stendhal compare l’Aigle aux condottieres. Et c’est vrai qu’il aura quelque chose de féodal, cet empereur guerrier anoblissant les valeureux, protégeant les cités, assiégeant les châteaux-forts.
L’an 1400 n’est pas choisi au hasard : c’est le quattrocento, c’est-à-dire, quatre cents ans avant la Révolution française qui vit le passage de l’Ancien Régime à la République, un autre passage d’un monde à l’autre – celui de la féodalité régionale à la renaissance centralisatrice. De ces immenses bouleversements naissent d’immenses génies, car un monde qui disparaît, c’est un monde qu’il faut reconstruire : et ce genre d’ouvrage a moins besoin d’architectes que de visionnaires.

Suivant moi, on ne trouve d’analogue au caractère de Napoléon que parmi les condottieri et les petits princes de l’an 1400, en Italie. Hommes étranges, non point profonds politiques, dans le sens où on l’entend généralement, mais, au contraire, faisant sans cesse de nouveaux projets, à mesure que leur fortune s’élève, attentifs à saisir les circonstances et ne comptant d’une manière absolue que sur eux-mêmes. Âmes héroïques, nées dans un siècle où tout le monde cherchait à faire et non pas à écrire, inconnues au monde, carent quia vate sacro, et expliquées seulement en partie par leur contemporain Machiavel. Il n’entrait pas dans le plan de ce grand écrivain, qui donne un traité de l’Art d’escamoter la liberté aux citoyens d’une ville, de parler des excès de passion folle qui, tout à coup, viennent gâter le talent du Prince. Il passe sous silence et avec grande sagesse, ces bouffées de sensibilité qui, à l’improviste, font oublier toute raison à ces hommes en apparence calculateurs et impassibles.
Quand la présence continue du danger a été remplacée par les plaisirs de la civilisation moderne, leur race a disparu du monde. Alors, comme usage sensible de ce grand changement moral, les villes bâties sur les montagnes par prudence, sont descendues dans les plaines par commodité ; et le pouvoir est passé du seigneur féodal intrépide, au procureur fripon et au manufacturier patient.

 

Lecture conseillée :

  • Mémoires sur Napoléon, Stendhal

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