Les Dieux ont soif d’Anatole France – La Révolution et les arts

Anatole France, lauréat du Nobel de littérature en 1921, photographie de la Fondation Nobel, 1921
Anatole France, lauréat du Nobel de littérature en 1921, photographie de la Fondation Nobel, 1921

« Mme Swann qui venait de me « nommer » […] prononça le nom du doux chantre aux cheveux blancs. Ce nom […] me fit tressauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait déchargé sur moi, mais instinctivement pour faire bonne contenance je saluai ; devant moi, comme ces prestidigitateurs qu’on aperçoit intacts et en redingote dans la poussière d’un coup de feu d’où s’envole une colombe, mon salut m’était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire. » Voici comment Proust décrit l’écrivain Bergotte, inspiré d’Anatole France qu’il admirait, dans le deuxième tome de La Recherche.
Anatole France, né en 1844 et mort en 1924, a connu la Commune, l’Affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale. Élevé dans la bibliothèque de son père, il fut toute sa vie passionné par la littérature et l’histoire – et devait trouver, dans celle de la période révolutionnaire, un sujet de prédilection. Deux grandes distinctions ont couronné son œuvre littéraire : son élection à l’Académie française, en 1896, et la remise du prix Nobel, en 1921.
C’est en 1912 qu’il publiait Les Dieux ont soif. Ce roman, dont le décor est la Terreur et la scène, Paris, raconte l’histoire d’Évariste Gamelin, un robespierriste membre du Tribunal révolutionnaire. La narration, mais aussi – et surtout – les dialogues des différents personnages, offrent au lecteur, en filigrane, toute une série de réflexions sur la peinture, Rousseau, la religion, l’épicurisme ou l’emballement de la violence politique.

1. Mourir sous la Révolution

D’un point de vue politique, la Révolution française est une continuelle recherche de pureté qui épure morceaux par morceaux la partie droite de l’Assemblée – nous ne saurions que trop recommander au lecteur la série, admirablement composée, de Robert Margerit sur La Révolution. Que l’on en juge : sous la Constituante de 1789, les royalistes noirs sont, les premiers, peu à peu évincés ; sous la Législative (1791 – 10 août 1792), les monarchistes constitutionnels (brissotins, rolandistes, feuillants) sont à leur tour arrêtés et guillotinés, les uns après les autres ; sous la Convention, les Girondins (Vergniaud, Gensonné) sont exécutés après le coup d’éclat du 2 juin 1793 ; en avril / mars 1794, sous la Terreur, ce sont les dantonistes (Danton, Desmoulins) et les hébertistes qui sont jugés trop modérés ou trop ultras ; en juillet 1794, les robespierristes (Robespierre, Couthon, Saint-Just) sont enfin chassés et mis à mort par les Collot d’Herbois et Billaud Varennes qui, loin d’un adoucissement, militent au contraire pour un durcissement de la Terreur face aux muscadins et aux culottes dorées.
Le roman d’Anatole France, qui se déroule de mai 1793 à juillet 1794, narre la Terreur et l’arrestation des Girondins, la mort de Marat, la création du Tribunal révolutionnaire, la mort de Marie-Antoinette, de Danton, les lois de Prairial et la chute de Robespierre. La Terreur, à cette époque, est la réponse à une situation de crise dans laquelle est enlisée la France depuis plusieurs mois, et dont elle peine à sortir : la Vendée révoltée, Lyon qui se rebelle, l’ennemi aux frontières. Pour les révolutionnaires, le choix est simple : la victoire ou la mort.

Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté, renversé le vieux monde […] n’attendaient point de merci de leurs ennemis. Ils n’avaient de choix qu’entre la victoire et la mort. De là leur ardeur et leur sérénité.

Le roman d’Anatole France débute, in medias res, dans une France assiégée de toutes parts. Brotteaux, le double littéraire de l’auteur, contemple d’un œil sardonique les turpitudes révolutionnaires. Au début du roman, pas dupe quant aux errements du pouvoir, il commente, avec une ironie manifeste, la nomination de son ami Gamelin au poste de juré du Tribunal révolutionnaire :

— Citoyen, vous êtes investi d’une magistrature auguste et redoutable. Je vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu’il recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et l’amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l’erreur, dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant d’après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions qui sont votre loi sacrée. Mais, c’est égal, si j’étais votre président, je ferais comme Bridoie, je m’en rapporterais au sort des dés. En matière de justice, c’est encore le plus sûr.

C’est bien la question de la guillotine, qui occupe la toile de fond du roman Les Dieux ont soif. Pour Anatole France, les acteurs de la Révolution sont pris dans un phénomène d’emballement mimétique. D’abord timide, Gamelin se laisse porter par ses voisins jurés, et finit, lui aussi, par condamner à tour de bras. Mais France rappelle que cet emballement n’est pas à rechercher que du côté des bourreaux. Les victimes aussi sont parfois prises dans ce mimétisme sanglant, et coupables d’excès de zèle.

À la fureur de tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune militaire, beau, vigoureux, aimé ; il a laissé dans la prison une amante adorable qui lui a dit : « Vis pour moi ! » Il ne veut vivre ni pour elle, ni pour l’amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte d’accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s’efforce de l’acquitter ; l’accusé est le plus fort ; juges et jurés sont obligés de céder.

Anatole France ne se contente pas, comme Robert Margerit, de raconter la Révolution au jour le jour, tel un journaliste. Il profite du format du roman historique pour proposer aussi une réflexion sur l’art, et plus particulièrement sur la peinture.

2. L’art sous la Révolution

Anatole France montre à plusieurs reprises comment l’art pictural de l’Ancien Régime, assimilé à un art de la servitude, a été dénigré par les révolutionnaires et remplacé par un art qui cherchait à imiter « la ligne pure » de l’Antiquité. Évariste Gamelin, le personnage principal du roman, est justement peintre. Voici ce qu’il dit à son amante Élodie :

— Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude : le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure ; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans les greniers ; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie : il se rapproche de l’antique ; mais il n’est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises d’Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques.
Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu’il poursuivait d’une haine inextinguible :
— Le connaissez-vous, citoyenne ?
Élodie fit signe que oui.
— Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l’air d’un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l’ai rencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. À cette vue, je souhaitai qu’à défaut d’Apollon quelque vigoureux ami des arts le pendît à un arbre et l’écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres.

La critique révolutionnaire a au moins le mérite de la simplicité. Heureusement, Brotteaux, le double romanesque d’Anatole France, tente d’atténuer la dure critique de son ami en vantant les peintres flamands.

Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau d’un moderne Téniers.
— Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les Grecs et les Romains si chers aujourd’hui à nos peintres. Pour moi, j’ai toujours goûté la manière flamande.
Ce qu’il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c’est qu’il avait possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. De Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.
— Il n’y a de beau que l’antique, répondit le peintre, et ce qui en est inspiré : mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen ou d’Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou de Van Loo : l’humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par un Baudouin ou un Fragonard.

Le retour à l’antique est un trait caractéristique de l’art révolutionnaire. Tout, jusque dans l’architecture et les décors festifs, rappelle Rome et la Grèce. Cette glorification des césars alors que les révolutionnaires condamnent les tyrans peut surprendre. C’est que les hommes de 1789 ont aussi des velléités impérialistes – la Révolution doit s’exporter, et les peuples d’Europe se libérer des tyrans. Ils cherchent par ailleurs à effacer de l’Histoire l’Ancien Régime en le faisant passer pour décadent, pris entre les feux de l’Empire romain et ceux de la France révolutionnaire.

La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras d’Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers achevaient en hâte d’élever des colonnes, des statues, des temples, une montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l’Hercule populaire brandissant sa massue, la Nature abreuvant l’univers à ses mamelles inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la famine, à la terreur, écoutant si l’on n’entendait pas sur la route de Meaux les canons autrichiens. […]
Près de l’École militaire, Évariste montra à Élodie des statues égyptiennes dessinées par David d’après des modèles romains de l’époque d’Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s’écrier :
— On se croirait sur les bords du Nil !

La déchristianisation et la volonté de rayer de l’histoire la puissance culturelle de la monarchie, associées au désir d’exporter les idées révolutionnaires et de refonder des agoras, ont naturellement porté les artistes de la Révolution à se tourner vers l’Antiquité.

Philippe Dubois et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu’il mettait au-dessus de tous les chefs-d’œuvre. Il admirait le coloris du Corrège, l’invention d’Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et Madame Lebrun, qui tous deux s’étaient déclarés contre la Révolution : aussi n’en parlait-il pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et connaissait l’antique.
Gamelin déplorait qu’à l’apogée de la peinture française, si tardive, puisqu’elle ne datait que de Le Sueur, de Claude et de Poussin et correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux mœurs publiques et à l’Académie, qui en était l’expression. Mais l’Académie venait d’être heureusement supprimée, et sous l’influence des principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d’un peuple libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l’espoir de la peinture.

La Révolution est donc à l’origine d’un retour à l’Antique qui avait pour objectif de faire oublier l’Ancien Régime, et répondait en outre aux ambitions de ses acteurs.
Si Anatole France était un grand collectionneur d’art, il était aussi un passionné de littérature : son roman est parsemé de philosophie, d’une philosophie qui tente de répondre à la fois à la logique révolutionnaire et au système d’épuration de la Terreur, dans laquelle Rousseau, et le mythe d’Oreste, occupent une place prépondérante.

3. La philosophie révolutionnaire

Les robespierristes, s’ils se veulent d’acharnés anticléricaux, ne rejettent pas pour autant la croyance en une divinité, en cet « Être Suprême » si cher à Robespierre. Cette déification, à la fois surprenante et compréhensible, découle d’un déisme à la Rousseau. Le philosophe genevois, inspirateur des partisans de Robespierre est omniprésent dans le roman d’Anatole France. Élodie, l’amante de Gamelin, va jusqu’à invoquer son nom pour justifier auprès de son amoureux une passade sans lendemain :

Élodie reprit d’une voix très douce :
— J’étais imbue de philosophie ; je croyais que les hommes étaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d’avoir rencontré un amant qui n’était pas formé à l’école de la nature et de la morale, et que les préjugés sociaux, l’ambition, l’amour-propre, un faux point d’honneur avaient fait égoïste et perfide.
Ces paroles calculées produisirent l’effet voulu. Les yeux de Gamelin s’adoucirent.

Et quelques lignes plus loin, les deux amants s’inspirent encore de Rousseau pour exprimer leurs sentiments.

Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de Saint-Preux : le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et d’orner leur amour.

Si Anatole France, désireux de nous faire sentir l’époque, tapisse de Rousseau son roman historique, il n’oublie pas l’Antiquité, qui, comme nous l’avons déjà indiqué, sert de modèle aux élans révolutionnaires : le mythe d’Oreste traverse Les Dieux ont soif.
Dans la mythologie grecque, Oreste, frère d’Electre, tue sa mère Clytemnestre et son amant Egisthe pour venger la mort de son père Agamemnon. Anatole France se plaît à imaginer Gamelin dans le rôle d’un Oreste moderne. Comme ce dernier, Gamelin met les lois divines – ses idéaux – au-dessus des lois humaines, et n’hésite pas à verser le sang, allant jusqu’à faire guillotiner l’amant de sa sœur – ce qui rappelle évidemment le meurtre d’Egisthe par Oreste. Gamelin, comme Oreste, aveuglé par sa fureur révolutionnaire, est prêt à tuer sans état d’âme pour accomplir ce qu’il croit être de justes desseins : il n’est donc pas étonnant qu’il s’assimile avec si peu de peine au héros grec. Ce n’est pas un hasard, si la toile qu’il peint, dans le roman, représente ce mythe fondateur.

— Hennequin a traité en maître les fureurs d’Oreste. Mais Oreste nous émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle destinée que la sienne ! C’est par piété filiale, par obéissance à des ordres sacrés qu’il a commis ce crime dont les Dieux doivent l’absoudre, mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice outragée, il a renié la nature, il s’est fait inhumain, il s’est arraché les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux forfait… C’est ce que j’aurais voulu montrer dans ce groupe du frère et de la sœur.
Il s’approcha de la toile et la regarda avec complaisance.
— Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées ; la tête et le bras d’Oreste, par exemple.
— C’est un morceau admirable… Et Oreste vous ressemble, citoyen Gamelin.
— Vous trouvez ? fit le peintre avec un sourire grave.

Comme Oreste, Gamelin est en permanence tiraillé par un conflit de devoirs, car il ne peut rendre justice sans engager sa responsabilité – et la responsabilité est au cœur du mythe d’Oreste. En choisissant librement d’être juré au Tribunal révolutionnaire, Gamelin doit en assumer toutes les conséquences – symbolisées par les Euménides. Gamelin obéit aux idéaux révolutionnaires, et ce faisant, il verse le sang avec abondance : mais quel sang ?

Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla brisé d’épouvante et faible comme un enfant. L’aube traversait les rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d’Évariste, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d’un voile noir : Élodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir, essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela cette belle scène de l’Oreste d’Euripide, dont il avait ébauché un tableau qui, s’il avait pu l’achever, aurait été son chef-d’œuvre : la scène où la malheureuse Électre essuie l’écume qui souille la bouche de son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d’une voix douce : « Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître de ta raison… »
Et il songeait :
« Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c’est par piété filiale que j’ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie. »

Si Gamelin est Oreste, alors Clytemnestre est la patrie, son amante Élodie représente Électre – elle le soutient jusqu’au bout du livre –, ses remords sont les Furies, et l’amant de sa sœur pourrait représenter Egisthe. Le mythe, hélas pour Gamelin, n’est cependant pas reproduit à l’identique. La patrie – Clytemnestre – ne meurt pas si facilement, et le jugement des dieux n’est pas, comme pour Oreste, favorable à Gamelin. Ce dernier finit à son tour sur l’échafaud.

— À propos de Gamelin : hier, en passant sur le boulevard du Temple, j’ai vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son Oreste et Électre. La tête de l’Oreste, qui ressemble à Gamelin, est vraiment belle, je vous assure… la tête et le bras sont superbes… Le brocanteur m’a dit qu’il n’était pas embarrassé de vendre ces toiles à des artistes qui peindront dessus… Ce pauvre Gamelin ! il aurait eu peut-être un talent de premier ordre, s’il n’avait pas fait de politique.
— Il avait l’âme d’un criminel ! répliqua le citoyen Blaise. Je l’ai démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires étaient encore contenus. Il ne me l’a jamais pardonné… Ah ! c’était une belle canaille.
— Le pauvre garçon ! Il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l’ont perdu.
— Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis !… Il n’est pas défendable.
— Non, citoyen Blaise, il n’est pas défendable.

La tête, qui représente le vœu vengeur de Gamelin-Oreste, est évidemment la partie la plus achevée du tableau avec le bras, qui représente l’instrument du meurtre. En choisissant d’associer aussi étroitement la liberté et la responsabilité, Anatole France nous livre une vision moderne de ce mythe fondateur.

4. La Révolution et la religion

La religion est peut-être le thème qui occupe le plus de place dans le roman d’Anatole France. Le personnage de Brotteaux, épicurien convaincu – lecteur assidu de Lucrèce – échange de fréquentes joutes verbales avec le père Longuemare, un religieux barnabite qui se cache pour échapper à la guillotine. Le citoyen Brotteaux fait « de la recherche du plaisir la fin unique de la vie », et ne craint pas les dieux. Longuemare, au contraire, mène une vie d’ascète et prie Dieu le plus souvent possible. Ces deux hommes, que tout oppose, deviennent pourtant les meilleurs amis du monde. Leurs conversations sont l’occasion de duels théoriques et rhétoriques dans lesquelles Anatole France distille sans doute un peu de sa propre philosophie. Brotteaux n’a pas peur d’assumer ses idéaux ; voici ce qu’il répond à Longuemarre, qui ne sait comment le remercier, après qu’il a accepté de le soustraire au bourreau :

— Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne m’ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l’amour de vous : car, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l’amour de l’humanité : car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que l’humanité a des droits ; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que le sien, m’afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l’homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l’infortune d’autrui et en l’excitant à porter aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là qu’il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par désœuvrement : car la vie est à ce point insipide qu’il faut s’en distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu’on se donne à défaut d’autres plus savoureux ; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous ; je le fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
— Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J’ai reçu de Dieu plus de grâces qu’il ne vous en a accordées jusqu’à cette heure ; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m’aimer. Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même : Dieu me l’ordonne.

Un peu plus tard, Brotteaux, contemplant la folie révolutionnaire qui s’empare des hommes, s’interroge sur l’utilité de Dieu :

— Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la révolution présente ?
— Je ne vous comprends pas, monsieur.
— Épicure a dit : ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant ; s’il le peut et ne le veut, il est pervers ; s’il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ; s’il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon Père ?
Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
— Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien de plus misérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j’examine les raisons de l’incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins d’herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez que je ne dispute pas avec vous : j’y aurais trop de raisons et trop peu d’esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l’abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez d’Épicure est une sottise : car on y juge Dieu comme s’il était un homme et en avait la morale. Eh bien ! monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu’à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables paradoxes.

Jusqu’à la fin, le père Longuemare et Brotteaux philosophent. Dans la charrette qui les conduit à l’échafaud, le second tente une dernière fois de convaincre le premier à l’épicurisme.

— Mon révérend Père, ce dont j’enrage, c’est que je ne vous persuaderai pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire : « Vous voyez : vous n’avez plus ni sentiment ni connaissance ; vous êtes inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède. »
Il voulut sourire ; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les entrailles et il fut près de défaillir.
Il reprit toutefois :
— Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J’aime la vie et ne la quitte point sans regret.
— Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas encore ?
— Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce que j’en ai mieux joui que vous, qui l’avez rendue aussi semblable que possible à la mort.
— Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. Que Dieu m’assiste ! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il faut que j’aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d’un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd’hui que j’en ai un si pressant besoin.

Conclusion

Les Dieux ont soif est un roman riche, construit comme un cercle : l’effet de clôture répond à l’effet d’ouverture. Au début de l’histoire, Gamelin pénètre dans l’ancienne église des Barnabites, puis rejoint sa maîtresse Élodie. À la fin de l’histoire, le Barnabite Longuemare meurt guillotiné, et la maîtresse de Gamelin ouvre discrètement la porte de sa chambre pour laisser partir son nouvel amant. Faut-il y voir une manière de nous rappeler que le cycle sanglant de la Terreur ne s’arrêta pas avec la chute de Robespierre ? Mille deux cents parisiens, en effet, devaient encore trouver la mort sous le couperet de la guillotine entre juillet 1794 et mai 1795, date de la suppression définitive du Tribunal révolutionnaire.

 

Lecture conseillée :

  • Les Dieux ont soif, A. France

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