L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar – Voyage au siècle des humanistes

Photographie de Marguerite Yourcenar par Bernhard de Grendel en 1982
Photographie de Marguerite Yourcenar par Bernhard de Grendel en 1982

Marguerite Yourcenar, qui se définissait volontiers comme une humaniste, a vécu de 1903 à 1987. Elle est entrée à l’Académie française en 1980 aidée de Jean d’Ormesson et a laissé dans l’histoire de la littérature une œuvre importante. Ses deux ouvrages les plus connus du grand public sont les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au noir. Yourcenar a réuni par ces deux romans historiques une partie de sa propre philosophie, fondée sur l’importance accordée aux libertés individuelles et l’amour de la connaissance.
L’Œuvre au noir évoque l’histoire de Zénon, un philosophe fictif ayant vécu dans les environs de Bruges au seizième siècle. La violence qui se dégage de cet ouvrage est à la hauteur de l’érudition qui en émane ; Zénon évolue dans un monde bigarré où l’atrocité des guerres de religion se mêle à l’expansion du savoir et des connaissances.

1. Zénon, double d’Érasme et de Rabelais

Zénon, le personnage principal de L’Œuvre au noir, est un habile mélange des plus grands esprits de son siècle. On retrouve dans ses manières et dans sa pensée des traits qui font penser à Érasme, Rabelais, Montaigne et même Léonard de Vinci. L’histoire de sa vie permet à Yourcenar d’offrir au lecteur une visite guidée du siècle qui fit entrer l’Europe dans l’ère moderne.

1.1. Le voyage – Érasme

Comme tous les humanistes, Zénon est d’abord un voyageur infatigable ; il voit le monde comme un vaste terrain de jeu et de savoir qu’il faut visiter afin de s’ouvrir l’esprit, faire preuve de tolérance et sortir des chemins battus. Sa présentation, dans l’exposition du roman, en dit long sur le personnage et le rapproche du philosophe Érasme – l’auteur de l’Éloge de la folie – qui fut l’un des plus influents nomades de la pensée. Érasme, comme Zénon, a cheminé partout, de l’Angleterre à l’Italie. Véritable philosophe ambulant, il est passé – entre Londres et Rome – par Paris, Anvers, Mayence, Strasbourg, Bâle, Lyon, Turin, Venise, Bologne, Florence et Sienne.

– Voyez, continua Zénon. Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette forteresse, d’autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d’idées, de ces masures d’opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Par-delà les Alpes, l’Italie. Par-delà les Pyrénées, l’Espagne. D’un côté, le pays de La Mirandole, de l’autre, celui d’Avicenne. Et, plus loin encore, la mer, et, par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. Et partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Œuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour centre à l’univers. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune.

« La route est longue, mais je suis jeune. » Ce n’est pas seulement d’une route géographique que parle Zénon ; il sous-entend aussi une route du savoir, un itinéraire de la connaissance qui devra l’amener à réfléchir sur son temps et sur la place de l’homme dans l’ordre de la nature. Zénon voyage d’abord pour savoir.

1.2. La soif de savoir – Rabelais

Zénon, comme Rabelais – ou plutôt comme Pantagruel – est affamé d’érudition. Comment ne pas songer à l’œuvre de François Rabelais en lisant cette exclamation du philosophe de Yourcenar ?

– Loué sois-je ! dit-il enfin avec une sorte d’exaltation dans laquelle Henri-Maximilien eût pu reconnaître le Zénon ivre de rêveries mécaniques partagées avec Colas Gheel. Je ne cesserai jamais de m’émerveiller que cette chair soutenue par ses vertèbres, ce tronc joint à la tête par l’isthme du cou et disposant autour de lui symétriquement ses membres, contiennent et peut-être produisent un esprit qui tire parti de mes yeux pour voir et de mes mouvements pour palper… J’en sais les limites, et que le temps lui manquera pour aller plus loin, et la force, si par hasard lui était accordé le temps. Mais il est, et, en ce moment, il est Celui qui Est. Je sais qu’il se trompe, erre, interprète souvent à tort les leçons que lui dispense le monde, mais je sais aussi qu’il a en lui de quoi connaître et parfois rectifier ses propres erreurs. J’ai parcouru au moins une partie de cette boule où nous sommes ; j’ai étudié le point de fusion des métaux et la génération des plantes ; j’ai observé les astres et examiné l’intérieur des corps. Je suis capable d’extraire de ce tison que je soulève la notion de poids et de ces flammes la notion de chaleur. Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas ; j’envie ceux qui sauront davantage, mais je sais qu’ils auront tout comme moi à mesurer, peser, déduire et se méfier des déductions produites, faire dans le faux la part du vrai et tenir compte dans le vrai de l’éternelle admixtion du faux. Je ne me suis jamais entêté une idée par crainte du désarroi où je tomberais sans elle. Je n’ai jamais assaisonné un fait vrai à la sauce du mensonge, pour m’en rendre à moi-même la digestion plus facile. Je n’ai jamais déformé les vues de l’adversaire pour en avoir plus aisément raison, pas même, au cours de notre débat sur l’antimoine, celles de Bombast, qui ne m’en sut pas gré. Ou plutôt si : je me suis surpris à le faire, et me suis chaque fois réprimandé comme on réprimande un valet malhonnête, ne me rendant confiance que sur ma promesse de faire mieux. J’ai rêvé mes songes ; je ne les tiens pas pour autre chose que des songes. Je me suis fardé de faire la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d’exactitude. Mes triomphes et mes dangers ne sont pas ceux qu’on pense ; il y a d’autres gloires que la gloire et d’autres bûchers que le bûcher. J’ai presque réussi à me défier des mots. Je mourrai un peu moins sot que je ne suis né.

Dans Pantagruel, François Rabelais tenait un langage similaire qui a manifestement inspiré Yourcenar pour la constitution de son personnage :

Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues instaurées : Grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savante, Hébraïque, Chaldaïque, Latine ; l’imprimerie, qui fournit des éditions si correctes et élégantes, a été inventée de mon âge par inspiration divine, alors que l’artillerie l’a été par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, qu’il m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant. Et désormais on ne pourra plus se montrer en société si l’on a été bien affiné dans l’atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps.
(Pantagruel, F. Rabelais, 1532.)

Gutenberg invente l’imprimerie en 1450. En 1453, la prise de Constantinople – capitale de l’Empire romain d’Orient – par les Turcs provoque une fuite des savants vers l’Italie qui sera à l’origine d’une redécouverte des textes antiques. L’alliance des deux événements (invention de l’imprimerie, redécouverte des textes antiques) permet la diffusion massive d’un savoir riche et précieux. Comme Gargantua – et comme les humanistes de la Renaissance –, Zénon, affamé de culture, est un ogre qui voudrait avaler d’un coup l’ensemble des connaissances de son temps.

2. Zénon, double de Montaigne et de Vinci

Outre Érasme et Rabelais, Zénon fait penser à deux autres géants du seizième siècle : Michel de Montaigne et Léonard de Vinci.

2.1. L’autobiographie – Montaigne

Zénon est le double littéraire de Montaigne qui a inventé l’autobiographie moderne avec les Essais. Contrairement à saint Augustin, par exemple, qui cherche à percer le sens de son existence par la transcendance divine, Montaigne croit pouvoir accéder à une meilleure connaissance de l’homme par une meilleure connaissance de soi ; en d’autres termes, il part du particulier pour aller vers le général ; son système philosophique est inductif plutôt que déductif. Comme le célèbre humaniste, Zénon a en effet l’idée d’un livre introspectif qui lui permettrait de dégager de grandes maximes sur l’humanité tout entière. À partir de la connaissance de soi, accéder à la connaissance de l’Homme – ce que Victor Hugo traduira par cette formule célèbre écrite en introduction des Contemplations : « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »

Un projet plus hardi l’occupa quelque temps, celui d’un Liber Singularis, où il eût minutieusement consigné tout ce qu’il savait d’un homme, qui était soi-même, sa complexion, son comportement, ses actes avoués ou secrets, fortuits ou voulus, ses pensées, et aussi ses songes. Réduisant ce plan trop vaste, il se restreignit à une seule année vécue par cet homme, puis à une seule journée : la matière immense lui échappait encore, et il s’aperçut bientôt que de tous ses passe-temps celui-là était le plus dangereux. Il y renonça.

Le projet de Zénon est au mot près celui de l’écrivain Montaigne, qui s’adressait ainsi « Au Lecteur » au début des Essais :

C’est ici un livre de bonne foi, Lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée : je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eu de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis.
(Essais, Montaigne, 1580)

Montaigne est un empiriste : il veut dégager de ses expériences personnelles un savoir général. Zénon, cependant, n’a pas le courage de l’ami de La Boétie : il préfère renoncer à une entreprise qu’il estime impossible et dangereuse ; il laisse au grand homme de la Renaissance la gloire de la postérité littéraire.

2.2. Les sciences – Léonard de Vinci

Zénon, enfin, est à rapprocher de Léonard de Vinci ; comme l’ingénieur, il a des idées d’invention qui sont en avance sur son temps – sans doute un peu trop, là sont malheureusement les limites du génie :

Il repensa longuement aux machines volantes et plongeantes, aux enregistrements de sons par des mécaniques imitant la mémoire humaine dont Riemer et lui avaient jadis dessiné les dispositifs, et qu’il lui arrivait encore de profiler sur ses calepins. Mais une méfiance l’avait pris de ces rallonges artificielles à ajouter aux membres de l’homme : peu importait qu’on pût s’enfoncer dans l’océan sous une cloche de fer et de cuir tant que le plongeur réduit à ses seules ressources étoufferait dans l’onde ; ou encore qu’on montât au ciel à l’aide de pédales et de machines tant que le corps humain resterait cette lourde masse qui choit comme une pierre. Peu importait surtout qu’on trouvât moyen d’enregistrer la parole humaine, qui déjà ne remplissait que trop le monde de son bruit de mensonge.

Zénon a comme son modèle la passion de la création et de l’invention. Mais comme pour son projet de « Liber Singularis », il abandonne curieusement ses différentes idées. Peut-être est-il arrivé un peu trop tôt, peut-être entrevoit-il avec trop de justesse les limites du progrès. Les intuitions de Zénon paraissent si contemporaines qu’on serait tenté d’en sourire et de prendre le philosophe pour un personnage de Jules Verne. Et pourtant, Zénon est bien calqué sur le protégé de François Premier : il faut aller au château du Clos Lucé, à Amboise, dernière demeure de Léonard de Vinci, pour se rendre pleinement compte de sa prodigieuse intelligence. Sous les yeux stupéfaits des visiteurs sont exposés des chars d’assaut, des planeurs et autres machines volantes – conceptions qui semblent sorties plus volontiers du vingtième siècle que du seizième !

L’Œuvre au noir est un livre admirable qui révèle le grand talent de Marguerite Yourcenar. Écrit dans un style froid qui contient une violence crue et parfois choquante – à l’image de la sordide révolte de Münster narrée par l’auteur dans toute son horreur –, il rend compte d’un siècle où s’accomplit dans la douleur le basculement définitif du moyen âge aux temps modernes.

 

Lecture conseillée :

  • L’Œuvre au noir, M. Yourcenar, 1968

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