Histoire abrégée de la poésie française – Partie 2 – Des Lumières au XXè siècle

Allégorie de la poésie, huile sur toile de Giovanni Francesco Romanelli, date inconnue
Allégorie de la poésie, huile sur toile de Giovanni Francesco Romanelli

Sartre écrivait que « les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. » Le langage est pourtant essentiel en poésie. Des Lumières à la décolonisation, la poésie a toujours été un moyen privilégié pour faire passer des messages engagés – et les poètes aussi ont bien souvent provoqué le scandale et la censure.

1. Les Lumières (XVIIIè)

Le siècle des Lumières est peu propice à la poésie – c’est le siècle de la raison et des philosophes. Deux noms méritent cependant d’être évoqués : André Chénier et Fabre d’Églantine, qui ont été tous les deux guillotinés. Chénier peut être considéré comme un « préromantique », pour reprendre le mot de P. Van Tieghem ; il écrit des poèmes lyriques inspirés de l’Antiquité :

Voilà ce que chantait aux Naïades prochaines
Ma Muse jeune et fraîche, amante des fontaines,
Assise au fond d’un antre aux nymphes consacré,
D’acanthe et d’aubépine et de lierre entouré.
L’Amour, qui l’écoutait caché dans le feuillage,
Sortit, la salua Sirène du bocage.
Ses blonds cheveux flottants par lui furent pressés
D’hyacinthe et de myrte en couronne tressés :
« Car ta voix, lui dit-il, est douce à mon oreille,
Autant que le cytise à la mielleuse abeille. »

Fabre d’Églantine est principalement connu pour avoir composé les mois du calendrier révolutionnaire. Il est également l’auteur de cette chanson qui figure dans un opéra-comique intitulé Laure et Pétrarque, et qui est demeuré comme une comptine dans la mémoire collective :

Il pleut, il pleut bergère
Rentre tes blancs moutons
Allons sous ma chaumière
Bergère, vite allons
J’entends sous le feuillage
L’eau qui tombe à grand bruit.
Voici venir l’orage,
Voici l’éclair qui luit.

En 1789, la Révolution éclate. La monarchie parlementaire, la République, la Convention, le Directoire, le Consulat puis l’Empire se succèdent en moins de vingt ans. Les troubles de ce début de siècle coïncident aussi avec l’émergence d’un mouvement culturel venu d’Allemagne et d’Angleterre, et qui gagne rapidement toute l’Europe : le romantisme.

2. Le romantisme (1820-1897)

L’avènement du romantisme en France, ce mouvement baroque plein de sentiment, d’Absolu et de liberté, est l’occasion d’un grand retour de la poésie lyrique. En 1820, Lamartine publie les Méditations poétiques. Ce recueil est parfois considéré comme l’acte de naissance du romantisme en France. Il contient le célèbre poème du « Lac » :

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

Alfred de Musset – poète, romancier, dramaturge, éphémère amant de George Sand – imite son aîné Lamartine dans des poèmes lyriques, à l’image de ce sonnet tiré des Poésies nouvelles :

Jamais, ayez-vous dit, tandis qu’autour de nous
Résonnait de Schubert la plaintive musique ;
Jamais, avez-vous dit, tandis que, malgré vous,
Brillait de vos grands yeux l’azur mélancolique.
Jamais, répétiez-vous, pâle et d’un air si doux,
Qu’on eût cru voir sourire une médaille antique.
Mais des trésors secrets l’instinct fier et pudique
Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux.
Quel mot vous prononcez, marquise, et quel dommage !
Hélas ! je ne voyais ni ce charmant visage,
Ni ce divin sourire, en vous parlant d’aimer.
Vos yeux bleus sont moins doux que votre âme n’est belle.
Même en les regardant, je ne regrettais qu’elle,
Et de voir dans sa fleur un tel cœur se fermer.

Outre Lamartine et Musset, les grands noms de la poésie romantique sont Nerval, Vigny et Hugo. Nerval, qui disait que ses sonnets « perdraient de leurs charmes à être expliqués, si la chose était possible », est l’auteur de ce sonnet intitulé « El Desdichado », qui figure dans Les Chimères (1854).

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Vigny a publié parmi tant d’autres poèmes « La mort du loup » dans Les Destinées, dont voici un extrait :

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Victor Hugo, enfin, l’auteur de « Demain dès l’aube », « La Conscience », « Oceano nox », représentatif à lui seul de tous les romantismes, conservateur dans les Odes et ballades, résistant dans Les Châtiments, épique dans La Légende des siècles, est au dix-neuvième siècle l’empereur des lettres.

Le poëte s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu’à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur !

Entre 1830 et 1880, Hugo écrit, entre autres, Les Feuilles d’automne, Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles. Sa mort – en 1885 – sonne déjà la fin du romantisme.

3. Le Parnasse (fin XIXè)

Le romantisme est lyrique et engagé. Le Parnasse est exactement l’inverse : il abandonne tout lyrisme, et professe l’art pour l’art – l’art pour sa seule beauté, sans aucune revendication politique. Quatre poètes du Parnasse, parmi tant d’autres, peuvent être retenus : Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Heredia, qui publient principalement dans une revue fondée par l’éditeur Lemerre : Le Parnasse contemporain.
Gautier publie Émaux et Camées en 1852, Théodore de Banville les Odes funambulesques en 1857, Leconte de Lisle les Poèmes barbares en 1862, et Hérédia les Trophées en 1893. Le premier sonnet des Trophées, « L’Oubli », est une invitation au voyage : ici, pas de moyen âge romantique, pas de politique révolutionnaire – un retour aux sources, celles de l’Antiquité, et des descriptions, pour le seul plaisir des descriptions.

Le temple est en ruine au haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire.
Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.
La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux,
Fait à chaque printemps, vainement éloquente.
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ;
Mais l’Homme indifférent au rêve des aïeux
Écoute sans frémir, du fond des nuits sereines,
La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes.

Le Parnasse ne satisfait pas tout à fait les symbolistes. Ces derniers cherchent plutôt à se recentrer sur le moi intime, tout en travaillant la langue pour suggérer plutôt que décrire.

4. Le symbolisme et le décadentisme

En réaction au réalisme et au Parnasse, les symbolistes décrivent des sensations de façon abstraite et imagée, afin de suggérer des impressions, le plus souvent négatives – au « mal du siècle » répond comme un « mal de fin de siècle ». Ils jouent avec les sonorités du langage, les synesthésies, et usent abondamment des comparaisons et des métaphores. La poésie, qui est avant tout un art de la forme, se prête particulièrement bien à cette nouvelle esthétique littéraire. Quatre noms dominent le mouvement du symbolisme. Le premier est Baudelaire, qui publie en 1857 – très en avance sur son temps – les Fleurs du mal :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Le deuxième est Arthur Rimbaud – l’auteur de « Ma bohème » et du « Dormeur du Val » –, dont les Poésies paraissent en 1883 :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Le troisième est Paul Verlaine qui publie en 1884 Jadis et naguère. Verlaine est l’auteur de nombreux poèmes qu’on ne présente plus : « Chanson d’automne », « Il pleure dans mon cœur », « Mon rêve familier », … Mais il est aussi et surtout l’auteur de l’ « Art poétique », poème derrière lequel se cache un véritable manifeste du symbolisme, et qui a contribué à l’imposer dès son vivant comme un chef d’école :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
[…]
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
[…]
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
[…]
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Le quatrième, enfin, est Stéphane Mallarmé. Ses Poésies sortent en 1899. Elles comportent des poèmes obscurs au sens difficilement accessible, où l’esthétique symboliste est poussée à son paroxysme.

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angelus !
Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

La fin du XIXè voit aussi l’émergence d’une littérature dite de fin de siècle qui coïncide avec l’effondrement de l’Empire et la perte de certains repères. Verlaine, avec son sonnet « Langueur » composé en 1884, marque le point de départ du mouvement décadentiste :

Je suis l’Empire à la fin de la décadence
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse
L’âme seulette a mal au cœur d’un ennui dense.
Là-bas on dit qu’il est de longs combats sanglants.
Ô n’y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents,
Ô n’y vouloir fleurir un peu cette existence !

Mais c’est surtout Jules Laforgue qui incarnera le décadentisme en poésie, avec ses Complaintes, qu’il publie en 1885.

Que d’yeux, en éventail, en ogive, ou d’inceste,
Depuis que l’Être espère, ont réclamé leurs droits !
Ô ciels, les yeux pourrissent-ils comme le reste ?
Oh ! qu’il fait seul ! oh ! fait-il froid !
Oh ! que d’après-midi d’automne à vivre encore !
Le Spleen, eunuque à froid, sur nos rêves se vautre.
Or, ne pouvant redevenir des madrépores,
Ô mes humains, consolons-nous les uns les autres.
Et jusqu’à ce que la nature soit bien bonne,
Tâchons de vivre monotone.

Le dix-neuvième, on le voit, fut un siècle fécond en poésie, marqué par le désenchantement progressif des âmes épanchées.

5. Le surréalisme (début du XXè)

Le vingtième est le siècle du grand mélange. Le surréalisme, le formalisme et l’engagement se mêlent dans une littérature violemment perturbée par les deux guerres mondiales.
Charles Péguy, dont la poésie religieuse était tout empreinte de nationalisme, meurt en 1914. Il laisse la place à Guillaume Apollinaire, qui meurt en 1918. Apollinaire, en supprimant la ponctuation et en popularisant le calligramme (le poème dessin), amène en France l’esthétique surréaliste. Lui aussi est l’auteur de nombreux poèmes devenus célèbres : « Le Pont Mirabeau » (Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure), « Les Colchiques » (Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne), « Chantre » (Et l’unique cordeau des trompettes marines), ou encore « Les Cors de chasse » :

Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique
Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent

Le surréalisme, qui se développe après la Première guerre mondiale, est un mouvement engagé à gauche qui se caractérise par un désir d’abolir définitivement les frontières artistiques et de remettre en cause les règles traditionnelles de l’art bourgeois. De nombreux auteurs majeurs du XXè, parmi lesquels Louis Aragon ou Jean Cocteau, débutent au sein de ce collectif.
Trois poètes sont emblématiques du surréalisme : Desnos, Eluard et Prévert. Robert Desnos est l’auteur d’un long poème lyrique de 550 vers intitulé « The night of loveless night », publié en 1930, et qui traite de la solitude. Ce poème alterne quatrains classiques, prose poétique et vers libre ; il se termine par ces mots : « Ô révolte ! », qui résument peut-être toute l’idéologie surréaliste. Desnos est aussi l’auteur du poème « Infinitif » , un acrostiche d’Yvonne George – la femme qu’il a vainement aimée :

Y mourir ô belle flammèche y
Voir les nuages fondre comme la neige et l’écho
Origines du soleil et du blanc pauvres comme Job
Ne pas mourir encore et voir durer l’ombre
Naître avec le feu et ne pas mourir
Étreindre et embrasser amour fugace le ciel mat
Gagner les hauteurs abandonner le bord
Et qui sait découvrir ce que j’aime
Omettre de transmettre mon nom aux années
Rire aux heures orageuses dormir au pied d’un pin
Grâce aux étoiles semblables à un numéro
Et mourir ce que j’aime au bord des flammes.

Paul Eluard est l’auteur d’une poésie éclatée, écrite parfois en écriture automatique et souvent en vers libre. Il est l’auteur du poème « La Courbe de tes yeux » que l’on peut lire dans le recueil Capitale de la douleur (1926) et aussi de ce poème écrit dans L’Amour la poésie (1929) :

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.

Jacques Prévert, enfin, est le poète des « listes », du cadavre exquis, du collage et du cinéma – comme en témoignent ses collaborations avec Jean Renoir et Maurice Carné. Il publie entre 1945 et 1970 les recueils Paroles, Histoires et Fatras. « Barbara » ou « Le Cancre » sont quelques un des poèmes les plus connus de Prévert :

Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec les craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.

Prévert est le roi des jeux de mots poétiques –

J’aime mieux
Tes lèvres
Que mes livres.
[…]
Nous faisions le mal
Et le mal était bienfait.
(Fatras, J. Prévert, 1966.)

– dont certains sont demeurés célèbres :

De deux choses lune
L’autre c’est le soleil.
(Paroles, J. Prévert, 1945.)

Légèrement à contre-courant, le poète Paul Valéry, qui mérite d’être signalé, cherche quant à lui à renouveler la quête de la perfection formelle et se rapproche par là du Parnasse et des symbolistes – il était d’ailleurs lié avec Stéphane Mallarmé. En 1917, il publie La Jeune Parque, un long poème de cinq cents vers.

Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?
Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi… Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?
… Dureté précieuse… Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée !

En 1920, il publie « Le Cimetière marin » qui commence par ces vers fameux :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Il publie enfin en 1922 Charmes, où figure encore « Le Cimetière marin », mais aussi ce poème intitulé « Intérieur » :

Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs ;
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.

6. L’engagement (1940 – 1960)

La montée des fascismes et du communisme entraîne les écrivains à s’engager. La poésie est une arme de choix pour ces derniers. Elle permet en effet la transmission de messages courts, simples et faciles à retenir. En 1942, Paul Eluard excite la Résistance en publiant dans Poésie et Vérité son poème « Liberté » :

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.

Trois autres auteurs vont faire de la poésie un acte d’engagement : Louis Aragon, Boris Vian et René Char. Aragon nous montre que chanter l’amour en poésie n’est pas incompatible avec la critique de l’Occupation. Dans « Les Yeux d’Elsa », il mélange l’ode et la revendication :

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
[…]
Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Cette critique de l’Occupation transparaît encore, onze ans plus tard, dans Le Roman inachevé :

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments.
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
(Le Roman inachevé, L. Aragon, 1956.)

Aragon débute avec le mouvement surréaliste, mais il s’en éloigne peu à peu pour se recentrer sur une poésie lyrique plus traditionnelle.

C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes
(…)
C’est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

Il écrit aussi, dans Elsa, la « Chanson du miroir déserté » :

Où es-tu toi dans moi qui bouge
Toi qui flambes dans moi soudain
Et ce mouvement de ta main
Pour mettre à tes lèvres du rouge
Où es-tu plaisir de ma nuit
Ma fugitive passagère
Ma reine aux cheveux de fougère
Avec tes yeux couleur de pluie
J’attends la minute où tu passes
Comme la terre le printemps
Et l’eau dormante de l’étang
La rame glissant sur sa face
Dans mon cadre profond et sombre
Je t’offre mes regards secrets
Approche-toi plus près plus près
Pour occuper toute mon ombre
Envahis-moi comme une armée
Prends mes plaines prends mes collines
Les parcs les palais les salines
Les soirs les songes les fumées
Montre-moi comme tu es belle
Autant qu’un meurtre et qu’un complot
Mieux que la bouche formant l’o
Plus qu’un peuple qui se rebelle
Sur les marais comme à l’affût
Un passage de sauvagines
Et battant ce que j’imagine
Anéantis ce que tu fus
Reviens visage à mon visage
Mets droit tes grands yeux dans tes yeux
Rends-moi les nuages des cieux
Rends-moi la vue et tes mirages
(Elsa, L. Aragon, 1959.)

Et aussi ces quelques quatrains :

Ces vers toute la nuit sans répit répétés
Ils ont tourné dans ma tête comme des mouches
Ils ont tourné comme des mouches dans ma bouche
Et quand a pâli le ciel ils m’ont déserté
Je ne suis qu’un miroir aveugle du sommeil
Il n’y avait que toi durant mes insomnies
Que toi dans le refrain de ces mots mal unis
Toi seule encore dans mes rêves de réveil
Qu’est-ce qui les liait ces mots qui se délient
Qu’est-ce qui leur faisait cette saveur d’alcool
De livre qu’on lisait en cachette à l’école
L’écho s’en perd et meurt comme un parfum s’oublie
Comment recomposer les stances du poème
Qui m’a paru si beau lorsque je l’épelais
J’aurais voulu le retenir et je tremblais
Et j’en recommençais toujours le début même
Ce qui s’est envolé là comme un oiseau bleu
A laissé dans mon cœur une sorte d’abîme
Je ne suis qu’une rime qui cherche une rime
Comme une main qui s’ouvre en vain pour voir s’il pleut
Mais une chose du moins une chose est sûre
La musique en naissait au profond de mon sang
C’était un de ces airs que reprend le passant
Et qui semblent sortir du cœur de sa blessure
Ces fantômes de chants l’aurore les nettoie
Et la main du soleil revenu les disperse
Quand le grand jour m’en a lavé de son averse
Ce que j’en puis savoir c’est qu’ils parlaient de toi
(Elsa, L. Aragon, 1959.)

René Char est peut-être, avec Aragon, le poète le plus emblématique de la Résistance. Il adhère au surréalisme et publie des poèmes engagés à la forme déstructurée : prose et vers libres. Dans Feuillets d’Hypnos, il écrit que « l’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer. Sa tête sillonne la galaxie de l’absurde. » Dans Le Marteau sans maître (1934), il écrit ces quelques vers :

Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.

Boris Vian, enfin, a publié des poèmes et chansons qui lui ont souvent valu le scandale et la censure, comme « Le Déserteur », qui date de 1954 – entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie.

Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter
(…)
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer

Quelle est l’utilité de la poésie ? Si l’on en croit Paul Eluard, « le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré ». Ainsi, qu’elle soit engagée comme le romantisme, ou purement formelle comme le Parnasse, la poésie n’a pas qu’une fonction esthétique ; elle a aussi une fonction réflexive. Née de contraintes, elle constitue tout entière une littérature bien plus travaillée que la prose, qui, moins soumise aux contraintes, ne nécessite pas tant de soins. Elle est peut-être, en cela, l’une des formes les plus abouties de l’art littéraire.

 

Lectures conseillées :

ROMANTISME

  • Alphonse de Lamartine.
  • Alfred de Musset.
  • Alfred de Vigny.
  • Gérard de Nerval.
  • Victor Hugo.

PARNASSE

  • José-Maria de Heredia.
  • Théophile Gautier.
  • Leconte de Lisle.
  • Théodore de Banville.

SYMBOLISME

  • Charles Baudelaire.
  • Paul Verlaine.
  • Arthur Rimbaud.
  • Stéphane Mallarmé.

SURREALISME

  • Guillaume Apollinaire.
  • Robert Desnos.
  • Paul Eluard.
  • Jacques Prévert.

ENGAGEMENT ET FORMALISME

  • Louis Aragon.
  • René Char.
  • Paul Valéry.

Si vous aimez ces articles ainsi que la littérature classique, découvrez mes ouvrages publiés.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *