La littérature de droite – Dix écrivains

Dessin d'une croix chrétienne.
Dessin d'un projet de croix chrétienne, auteur inconnu, 1837

(AVANT-PROPOS : si cet article vous intéresse, n’hésitez pas à commander mes Écrits sur la littérature en cliquant sur ce lien. 520 pages, 43 articles repris, augmentés et améliorés, divisés en six parties dont une sur les « antimodernes » !)

***

Puisque les notions de droite et de gauche datent de 1789, nous partirons de cette date pour évoquer, au hasard et au gré de nos lectures, dix écrivains traditionnellement rattachés à la droite – à tort ou à raison. Cette liste est évidemment partiale et non exhaustive : elle est parfois contestable et il y manque des auteurs majeurs tels que Jules Barbey d’Aurevilly, Charles Péguy, Georges Bernanos, Léon Bloy, François Mauriac, Louis-Ferdinand Céline, Jean Raspail et tant d’autres (pour une bibliographie indicative de la littérature de droite, cliquez ici). Elle a cependant le double avantage de représenter des écrivains s’échelonnant de la Révolution jusqu’à nos jours et qui illustrent la diversité, parfois surprenante, des pensées de droite.

Mais d’abord, qu’est-ce que la droite ? C’est la Révolution française qui est à l’origine de la division politique entre gauche et droite. La jeune assemblée nationale d’août 1789 se demandait s’il fallait accorder un droit de veto au roi Louis XVI. Les députés qui y étaient favorables se placèrent à droite du président. Les députés défavorables se placèrent à gauche.
La dualité gauche-droite est née sur le principe de la rupture car les députés favorables au veto souhaitaient évidemment maintenir le plus possible le roi dans ses prérogatives d’avant, tandis que les autres s’y opposaient par désir de changement – ainsi l’opposition gauche-droite constituait déjà, dans ses prémices, la différence entre le conservatisme et le « mouvement perpétuel ». Puisque l’avant change avec le temps, il s’ensuit qu’au gré des siècles et des événements les définitions de la gauche et de la droite ont été amenées à varier. La droite a ainsi pu être constituée de monarchistes noirs, puis de monarchistes constitutionnels, puis de girondins décentralisateurs, puis de nationalistes, puis de libéraux, etc. L’historien René Rémond a tiré de ce grand ensemble trois grandes catégories de référence : le légitimisme qui rejette les principes révolutionnaires (et qu’Antoine Compagnon, dans Les Antimodernes, redivise entre conservateurs absolutistes, réactionnaires féodaux et réformistes parlementaires), le bonapartisme qui « assume tout » – dont le legs de 1789 – et se veut volontiers jacobin et populiste, et l’orléanisme libéral et parlementaire.
En dépit de ces variations et de la multiplicité des droites, certains caractères permettent tout de même de circonscrire la droite au sens large dans des principes relativement communs : une certaine nostalgie du passé (la question de l’avant) et la prééminence donnée aux cadres que sont la nation, la famille et/ou la religion sur les instincts naturels de l’homme.

1. François-René de Chateaubriand

C’est en politique que les contradictions de Chateaubriand se révèlent le plus. Disons-le en un mot : franchement libéral, il a pourtant jusqu’au bout soutenu la monarchie légitime par un reste d’honneur, mais aussi, sans doute, par amour des causes perdues.
Au fond de lui, le vicomte est tocquevillien : homme de son temps, il constate l’avènement inéluctable des démocraties et la fin programmée des monarchies. Il ne désespère pourtant pas de voir se former en France une monarchie parlementaire à l’anglaise. Jean d’Ormesson l’explique très bien dans sa biographie : Chateaubriand ne peut être à la fois ultra et libéral : il oscille.

Dans La Monarchie selon la Charte qu’il publia alors, il explique sa position. À la différence de Ballanche, de Maistre, de Bonald, partisans de l’inégalité entre les hommes et de la monarchie absolue, il défendait la monarchie parlementaire à l’anglaise, l’alternance des partis au pouvoir et la liberté de la presse. En ce sens, il était franchement libéral. Mais, par fidélité, il n’admettait pas que la monarchie restaurée fût administrée par des révolutionnaires repentis ou des bonapartistes ralliés. En ce sens, il était ultra. Tout le reste de sa vie politique, il oscillera entre ces deux aspirations opposées, apparaissant tantôt comme un libéral et tantôt comme un ultra.
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

André Gide écrivait : « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté. » Chateaubriand fut un si grand écrivain parce qu’il excella toute sa vie dans le malheur et l’opposition. Poète de Cour, nous l’aurions oublié. Mais, comme le rappelle Jean d’Ormesson, en France « la situation d’opposant est assez favorable aux écrivains. » C’est en tant que journaliste et personnalité politique déchue que le vicomte se déchaîne – et va jusqu’à exposer ses théories politiques dans Le Constitutionnel.

En France surtout, la situation d’opposant est assez favorable aux écrivains. René en profitait largement et rédigeait dans le Journal des Débats des articles qui auraient pu paraître dans les organes libéraux, dans La Minerve ou dans Le Constitutionnel. « Quel que soit le sort réservé à la France, allait-il jusqu’à dire, je ne me séparai jamais des trois principes qui font la base de tous mes ouvrages : la religion, la liberté et le trône légitime. Je ne suis point républicain, quoique je voie très bien que le monde va à la République par l’incapacité des uns et par la supériorité des autres et quoique mon esprit conçoive parfaitement cette espèce de liberté populaire, inconnue des anciens, qui nous arrive de force par le perfectionnement de la société. »
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

Chateaubriand a réussi : il a contribué à 1830, à la troisième et dernière chute de la monarchie légitime. Le voilà gagnant : aussi est-il malheureux. Car le grand homme ne peut se satisfaire d’une fin aussi brutale, d’une victoire aussi rapide. Non, décidément, il ne sera pas celui qui aura pour l’histoire planté le poignard au cœur des Bourbons ; il laisse cette place aux conventionnels de 1793. Chateaubriand est, certes, plein de contradictions : mais il est d’abord et avant tout un homme d’honneur. Et l’honneur, en 1830, lui commande pour une fois la fidélité.

Il se mettait à marcher de long en large dans son cabinet. Tout à coup, en passant devant une planche chargée de ses œuvres, il s’arrête, se croise les bras, se retourne vers les deux femmes :
« Et ces trente volumes qui me regardent en face, que leur répondrai-je ? Non… non… Ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables. Qui les connaît, qui les méprise, qui les hait plus que moi ? »
Les misérables, c’étaient le roi, le duc d’Angoulême, les Bourbons, Polignac… Scène étonnante où la politique, une fois de plus, suit un chemin parallèle à celui de l’amour : toutes les contradictions de la passion les habitent l’une et l’autre. La même formule qui a servi à tant d’amours évanouies sera lancée au roi – et sans plus de conséquence ni d’engagement décisif : « Mon dernier rêve sera pour vous… » De même qu’il avait pleuré des femmes mortes qu’il avait rendues malheureuses tant qu’elles étaient en vie, il se jetait au secours d’un trône qu’il avait lui-même ébranlé.
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

Tandis que tous les notables accourent en meute pour prêter une nouvelle fois serment et se parjurer après Louis XVI, la République, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Chateaubriand, lui, monte à la tribune et annonce sa démission dans un discours qui restera longtemps dans les annales.

Alors, Chateaubriand prononce le discours le plus célèbre de sa vie, un des plus célèbres peut-être de l’histoire parlementaire et – avec ceux de Démosthène, d’Isocrate, de Marc-Antoine devant le cadavre de César, de Danton ou de Saint-Just, d’Émile Ollivier au Corps législatif le 15 juillet 1870, de Winston Churchill devant la Chambre des communes en 1940 et du général de Gaulle à la radio de Londres – de toute l’histoire universelle :
« Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme ; après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil.
« Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n’ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l’autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d’apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l’infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu !
« Loin de moi surtout la pensée de jeter des semences de division dans la France. Si j’avais la conviction intime qu’un enfant doit être laissé dans les rangs obscurs et heureux de la vie pour assurer le repos de trente-trois millions d’hommes, j’aurais regardé comme un crime toute parole en contradiction avec le besoin des temps : je n’ai pas cette conviction. Si j’avais le droit de disposer d’une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d’Orléans. Mais je ne vois de vacant qu’un tombeau à Saint-Denis, et non un trône.
« Je vote contre le projet de déclaration. »
Prononcé d’une voix tantôt faible et émue, tantôt emportée par l’amertume et l’indignation, le discours exerça sur les pairs un effet prodigieux. À plusieurs reprises, la diction de l’orateur avait été embarrassée par les larmes et il avait été obligé de porter son mouchoir à ses yeux pour essuyer des pleurs. L’émotion était contagieuse. Plusieurs pairs pleuraient.
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

Politiquement, Chateaubriand a réussi la parfaite antithèse : monarchiste favorable à la république, il a vertement critiqué les Bourbons avant de les suivre en exil forcé. C’est l’histoire idéale d’un drame romantique ; l’auteur des Mémoires d’outre-tombe ne fut pas que le précurseur d’un mouvement artistique ; il fut, lui-même vivant, le symbole d’un romantisme français à la fois politique et littéraire.

« Républicain par nature, monarchiste par raison et bourbonien par honneur, je me serais beaucoup mieux arrangé d’une démocratie, si je n’avais pu conserver la monarchie légitime, que de la monarchie bâtarde octroyée par je ne sais qui. » Toute la fin de la vie de Chateaubriand va se dérouler dans une sorte d’exil volontaire où il se jette de lui-même par fidélité à une cause avec laquelle pourtant il refuse de se confondre.
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

Il ne restait plus à Chateaubriand qu’à mourir avec panache, tout en développant, dans divers textes – et notamment à la fin des Mémoires d’outre-tombe – toute une série de réflexions magnifiques sur l’égalité et la liberté.

Dans une longue et superbe lettre de Genève à Jean-Jacques Ampère, […] Chateaubriand, bien avant Tocqueville, développe largement ses idées sur les rapports difficiles entre liberté et égalité : « Je crains que la liberté ne soit pas un fruit du sol de la France ; hors quelques esprits élevés qui la comprennent, le reste s’en soucie peu. L’égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c’est tout simplement de l’envie ; et, dans la foule, des meurtres et des désordres ; et puis l’égalité, comme le cheval de la fable, se laisse brider et seller pour se défaire de son ennemi : toujours l’égalité s’est perdue dans le despotisme. »
(Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson)

Intéressante est l’analyse que fait Charles Maurras de Chateaubriand, parce qu’au contraire de Jean d’Ormesson, le fondateur de l’Action française n’est pas tendre avec le mémorialiste :

Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, Chateaubriand n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ; mais le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. En toutes choses, il ne vit que leur force de l’émouvoir, c’est-à-dire lui-même. À la cour, dans les camps, dans les charges publiques comme dans ses livres, il est lui, et il n’est que lui, ermite de Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l’univers. Cet idole des modernes conservateurs nous incarne surtout le génie des Révolutions. Il l’incarne bien plus que Michelet peut-être. On le fêterait en sabots, affublé de la carmagnole et cocarde rouge au bonnet.
(Trois idées politiques, C. Maurras)

Maurras reproche à Chateaubriand de n’avoir pas voulu ressusciter le glorieux passé mais au contraire de l’avoir condamné au repos éternel par ses apitoiements ; de s’être pris pour le « Poète sacré » dont parle Bénichou alors que le propre des penseurs de droite aurait dû être de rejeter cet égoïsme individualiste dans lequel l’homme se prend pour Dieu ; d’avoir enfin incarné le génie romantique, hérité des philosophes révolutionnaires et continuateur de la Révolution.
Maurras est un peu dur avec Chateaubriand ; il ne lui reproche, au fond, que son côté libéral – en oubliant un peu vite son royalisme sincère.

À mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche : je ne m’aperçois même pas de leur existence. […]
La mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté d’un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l’honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde ; elle donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits.
(Mémoires d’outre-tombe, F.-R. de Chateaubriand, 1848.)

2. Joseph de Maistre

Joseph de Maistre (1753-1821) est un lettré à l’ancienne : il reçoit un solide enseignement classique au Collège royal de Chambéry, qu’il comble avec la bibliothèque que son grand-père lui lègue à sa mort – en 1769. Trois ans plus tard, en 1772, Joseph de Maistre est à vingt ans docteur en droit. Il est nommé en 1780 substitut de l’avocat général auprès du sénat de Chambéry. Si sa fonction l’ennuie car il se sent abandonné par Turin, sa vie suit cependant un cours normal que rien ne semble devoir perturber : il épouse en 1786 Françoise de Morand, est nommé sénateur en 1788.
1789. La Révolution éclate. Joseph de Maistre, royaliste, est soupçonné de sympathies révolutionnaires à cause de ses lectures philosophiques ! Abandonné par tous, il doit quitter Chambéry en 1792, quand la Savoie est envahie par les troupes françaises. Il se réfugie à Genève puis à Lausanne, où il publie anonymement des lettres contre-révolutionnaires. Il revient finalement à Turin en 1794 et écrit une Étude sur la souveraineté qui ne sera publiée qu’en 1870.
Lancé dans l’écriture, de Maistre écrit en 1796 les Considérations sur la France. Félicité par Louis XVIII, il est pourtant toujours suspecté par tous : par ceux qui le croient révolutionnaires, et par ceux qui le pensent espion à la solde du roi.
De Maistre semble pourchassé par la Révolution – on comprend sa haine de cet événement qui l’a poussé à l’exil. En 1798, le Piémont est annexé à la France et il doit encore fuir à Venise. Il achève à cette occasion son essai Sur le protestantisme.
Après diverses pérégrinations, de Maistre est finalement nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Par mesure d’économie, il doit partir sans sa famille : c’est un déchirement. Il s’intègre cependant bien à la haute société russe et en profite pour se faire zélateur du catholicisme. Il écrit en Russie ses deux ouvrages les plus connus : l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et les Soirées de Saint-Pétersbourg.
La Russie pourtant se méfie de plus en plus du catholicisme grandissant à la Cour et de l’influence exercée par les Jésuites. En 1816, ces derniers sont expulsés et de Maistre désavoué. Il doit retourner à Paris, puis à Chambéry et à Turin où il finira ses jours en 1821, après avoir été nommé régent de la grande chancellerie et ministre d’État.
L’auteur des Considérations sur la France est, avec Louis de Bonald, l’un des plus célèbres philosophes de la contre-révolution. Deux grandes pensées résument sa philosophie : 1) La Révolution française a une cause divine, elle est un châtiment de Dieu fait à la France des philosophes, et elle est donc par essence éphémère :

Plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la Révolution, et plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s’était montrée d’une manière si claire dans aucun événement humain. Si elle emploie les instruments les plus vils, c’est qu’elle punit pour régénérer.
(Considérations sur la France, J. de Maistre)

2) Les constitutions ne peuvent être créées de toute pièce, elles ne peuvent être que la description écrite des règles et coutumes préexistantes d’un peuple donné.

Tout nous ramène donc à la règle générale : L’homme ne peut faire une constitution ; et nulle constitution légitime ne saurait être écrite. Jamais on n’a écrit, jamais on n’écrira a priori le recueil des lois fondamentales qui doivent constituer une société civile ou religieuse. Seulement, lorsque la société se trouve déjà constituée, sans qu’on puisse dire comment, il est possible de faire déclarer ou expliquer par écrit certains articles particuliers ; mais presque toujours ces déclarations sont l’effet ou la cause de très grands maux, et toujours elles coûtent aux peuples plus qu’elles ne valent.
(Essai sur le prince générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, J. de Maistre)

Cette dernière pensée fait de lui un théoricien de l’identitarisme.

La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. […] Une constitution qui est faite pour toutes les nations, n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale, et qu’il faut adresser à l’homme dans les espaces imaginaires où il habite.
(Considérations sur la France, J. de Maistre)

Joseph de Maistre est et restera l’anti-Lumières, le contre-révolutionnaire par excellence. Son monarchisme convaincu, sa détestation de la Révolution et de toutes les formes de séparatisme – lire pour s’en convaincre son écrit Sur le protestantisme –, ses réflexions « sur l’éducation, sur la condition féminine, sur la peine de mort », heurtent « de front l’opinion dominante de notre temps » (P. Glaudes, Introduction générale aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007), et en font un auteur résolument de droite.

3. Hippolyte Taine

Hippolyte Taine (1828-1893), historien positiviste, était-il un écrivain de droite ? Théoricien des « racines », observateur du réel, il a influencé des auteurs comme Maurice Barrès – dont la doctrine de la terre et des morts rappelle sa propre méthode. Lui-même fut, en partie, l’héritier de Maistre :

On trouve encore des héritiers de Maistre parmi les antimodernes agnostiques ou athées, qui voient dans la Révolution française l’origine d’une profonde crise menaçant les fondements de la société. Ainsi, […] Taine […] s’inspire en partie de Maistre dans Les Origines de la France contemporaine, lorsqu’il dénonce les méfaits de l’égalitarisme démocratique et fonde sur un sociologisme les bases d’une politique conservatrice.
(P. Glaudes, Introduction générale aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)

Nous classerons par conséquent parmi la droite littéraire celui qui accorde à la nation et à son identité une place trop importante pour être tout à fait innocente, à l’image du philosophe contre-révolutionnaire, qui plaçait l’identité culturelle au-dessus des volontés individuelles, et se voulait plus volontiers empiriste, observateur du réel, que rationaliste, théoricien jusqu’à la déraison.

La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n’est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé. […] C’est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu’en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution.
(Les Origines de la France contemporaine, H. Taine)

Taine écrivait que « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », phrase qui lui empêcha d’obtenir le prix de l’Académie française pour son Histoire de la littérature anglaise. Il se proposait d’étudier l’histoire comme une science exacte, en analysant les faits de façon froide et objective, afin d’en tirer des vérités implacables.
Les Origines de la France contemporaine sont un prodige de travail et de précision. Il associe à son génie une écriture élégante qui se laisse lire sans encombre, à l’exemple de ce passage où il donne l’une des définitions les plus complètes de l’esprit classique :

Obligé de s’accommoder à ses auditeurs, c’est-à-dire à des gens du monde qui ne sont point spéciaux et qui sont difficiles, il a dû porter à la perfection l’art de se faire écouter et de se faire entendre, c’est-à-dire l’art de composer et d’écrire. — Avec une industrie délicate et des précautions multipliées, il conduit ses lecteurs par un escalier d’idées doux et rectiligne, de degré en degré, sans omettre une seule marche, en commençant par la plus basse et ainsi de suite jusqu’à la plus haute, de façon qu’ils puissent toujours aller d’un pas égal et suivi, avec la sécurité et l’agrément d’une promenade. Jamais d’interruption ni d’écart possible : des deux côtés, tout le long du chemin, on est maintenu par des balustrades, et chaque idée se continue dans la suivante par une transition si insensible, qu’on avance involontairement, sans s’arrêter ni dévier, jusqu’à la vérité finale où l’on doit s’asseoir. Toute la littérature classique porte l’empreinte de ce talent ; il n’y a pas de genre où il ne pénètre et n’introduise les qualités d’un bon discours. — Il domine dans les genres qui, par eux-mêmes, ne sont qu’à demi littéraires, mais qui, grâce à lui, le deviennent, et il transforme en belles œuvres d’art des écrits que leur matière semblait reléguer parmi les livres de science, parmi les instruments d’action, parmi les documents d’histoire, traités philosophiques, exposés de doctrine, sermons, polémique, dissertations et démonstrations, dictionnaires mêmes, depuis Descartes jusqu’à Condillac, depuis Bossuet jusqu’à Buffon et Voltaire, depuis Pascal jusqu’à Rousseau et Beaumarchais, bref la prose presque tout entière, même les dépêches officielles et la correspondance diplomatique, même les correspondances intimes, et, depuis Mme de Sévigné jusqu’à Mme du Deffand, tant de lettres parfaites échappées à la plume de femmes qui n’y songeaient pas. — Il domine dans les genres qui, par eux-mêmes, sont littéraires, mais qui reçoivent de lui un tour oratoire. Non seulement il impose aux œuvres dramatiques un plan exact, une distribution régulière, des proportions calculées, des coupures et des liaisons, une suite et un progrès, comme dans un morceau d’éloquence ; mais encore il n’y tolère que des discours parfaits. Point de personnage qui n’y soit un orateur accompli ; chez Corneille, Racine et Molière lui-même, un confident, un roi barbare, un jeune cavalier, une coquette de salon, un valet, se montrent passés maîtres dans l’art de la parole. Jamais on n’a vu d’exordes si adroits, de preuves si bien disposées, de raisonnements si justes, de transitions si fines, de péroraisons si concluantes. Jamais le dialogue n’a si fort ressemblé à une joute oratoire. Tous les récits, tous les portraits, tous les exposés d’affaires pourraient être détachés et proposés en modèle dans les écoles, avec les chefs-d’œuvre de la tribune antique. Le penchant est si grand de ce côté, qu’au moment suprême et dans le plus fort de la dernière angoisse, le personnage, seul et sans témoins, trouve moyen de plaider son délire et de mourir éloquemment.
(Les Origines de la France contemporaine, H. Taine)

Taine, dans la préface aux Origines, se définit comme un naturaliste. Le naturalisme a toujours soulevé des vents de contestation inégalés dans l’histoire de la pensée – que l’on songe aux invectives faites à Zola. C’est peut-être parce que le naturalisme est une science trop exacte qui renvoie une image trop crue, un miroir trop poli du réel. Toujours est-il que Taine aussi eut à subir les foudres de ses camarades de droite pour avoir porté cette doctrine naturaliste ; la critique la plus dure et la plus blessante lui vint de son propre disciple : Paul Bourget.

4. Paul Bourget

Paul Bourget (1852-1935) est né et mort trop tard. Il vient après la génération des romantiques et des réalistes et s’éteint juste après Proust, Céline et La Condition humaine de Malraux. Pris entre deux enclumes littéraires, il est encore aujourd’hui méconnu dans l’histoire des lettres.
Bourget a pourtant côtoyé le milieu littéraire de son époque. De plus en plus à droite, il adhère en 1900 à l’Action française. L’une de ses œuvres les plus connues est Le Disciple, publié en 1889. L’histoire de ce roman est à elle seule une thèse anti-positiviste (pour une analyse détaillée, lire l’introduction d’Antoine Compagnon dans l’éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 2010). Un philosophe partisan du naturalisme, disciple d’Adrien Sixte – un double littéraire d’Hippolyte Taine –, s’exerce à l’analyse rationnelle des sentiments humains en prenant pour cobaye de son expérience une jeune fille attirée par lui. Hélas, l’expérience le dépasse ; la jeune fille se suicide, et lui-même est assassiné par le frère de celle-ci. À la fin du roman, Adrien Sixte – Hippolyte Taine –, dévasté, s’agenouille devant le cadavre de son disciple et prie (!) :

Durant la nuit qui suivit cette scène tragique, certes, les admirateurs de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions, de l’Anatomie de la volonté, eussent été bien étonnés s’ils avaient pu voir ce qui se passait dans la chambre n° 3 de l’hôtel du Commerce, et lire dans la pensée de leur implacable et puissant Maître. Au pied du lit où reposait un mort, le front bandé, se tenait agenouillée la mère de Robert Greslou. Le grand négateur, assis sur une chaise, regardait cette femme prier, tour à tour, et ce mort qui avait été son disciple dormir du sommeil dont dormait aussi Charlotte de Jussat ; et, pour la première fois, sentant sa pensée impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à force de logique s’humiliait, s’inclinait, s’abîmait devant le mystère impénétrable de la destinée. Les mots de la seule oraison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : « Notre Père qui êtes aux cieux… » lui revenaient au cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il jamais. Mais s’il existe, ce Père Céleste, vers lequel grands et petits se tournent aux heures affreuses comme vers le seul recours, n’est-ce pas la plus touchante des prières que ce besoin de prier ? Et, si ce Père Céleste n’existait pas, aurions-nous cette faim et cette soif de lui dans ces heures-là ? — « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé !… » À cette minute même et grâce à cette lucidité de pensée qui accompagne les savants dans toutes les crises, Adrien Sixte se rappela cette phrase admirable de Pascal dans son Mystère de Jésus, — et quand la mère se releva, elle put le voir qui pleurait.
(Le Disciple, P. Bourget, 1885)

Taine, on s’en doute, a plutôt mal pris cette sortie romanesque… Sa réponse témoigne pourtant de sa grande élégance :

Pardonnez-moi mon opposition ; elle vient de ce que votre livre m’a touché dans ce que j’ai de plus intime. […] Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l’âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu’aujourd’hui. Adieu, mon cher ami.

Par-delà ces querelles d’ego et de doctrine, le droitisme de Bourget est particulièrement visible dans la lettre ouverte située en introduction de son roman, adressée « à un jeune homme ». Après avoir évoqué le mal de fin de siècle propre à la génération du décadentisme (« Nous savions que la résurrection de l’Allemagne, au début du siècle, a été avant tout une œuvre d’âme, et nous nous rendions compte que l’Âme Française était bien la grande blessée de 1870, celle qu’il fallait aider, panser, guérir »), Bourget s’attaque de manière frontale au suffrage universel, glorifie la Grande Armée et met en garde le lecteur contre les abus de la nouvelle génération.

Elle l’a subi, ce suffrage universel, la plus monstrueuse et la plus inique des tyrannies, — car la force du nombre est la plus brutale des forces, n’ayant même pas pour elle l’audace et le talent. […] Lorsque tu le vois, cet Arc de triomphe, et que tu te souviens de l’épopée de la Grande Armée, regrettes-tu de n’avoir pas dans tes cheveux le souffle héroïque des conscrits d’alors ? Quand tu te souviens de la Restauration et des luttes du Romantisme, éprouves-tu la nostalgie de n’avoir pas, comme ceux d’Hernani, un grand drapeau littéraire à défendre ? Sens-tu, quand tu rencontres un des maîtres d’aujourd’hui, un Dumas, un Taine, un Leconte de Lisle, une émotion à penser que tu as là devant toi un des dépositaires du génie de la race ? […] Car c’est être un monstre que d’avoir vingt-cinq ans et, pour âme, une machine à calcul au service d’une machine à plaisir. Je le redoute moins cependant pour toi que cet autre qui a, lui, toutes les aristocraties des nerfs, toutes celles de l’esprit, et qui est un épicurien intellectuel et raffiné, comme le premier était un épicurien brutal et scientifique. Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencontrer et comme il abonde ! […] Ne sois ni le positiviste brutal qui abuse du monde sensuel, ni le sophiste dédaigneux et précocement gâté qui abuse du monde intellectuel et sentimental. […] Exalte et cultive en toi ces deux grandes vertus, ces deux énergies en dehors desquelles il n’y a que flétrissure présente et qu’agonie finale : l’amour et la volonté.
(Le Disciple, P. Bourget, 1885.)

5. Charles Maurras

Charles Maurras (1868-1952) est le fondateur bien connu de l’Action française et le partisan du « nationalisme intégral » et du rétablissement de la Monarchie. Il milite pour le retour du roi qui permettra le retour à la pleine souveraineté, à la pleine identité et à la pleine tranquillité publique – et poursuit ainsi, un siècle plus tard, la volonté de Joseph de Maistre – en y ajoutant cependant une dimension nationaliste et fédérale (lire L’Idée de la décentralisation), car il voit dans l’absolutisme royal engagé après la Fronde, et poursuivi par Louis XIV, un premier vice dans l’organisation de l’État.
Maurras a été l’auteur de nombreux articles ayant pour objet tant ses opinions politiques que ses avis littéraires et artistiques. En 1937 il publie Mes idées politiques, qui sont une mise au clair de ses prises de position. Mais c’est surtout dans « Le Nationalisme intégral », article paru en 1908 dans le premier numéro de l’Action française, qu’il fait preuve de toute sa verve pour convaincre son public. Maurras, fidèle en cela à l’héritage de Maistre, commence par rappeler fermement que le parti monarchique est au-dessus des querelles de partis qui sont une division républicaine :

Elle l’a dit dans sa Revue. Elle l’a enseigné dans son Institut. Elle l’a crié dans ses réunions et sur ses affiches. En tête du journal destiné à propager quotidiennement sa pensée, l’Action française a le devoir de répéter qu’elle n’a jamais fait appel à un parti. Vous sentez-vous Français ? Traitons des affaires de France au point de vue des seuls intérêts du pays. Voilà le seul langage que nous ayons tenu. Ce sera notre langage de tous les jours. Il ne s’agit pas de mettre en avant nos préférences personnelles, nos goûts ou nos dégoûts, nos penchants ou nos volontés. Nous prenons ce qu’il y a de commun entre nous — la patrie, la race historique — et nous demandons au lecteur de se placer au même point de vue fraternel.

Cette notion de trans-partisanisme est le fondement du royalisme. Là où la république provoque la guerre de tous contre tous, la figure du Roi est censée réconcilier les Français autour d’une tête unique.

Nous ne ferons aucun quartier aux idées, aux hommes, aux partis qui conspirent contre l’intérêt du pays. Vive l’unité nationale ! Périssent donc tous les éléments diviseurs ! Nous n’épargnerons ni cette anarchie parlementaire qui annule le pouvoir en le divisant, ni l’anarchie économique dont l’ouvrier français est la plus cruelle victime, ni l’anarchie bourgeoise qui se dit libérale et qui cause plus de malheurs que les bombes des libertaires. […] Allons au fond du vrai : parce que, au fond, ce qui nous divise le plus est le régime républicain et parce que cet élément diviseur par excellence est aussi celui qui organise, qui règle et qui éternise l’exploitation du pays qu’il a divisé, l’Action française appelle tous les bons citoyens contre la République.

Le Roi n’est pas qu’une figure symbolique. Il est aussi celui qui détient la souveraineté, qui prend alors tout son sens – car la souveraineté populaire, a fortiori par l’intermédiaire du système représentatif, n’est qu’une illusion.

Qui veut bien quelque chose en veut la condition. La condition de ce qu’on veut quand on réclame le respect de la religion, ou la paix sociale, ou la restitution de la France aux Français, cette condition préalable, c’est le Roi. Pas de Roi, pas de puissance nationale, pas de garantie pour l’indépendance de la nation.

Charles Maurras veut retrouver l’unité perdue. C’est pourquoi il ne cesse d’appeler au ralliement des royalistes.

Ceux que le nationalisme intégral rallia nous sont venus de toutes les classes et de tous les mondes. Ces hommes qui, depuis des années, travaillent, sans un désaccord, à la même œuvre de reconstitution nationale, sont le produits d’éducations et de milieux aussi différents que les Jésuites et la Sorbonne, le barreau et l’armée, l’Union pour l’Action morale et la Gazette de France. On pourrait dire qu’ils ne s’accordent sur rien, hors de la politique, et que, en politique, ils s’accordent sur tout. Car non seulement leur politique économique ou militaire, mais leur politique morale, leur politique religieuse est une. On a remarqué, dans leurs rangs, des hommes étrangers à la foi du catholicisme. On n’en signale pas un seul qui n’ait mille fois déclaré que la politique religieuse de notre France est nécessairement catholique et que le catholicisme français ne peut être soumis à un régime d’égalité banale, mais y doit être hautement et respectueusement privilégié.

Maurras conclut :

Nous apportons à la France la Monarchie. La Monarchie est la condition de la paix publique. La Monarchie est la condition de toute renaissance de la tradition et de l’unité dans notre pays. C’est pour l’amour de cette unité, de cet ordre, que commence aujourd’hui notre guerre quotidienne au principe de la division et du mal, au principe du trouble et du déchirement, au principe républicain.

L’Action française a eu une influence certaine sur la première moitié du vingtième siècle – en témoigne le nombre d’écrivains et de politiques qui y ont activement participé ou qui se sont revendiqués de son influence.

6. Maurice Barrès

Né en 1862 et mort en 1923, Maurice Barrès a la carrière classique d’un esprit français : écrivain, député, académicien. En politique, si les lectures assidues de Victor Hugo, qu’il admirait, ont développé en lui une fibre socialiste, celle-ci est cependant teinté d’un nationalisme qui sera de plus en plus exacerbé, à la suite, notamment, du « moment » boulangiste, et surtout de l’affaire Dreyfus. Cette dernière, qui a profondément divisé la nation française, ne doit pas être réduite à l’innocence ou à la culpabilité du principal intéressé : derrière ce sordide procès s’est en effet matérialisée la séparation nette et irréconciliable de la droite contre la gauche, du nationalisme contre le progressisme, du militarisme revanchard et anti-germanique contre un pacifisme excessif, perçu comme une trahison. Barrès en fut l’exemple vivant : nationaliste avant que d’être « antidreyfusard », il accueille avec indifférence et désabusement la révision du procès, et l’innocence prouvée de Dreyfus. « Dreyfus, constate-t-il (propos rappelés par E. Roussel dans la préface aux Romans et voyages de M. Barrès, éd. Laffont, coll. « Bouquins », 2014), a été un traître pendant douze ans par une vérité judiciaire. Depuis vingt-quatre heures, par une nouvelle vérité judiciaire, il est innocent. C’est une grande leçon, je ne dis pas de scepticisme mais de relativisme qui nous invite à modérer nos passions. »
Dans Les Déracinés, le premier tome du Roman de l’énergie nationale, son chef-d’œuvre qui raconte à la manière des Illusions perdues les aventures de sept jeune Lorrains à Paris, Barrès expose sa philosophie qui pourrait tenir en deux mots : le bonapartisme et l’aristotélisme. Bonapartisme : Barrès accepte le legs de 1789, est républicain, se méfie des partis et du parlementarisme, croit volontiers au héros, au « grand homme » créateur d’unité nationale, enfin accorde sa confiance à la volonté populaire qu’il croit pleine de bon sens. Aristotélisme : Barrès regarde la terre plutôt que le ciel, croit aux réalités plutôt qu’aux idées, et au déterminisme plutôt qu’aux droits fondamentaux.

– Vive la France ! Vive la République ! crient-ils d’une voix unanime.
La France ! la République ! Ah ! comme ils crient ! Il ne sert de rien qu’on prêche l’État, la France, la République. C’est du verbalisme administratif. Mais précisément, un bon administrateur cherche à attacher l’animal au rocher qui lui convient ; il lui propose d’abord une raison suffisante de demeurer dans sa tradition et dans son milieu ; il le met ensuite, s’il y a lieu, dans une telle situation qu’il ait plaisir à s’agréger dans un groupe et que son intérêt propre se soumette à la collectivité. On élève les jeunes Français comme s’ils devaient un jour se passer de la patrie. On craint qu’elle leur soit indispensable. Tout jeunes, on brise leurs attaches locales ; M. Bouteiller n’a pas sur dire à ses élèves : « Prenez votre rang dans les séries nationales. Quelques-uns d’entre vous, pour être plus sûrs de leur direction, ne veulent-ils pas mettre leurs pas dans les pas de leurs morts ?… Vous, Suret-Lefort et Gallant de Saint-Phlin, faites attention que le Barrois décline ; Bar a cessé d’être une capitale, mais il vous appartient d’en faire une cité où vous jouerez un noble rôle… Avez-vous remarqué, Mouchefrin, comment l’initiative d’un seul homme, M. Lorin, a transformé en magnifique bassin minier la région de Longwy ?… Rœmerspacher, on dit que les salines de la Seille sont en décadence. »
Le Barrois, le pays de la Seille, la région de Longwy, les Vosges, donnent à la Lorraine des caractères particuliers qu’il ne faut pas craindre d’exagérer, loin que cette province se doive effacer. Mais l’Université méprise ou ignore les réalités les plus aisément tangibles. Ses élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision décharnée des faits officiels et de quelques grands hommes à l’usage du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l’esprit de chaque petite patrie est pour ses fils instrument d’éducation et de vie.
(Les Déracinés, M. Barrès)

7. Jacques Bainville

Jacques Bainville (1879-1936) est un historien français, académicien et militant de l’Action française. Il est principalement connu pour son Histoire de France qui retrace l’histoire du pays depuis les Mérovingiens jusqu’aux années 1920. Bainville est un grand observateur du réel : il ne se complaît nullement dans une histoire de France fantasmée et légendaire ; au contraire, il l’étudie comme un positiviste, de façon froide et objective, et cherche dans les faits des logiques similaires à celles de son époque. C’est l’une de ses grandes thèses : les hommes du passé ne sont pas que des figures de livres, ils sont des hommes comme nous, ayant eu des logiques, des motifs semblables aux nôtres.

Un âge vient, et il vient très vite, où l’on a besoin d’un fil conducteur, où l’on soupçonne que les hommes d’autrefois ressemblaient à ceux d’aujourd’hui et que leurs actions avaient des motifs pareils aux nôtres. On cherche alors la raison de tout ce qu’ils ont fait et dont le récit purement chronologique est insipide ou incohérent.
(Histoire de France, J. Bainville)

Jacques Bainville n’expose pas simplement pas les faits les uns à la suite des autres. Il cherche à y trouver une logique, des causes communes qui les relient et leur donnent une signification véritable. Aussi n’hésite-t-il pas à démontrer que des événements très similaires sont susceptibles de se répéter à des siècles d’intervalle. La Révolution française, par exemple, n’est nullement un acte isolé ; elle a déjà (presque) eu lieu en 1350, quand Étienne Marcel, le prévôt des marchands de Paris, s’est emparé de la ville et a cherché à limiter les pouvoirs du roi.

Cependant Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d’humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d’autorité. Un jour, s’étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d’une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge.
Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s’accordent guère avec l’image qu’on se fait communément de l’homme du Moyen Âge, pieusement soumis à ses rois.
(Histoire de France, J. Bainville)

Dans le triptyque famille-nation-religion, Bainville, comme Barrès, est un grand défenseur de la nation. Il voit dans la Monarchie le meilleur moyen de garantir la souveraineté, l’unité et l’indépendance de la France. Cette recherche d’unité, qui traverse presque toute son histoire, passe d’abord par les frontières. Toute l’histoire de la France a d’ailleurs pour toile de fond la recherche de ses frontières naturelles, des Pyrénées jusqu’au Rhin, et la volonté de récupérer les précieuses Flandres, cause de toutes les guerres avec la perfide Albion.

Harmonieuse à l’œil, la figure de notre pays est défectueuse à d’autres égards. Du côté du Nord et de l’Est, la France a une mauvaise frontière terrestre qui l’expose aux invasions d’un dangereux voisin. De plus, Flandres, Allemagne, Italie, Espagne, l’inquiètent, la sollicitent, l’écartèlent presque. Si elle possède l’avantage unique de communiquer avec toutes les mers européennes, elle a, en revanche, des frontières maritimes trop étendues, difficiles à garder et qui exigent un effort considérable ou un choix pénible, l’Océan voulant une flotte et la Méditerranée une autre. Si la France n’est pas dirigée par des hommes d’un très grand bon sens, elle risque de négliger la mer pour la terre et inversement, ou bien elle se laisse entraîner trop loin, ce qui lui arrivera à maintes reprises. Si elle n’a soin d’être forte sur mer, elle est à la merci d’une puissance maritime qui alors met obstacle à ses autres desseins. Si elle veut y être forte, la même puissance maritime prend ombrage de ses progrès et c’est un nouveau genre de conflit. Près de mille ans d’une histoire qui n’est pas finie seront partagés entre la mer et la terre, entre l’Angleterre et l’Allemagne. Ainsi l’histoire de la France, c’est celle de l’élaboration et de la conservation de notre pays à travers des accidents, des difficultés, des orages, venus de l’intérieur comme de l’extérieur, qui ont failli vingt fois renverser la maison ou après lesquels il a fallu la reconstruire. La France est une œuvre de l’intelligence et de la volonté.
(Histoire de France, J. Bainville)

8. René Guénon

René Guénon (1886-1951) est le penseur ésotérique par excellence. D’abord franc-maçon, il est initié au soufisme et prend le nom d’Abdel Wahid Yahia (le Serviteur de l’Unique). Il cherche toute sa vie à accéder à la Tradition, la Sagesse, une connaissance transmise supra-humaine que la société occidentale aurait perdue. En 1930 Guénon s’installe au Caire, où il épouse la fille d’un cheikh. Il meurt vingt ans plus tard après avoir écrit de nombreux ouvrages, dont La Crise du monde moderne (1927), dans lequel il prédit la fin prochaine de la civilisation occidentale.
René Guénon pense que l’histoire est cyclique ; chaque cycle est une lente dégénérescence constituée de plusieurs âges, et qui mène à une apocalypse finale qui verra la régénération de l’humanité. Ces âges constituent un oubli progressif et inéluctable d’une Tradition primordiale, une spiritualité dépassant l’humain transmise de génération en génération. Les sociétés fondées sur cette Tradition – Tradition qui peut notamment prendre la forme institutionnelle de la Religion – seraient harmonieuses et apaisées. Celles au contraire ayant oublié cette Tradition seraient individualistes, matérialistes, guerrières et violentes.
Pour René Guénon, les sociétés occidentales sont parvenues au bout du dernier âge. La chute n’est pas strictement linéaire, elle est faite de hauts et de bas. Le moyen âge féodal d’avant le début du quatorzième siècle est ainsi une période de « haut », car cette société, organisée sur un fondement religieux, est fidèle à la Tradition. René Guénon est un réactionnaire : rien d’autre que les civilisations religieuses – orientale et du moyen âge – ne trouve grâce à ses yeux ; quant aux civilisations anti-traditionnelles – dans lesquelles il range pêle-mêle et l’Antiquité néoclassique, et l’ensemble de l’Europe du quatorzième au vingtième siècle –, fondées sur la culture de l’action, la recherche d’une science profane, l’individualisme, le chaos social et le matérialisme, il les perçoit comme décadentes.
La Religion a une place prépondérante chez Guénon. Toute civilisation qui s’en éloigne, par le biais de l’humanisme, du matérialisme ou du scientisme court à sa perte – une perte inéluctable, programmée, cyclique.

Le vrai moyen âge, pour nous, s’étend du règne de Charlemagne au début du XIVè siècle ; à cette dernière date commence une nouvelle décadence qui, à travers des étapes diverses, ira en s’accentuant jusqu’à nous. C’est là qu’est le véritable point de départ de la crise moderne : c’est le commencement de la désagrégation de la « Chrétienté », à laquelle s’identifiait essentiellement la civilisation occidentale du moyen âge ; c’est, en même temps que la fin du régime féodal, assez étroitement solidaire de cette même « Chrétienté », l’origine de la constitution des « nationalités ». Il faut donc faire remonter l’époque moderne près de deux siècles plus tôt qu’on ne le fait d’ordinaire ; la Renaissance et la Réforme sont surtout des résultantes, et elles n’ont été rendues possibles que par la décadence préalable ; mais, bien loin d’être un redressement, elles marquèrent une chute beaucoup plus profonde, parce qu’elles consommèrent la rupture définitive avec l’esprit traditionnel, l’une dans le domaine des sciences et des arts, l’autre dans le domaine religieux lui-même, qui était pourtant celui où une telle rupture eût pu sembler le plus difficilement concevable.
Ce qu’on appelle Renaissance fut en réalité, comme nous l’avons déjà dit en d’autres occasions, la mort de beaucoup de choses.
[…] Il y a un mot qui fut mis en l’honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d’ « humanisme ». Il s’agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre ; les Grecs, dont on prétendait suivre l’exemple, n’avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n’étaient-elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L’ « humanisme », c’était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l’homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d’étape en étape, au niveau de ce qu’il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoin artificiel qu’elle n’en peut satisfaire.
(La Crise du monde moderne, R. Guénon)

9. Jean d’Ormesson

Jean d’Ormesson (1925-2017) fut-il un intellectuel de droite ? Nous serions tenté de le ranger avec Chateaubriand, dont il a écrit une biographie passionnée – Mon dernier rêve sera pour vous –, dans la catégorie des libéraux désenchantés. Car Jean d’Ormesson, sous des apparences de c’était mieux avant, se revendiquait pourtant sans peine de la pensée humaniste et philosophique des Lumières, et accordait à l’individu, à l’homme si décrié par Joseph de Maistre, une importance prépondérante.
Jean d’Ormesson se définissait pourtant lui-même comme un homme de droite ; et force est de constater qu’il avait, tel Chateaubriand, un côté vieil aristocrate désabusé, jouisseur pas dupe, optimiste au-dehors et pessimiste au-dedans – la seule différence avec le mémorialiste qu’il aimait tant était peut-être qu’homme de son temps, lui ne se proclama jamais royaliste.

Les feux de l’été épargnaient le salon. Ils s’arrêtaient sur son seuil, solennel et un peu sombre, hostile aux ravages du soleil qui dévore les couleurs. Le salon était une zone d’ombres, de demi-teintes, souvent de deuil, toujours de calme et de modération. Si loin que je regarde en arrière, je n’ai jamais cessé de vivre dans un monde de salons. Je passais de l’été au salon et du salon à l’été. Au milieu du salon, de vieilles dames très droites, un ruban noir autour du cou, étaient assises dans des fauteuils que personne n’avait jamais vendus et que nous n’avions jamais achetés : comme notre argent et comme notre nom, ils nous venaient de cette nuit des temps qui était elle-même une espèce de grand salon, plutôt obscur comme il se doit et où trônait le bon Dieu, ami de ma famille. […]
Pourquoi l’ombrelle ? Pourquoi trouée ? Pourquoi le vagabond ? L’ombrelle, c’est ce qui protège – et Dieu sait si je le suis, protégé et bordé et couvert et abrité de tous les orages de l’histoire et des grains du malheur. Les trous, ce sont mes faiblesses, mes erreurs, mes folies, le temps qui coule à travers elles, les échecs et les peines, les malheurs – qu’ils soient bénis ! –, la misère de toutes ces choses et les épaules que vous haussez en lisant ces quelques pages : « ça baisse, ce n’est pas très bon, c’est moins bien que le reste. » Et le vagabond, c’est moi.
Je suis ce vagabond qui court à travers le temps, hélé par tous les miens qui me réclament et m’appellent, tenté par tous les autres qui m’attendent sans le savoir. Je marche à travers l’histoire, ne sachant rien sur moi, ni sur le trajet que je suis, ni sur la ville d’où je viens, ni sur celle où j’arrive, ni pourquoi, ni comment. Je marche. Je passe. Je cours. Je marche parce qu’il faut marcher. Je marche parce que le temps n’est pas venu encore de m’asseoir et de mourir.
(Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée, J. d’Ormesson, 1978)

10. Michel Houellebecq

Michel Houellebecq, né en 1956, est difficile à classer. Il a cependant assurément une pensée qui se rattache à la philosophie traditionnelle de la droite historique. Houellebecq regrette en effet la disparition des cadres. Il voit dans le rejet de la famille traditionnelle, dans le libéralisme philosophique et économique, dans la disparition presque totale de la religion et de la transcendance les causes de la décadence irrémédiable de la société contemporaine. On ne sait jamais vraiment ce que pense Michel Houellebecq car l’ironie désabusée, caractéristique du style des postmodernes, se mêle chez lui à de profondes réflexions philosophiques. Il dénonce en même temps qu’il milite, il se moque à la fois qu’il regrette.
Voici ce qu’il écrit, par exemple, quand Djerzinski, le personnage principal des Particules élémentaires, découvre le secret de l’immortalité :

Il est par contre plus surprenant de noter que les partisans traditionnels de l’humanisme réagirent par un rejet radical. Même si ces notions nous paraissent aujourd’hui difficiles à comprendre, il faut se souvenir de la place centrale qu’occupaient, pour les humains de l’âge matérialiste (c’est-à-dire pendant les quelques siècles qui séparèrent la disparition du christianisme médiéval de la publication des travaux de Djerzinski) les concepts de liberté individuelle, de dignité humaine et de progrès. Le caractère confus et arbitraire de ces notions devait naturellement les empêcher d’avoir la moindre efficacité sociale réelle – c’est ainsi que l’histoire humaine, du XVè au XXè siècle de notre ère, peut essentiellement se caractériser comme étant celle d’une dissolution et d’une désagrégation progressives ; il n’empêche que les couches instruites ou demi instruites qui avaient, tant bien que mal, contribué à mettre en place ces notions, s’y accrochaient avec une vigueur particulière.
(Les Particules élémentaires, M. Houellebecq)

De façon surprenante, Houellebecq est peut-être l’auteur qui se rapproche le plus de René Guénon. Lui aussi voit dans la philosophie matérialiste individualiste héritée de l’antiquité néoclassique et qui traverse l’occident depuis le quinzième siècle la cause du suicide de notre civilisation. Les Particules élémentaires sont comme une tragédie racinienne écrite par Zola : la disparition de tout lien familial, la religion du seul plaisir individuel et le matérialisme comme unique progrès sont des dieux qui mènent fatalement les personnages à la souffrance, puis à la mort.

Bonus : Lucien Rebatet

Chacun connaît la phrase de François Mitterrand : « Il y a deux sortes de lecteurs : ceux qui ont lu Les Deux étendards, et les autres. » Mitterrand avait un goût certain pour la littérature et une impressionnante culture classique ; aussi son jugement n’est-il pas sans attirer la curiosité. Et en effet, il faut avoir pris connaissance de ce pavé littéraire de plus de mille pages pour voir se confirmer la formule mitterrandienne : car Les Deux étendards, en dépit du passé trouble de son auteur, est un véritable chef-d’œuvre de la littérature.
Roman autobiographique d’un misanthrope et anarchiste de droite, ce roman-fleuve qui ressemble à une version noire de La Recherche traite aussi bien du conflit entre l’amour, le désir et la religion que de la lecture et de l’écriture – le tout avec la hauteur et le recul d’un cerveau brillant à la culture solide. L’histoire est banale : un triangle amoureux. Mais comme dans toutes les plus grandes œuvres de la littérature, on peut voir dans l’ouvrage de Rebatet de multiples analyses selon l’angle par lequel on l’aborde : une analyse girardienne qui permet de comprendre les rapports de ce triangle amoureux et le brusque désir de Michel. Une analyse kierkegaardienne qui ferait de Michel le chantre du stade esthétique (l’étendard de Lucifer) et de Régis le héraut du stade religieux (l’étendard du Christ), et qui ferait de l’ouvrage entier le magnifique récit d’une « suspension téléologique de l’éthique », « l’amour découvrant dans le renoncement le secret du toujours « . Ce n’est pas tout : autour de ces mécanismes des rapports humains mille fois décrits, avec plus ou moins de finesse, par toute la représentation artistique depuis Homère jusqu’à nos jours s’agrègent des réflexions profondes sur la foi, l’institution catholique et l’agnosticisme. Le livre de Rebatet, enfin, est une véritable histoire de l’art : il fourmille de références musicales, picturales et bien sûr littéraires – Wagner traverse la narration et Proust, Baudelaire et Stendhal semblent faire l’unanimité.
Rebatet, au fond, est un peu le François Villon du vingtième siècle. Comme le poète du moyen âge, il a eu l’audace d’écrire en prison en attendant une condamnation à mort. Et comme le protégé de Charles d’Orléans, il a toujours eu ce faible pour les vilains, pour les rebuts, pour les exclus. Lui-même est le pire des parias ; il a soutenu le fascisme et dès lors sa parole est inaudible. Ses adversaires pensent contre lui par totalité : mais le lire, justement, c’est se contraindre à la nuance et ne pas mêler dans un ensemble informe et brouillon toute la droite de Barrès à Pétain. Car il ne faut pas confondre l’anarchisme de droite dont Rebatet est la figure avec la droite nationaliste de Maurras et Barrès ; Rebatet – Michel dans Les Deux étendards – voue une haine implacable au fondateur de l’Action française et à l’auteur des Déracinés. Il admire au contraire à la fois Nietzsche et Gide, l’un pour son culte de la race et de la légitimité militaire – que l’on relise, comme suggéré par Michel, les pages du Gai savoir sur l’absence des formes nobles –, l’autre pour son indépendance totale vis-à-vis d’une société formant un système dont il se méfie comme de la peste. Les deux étendards, au fond, ne symbolisent pas que la lutte du désir contre la morale ; ils figurent aussi la lutte, plus politique, de la bourgeoisie conservatrice contre l’anarchie de droite. Et dès lors on ne peut plus s’étonner de la fracture irréconciliable qui sépare aussi bien Michel de Régis que Rebatet de Maurras.
Le roman de Rebatet est un grand livre, car il parvient à faire comme une synthèse de presque toute la littérature, sans tomber dans le pastiche ni dans la caricature : il contient à la fois les Illusions perdues et L’Éducation sentimentale, La Recherche et Le Rouge et le Noir. Il est et restera assurément une œuvre incontournable de la littérature française.

Voluptés du labeur ! La journée avec le troupeau est finie. Le pain a été gagné. Le bon ouvrier des mots a endossé les vieux habits du vrai travail, il ouvre son col, il retrousse ses manches. Sous la lampe sage et fidèle, seul surgit des ombres l’établi : les livres en piles bousculées, le papier vierge et net, la théière, la miche de seigle, les pipes, les cigarettes étalées, vingt petites cartouches blanches pour le plus fort du combat. Huit heures devant soi jusqu’au terme de la nuit, vaste et appétissante tranche de temps, huit heures où l’on ajoutera peut-être une phrase, une page même à la littérature française. La mansarde est chaude. Les autres sont à leurs femmes, à la musique, aux spectacles. Mais l’écrivain à sa tâche peut mépriser les plus nobles plaisirs. Savoureuse solitude, apprêts délectables.
(Les Deux étendards, L. Rebatet)

 

La littérature de droite est plurielle. Elle mêle des auteurs mystiques à des auteurs réalistes, des platoniciens à des aristotéliciens, des croyants à des naturalistes, des romanciers à des philosophes, des libéraux à des monarchistes, des conservateurs à des anarchistes. Mais elle tourne toujours autour de thèmes communs qui la définissent et la maintiennent dans une idéologie : le constat du déclin des sociétés occidentales et le regret profond de la destruction de la famille et de la disparition de la religion.

 

Lectures conseillées :

  • Les Mémoires d’outre-tombe, F.-R. de Chateaubriand
  • Considérations sur la France, J. de Maistre
  • Les Origines de la France contemporaine, H. Taine
  • Le Disciple, P. Bourget
  • Mes idées politiques, C. Maurras
  • Histoire de France, J. Bainville
  • La Crise du monde moderne, R. Guénon
  • Le Roman de l’énergie nationale (Les Déracinés – L’Appel au soldat – Leurs figures), M. Barrès
  • Au plaisir de Dieu, J. d’Ormesson
  • Les Particules élémentaires, M. Houellebecq
  • Les Deux étendards, L. Rebatet

Si vous aimez ces articles ainsi que la littérature classique, découvrez mes ouvrages publiés.

  1. Rafin dit :

    Salut Paul, c’est super de tenir ce blog !
    Donne-moi les références de ton bouquin, ça m’intéresse de le lire. Bonne continuation !
    Clément


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *