Les Trophées de Heredia

José-Maria de Heredia, photographié par Paul Nadar le 25 février 1896.
Heredia par Nadar, 1896

Parmi les caractéristiques du mouvement romantique, l’on retrouve le sentimentalisme et la revendication politique. Hugo, Sand, Musset, Vigny, Balzac et Stendhal soupirent en discourant : derrière l’indignation de Ruy Blas et l’indifférence des Grands, se cachent le peuple et la corruption des banquiers. Le mouvement du Parnasse est facile à définir : il est l’exact inverse du romantisme. Il se débarrasse du sentimentalisme : il abandonne tout lyrisme. Il se libère des revendications politiques : il professe l’art pour l’art, l’art pour sa seule beauté. Gautier, Banville et Leconte de Lisle sont parmi les plus éminents représentants de ce beau mouvement. Mais l’un des souverains du genre est l’auteur d’un seul recueil de cent dix-huit sonnets qui ont marqué l’histoire de la poésie : José-Maria de Heredia.

1. Vie de l’auteur

José-Marie de Heredia est né le 22 novembre 1842, à Cuba. Il passe sa jeunesse entre La Havane et Senlis où il fait son collège. En 1861, après avoir obtenu son baccalauréat, Heredia quitte définitivement Cuba et regagne la France avec sa mère. Dès 1862, il commence à se lier avec les futurs poètes du Parnasse et commence déjà à publier des sonnets dans les grandes revues littérairesLe Bulletin de la Conférence, La Revue française, La Revue de Paris. C’est aussi à cette époque qu’il rencontre Leconte de Lisle, avec qui il engage une amitié solide que seule la mort pourra délier.

5 décembre 1865. La première représentation du drame en trois actes des Goncourt, Henriette Maréchal, est un véritable triomphe. Toute la jeunesse, qui revendique un art nouveau et véritable, à rebours de la littérature vulgaire de boulevard, est venue applaudir cette pièce. C’est l’acte de naissance du Parnasse, un mouvement fondé sur la doctrine de l’Art pour l’art. Quelques mois plus tard, en 1866, l’éditeur Lemerre publie le premier numéro de sa nouvelle revue, Le Parnasse contemporain. Heredia figure dans ce recueil aux côtés de Verlaine.

De 1866 à 1893, la vie du poète suit son cours sans incident notable. Il se marie avec Louise Despaigne et continue à publier régulièrement ses sonnets dans de nombreuses revues – L’Artiste, Le Parnasse contemporain, Le Siècle littéraire, La République des Lettres, La Vie moderne, Le Monde poétique, La Revue des Deux mondes, Les Lettres et les Arts.
Les années 1893 et 1894 voient l’apogée de sa carrière littéraire. Après avoir fait un triomphe avec la publication des Trophées, son premier et seul recueil poétique, Heredia est élu à l’Académie française à une très large majorité, contre Zola et Verlaine. Mais cette même année voit aussi la mort de son ami le plus proche, Leconte de Lisle.

Heredia s’éteint le 2 octobre 1905, après une longue vie pleine d’assurance tranquille et de passion pour la versification.

2. Les Trophées

Le Parnasse, comme son nom l’atteste, s’attarde volontiers sur l’Antiquité grecque. Trois raisons, au moins, expliquent ce choix : les parnassiens sont classiques, sculpteurs et désintéressés. Ils sont classiques parce qu’ils s’inscrivent en réaction au baroque romantique. Or, le classicisme est le contraire du baroque. Et le classicisme, par définition, retourne à ses pères : l’Antiquité. Ils sont sculpteurs : tout leur travail, toute leur attention sont tournés vers la beauté des vers – et cela passe par un vocabulaire recherché, des tournures spécieuses, des virgules justifiés, des césures correctes et des diérèses pesées. En cela, les parnassiens se rapprochent des sculpteurs de la Grèce antique. Ils sont, enfin, désintéressés : la politique les laisse indifférents. Cela tombe bien : l’Antiquité est propice au consensus.
L’on ne s’étonnera donc pas que les deux premières parties du recueil des Trophées, qui sont aussi les plus longues, soient consacrées à Athènes et Rome. La Grèce, d’abord, évoquée par ses mythes et ses créatures – ici, les centaures :

Ils fuient, ivres de meurtre et de rébellion,
Vers le mont escarpé qui garde leur retraite ;
La peur les précipite, ils sentent la mort prête
Et flairent dans la nuit une odeur de lion.
Ils franchissent, foulant l’hydre et le stellion,
Ravins, torrents, halliers, sans que rien les arrête ;
Et déjà, sur le ciel, se dresse au loin la crête
De l’Ossa, de l’Olympe ou du noir Pélion.
Parfois, l’un des fuyards de la farouche harde
Se cabre brusquement, se retourne, regarde.
Et rejoint d’un seul bond le fraternel bétail ;
Car il a vu la lune éblouissante et pleine
Allonger derrière eux, suprême épouvantail,
La gigantesque horreur de l’ombre Herculéenne.

Rome, ensuite, illustrée par son histoire légendaire – ici, Antoine et Cléopâtre :

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;
Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

Toute la puissance poétique de Heredia se concentre dans le dernier tercet de ses sonnets, juste après la volta ; les deux précédemment cités en offrent un exemple flagrant. On retrouve encore ce trait caractéristique dans le poème suivant, intitulé « Les Conquérants » et qui se situe quelques pages plus loin – dans la troisième partie, consacrée à la Renaissance :

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Heredia s’arrête à la Renaissance. Aller plus loin l’entraînerait sans doute, malgré lui, sur un terrain politique dont il veut rester vierge. Plutôt que d’affronter les enjeux modernes, Heredia, conforme en cela à l’imaginaire des poètes de son temps, prend les voiles et s’enfuit. Il part en Orient et dans les tropiques, et en profite pour composer ce superbe poème intitulé « Le Récif de corail » :

Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.
Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.
De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde ;
Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu,
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.

Le vocabulaire est précis. Il est finement taillé. Il suggère juste ce qu’il faut, ni plus ni moins. Mais ce n’est pas encore assez pour le poète parnassien. L’Orient est encore trop proche. Après avoir navigué jusqu’à de lointains rivages, l’aède prend enfin son envol et s’évade, dans la cinquième partie de son recueil, au cœur de la nature et du rêve. « La Mort de l’Aigle » témoigne de son projet – projet marqué, comme il est d’usage chez les poètes, du sceau de la fatalité :

Quand l’aigle a dépassé les neiges éternelles,
À sa vaste envergure il veut chercher plus d’air
Et le soleil plus proche en un azur plus clair
Pour échauffer l’éclat de ses mornes prunelles.
Il s’enlève. Il aspire un torrent d’étincelles.
Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier,
Il monte vers l’orage où l’attire l’éclair ;
Mais la foudre d’un coup a rompu ses deux ailes.
Avec un cri sinistre, il tournoie, emporté
Par la trombe, et, crispé, buvant d’un trait sublime
La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.
Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté,
Dans l’orgueil de la force et l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi, d’une mort éblouissante et brève !

Heredia est tombé. Il va mourir. Mais avant que de sombrer, il affronte une ultime fois la mort qui le guette et nous offre ce merveilleux poème, peut-être le plus beau de tous, et qui résonne comme un adieu plein de panache :

Lorsque la sombre croix sur nous sera plantée,
La terre nous ayant tous deux ensevelis,
Ton corps refleurira dans la neige des lys
Et de ma chair naîtra la rose ensanglantée.
Et la divine Mort que tes vers ont chantée,
En son vol noir chargé de silence et d’oublis,
Nous fera par le ciel, bercés d’un lent roulis,
Vers des astres nouveaux une route enchantée.
Et montant au soleil, en son vivant foyer
Nos deux esprits iront se fondre et se noyer
Dans la félicité des flammes éternelles ;
Cependant que sacrant le poète et l’ami,
La Gloire nous fera vivre à jamais parmi
Les Ombres que la Lyre a faites fraternelles.

 

Lecture conseillée

  • Les Trophées, J.-M. De Heredia, 1893.

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