Mon dernier rêve sera pour vous – Chateaubriand raconté par Jean d’Ormesson

illustration © soufianemengad.fr
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On ne s’étonnera guère du grand attrait éprouvé par l’auteur d’Au plaisir de Dieu à celui des Mémoires d’outre-tombe : Jean d’Ormesson est un véritable double de François-René de Chateaubriand. On pourrait énumérer longtemps les ressemblances entre ces deux hommes, l’un né sous l’Ancien Régime et mort sous la Monarchie de Juillet, l’autre né sous la Troisième République et mort sous la Cinquième. Tous les deux furent écrivains, journalistes et engagés. L’épigramme de Baudelaire sur Chateaubriand – « le grand gentilhomme des décadences, qui veut retourner à la vie sauvage » – définirait assez bien l’esprit espiègle, baroudeur et aristocrate, « clochard de luxe » pour reprendre les mots de son ami François Sureau, qu’était Jean d’Ormesson. On pourrait encore ajouter au jeu des ressemblances leurs nobles ascendances, leur qualité d’académicien, leur propension – disons-le franchement : leur passion – à parler d’eux-mêmes, leur attrait pour l’Italie, leur foi discrète et leur attachement profond à la liberté.
Nous l’aurons compris, Jean d’Ormesson était sans aucun doute celui qui, par son talent littéraire et par son amour pour l’auteur d’Atala, était le mieux à même de produire une « biographie sentimentale » de Chateaubriand : ce fut chose faite en 1982. Mon dernier rêve sera pour vous est un ouvrage massif – presque cinq cents pages – qui retrace, par le biais de six femmes ayant marqué la vie du séducteur monarchiste, la destinée d’un homme à femmes qui fut toute sa vie tiraillé entre la littérature et le pouvoir.

1. Le grand homme de son temps

Au-delà des titres – écrivain, académicien, pair de France, ambassadeur, ministre –, au-delà de l’ascendance aristocratique, au-delà même de ses fonctions et de son statut d’écrivain, Chateaubriand est d’abord et avant tout, aux yeux de ses contemporains, vu comme le grand homme de son temps. Il a en effet le double talent d’être poète – lato sensu – et précurseur. Bien avant Lamartine et ses Méditations poétiques, bien avant Hugo et son drame Hernani, Chateaubriand lance en France, avec Atala (1801) et René (1802), la grande mode du romantisme. Mais c’est surtout le Génie du christianisme (1802) qui est son premier vrai succès et qui l’élève au rang de modèle pour toute une génération d’écrivains – Hugo dira : « Je veux être Chateaubriand ou rien ».

Pendant des siècles encore, il serait pour quelques-uns ce qu’avaient été Virgile pour Dante et Socrate pour Platon : un guide, un maître, un modèle, et des livres entiers se construiraient autour de lui. Personne, plus jamais, ne pourrait parler de son époque sans le situer au centre du monde qu’il avait animé.

Jean d’Ormesson le dit mieux que personne : Chateaubriand, parce qu’il représente à lui seul la synthèse de toute une époque – celle du basculement de la littérature classique d’Ancien Régime à la littérature romantique de la nouvelle société – est celui qui, de son temps, restera le plus longtemps dans l’histoire et dans la mémoire. Comme Socrate constitue l’image de la plus haute et de la plus pure philosophie grecque, comme Virgile représente à merveille et sans qu’il soit besoin d’en ajouter les lettres romaines, comme Dante est symbolique de la naissance de la poésie italienne, Chateaubriand illustre par son nom et par ses œuvres l’irrémédiable fin de mille ans de monarchie et annonce presque toute la littérature à venir.

L’histoire de l’époque serait son œuvre. Il serait à lui seul la couleur de son temps.

C’est qu’il faut remettre Chateaubriand dans son contexte. La France, au début du dix-neuvième siècle, émerge lentement de deux siècles de littérature classique aux règles corsetées et aux normes convenues. Jean-Jacques Rousseau, avec Les Confessions, avec Julie ou la Nouvelle Héloïse, a déjà commencé à préparer les esprits : c’est-à-dire qu’il a poétisé la nature, qu’il a laissé libre cours à une expression naturelle, qu’il a parlé en long, en large et en travers de lui-même et de ses malheurs ; en d’autres termes, c’est-à-dire qu’il a fait du romantisme.
Le vicomte de Chateaubriand a été formé à bonne école. Lui-même, lecteur de Rousseau, excelle dans les descriptions poétiques des paysages et des clairs de lune ; et pour le plus grand bonheur de son public, il n’écrit jamais mieux que pour se plaindre de ses déboires et se justifier contre ses accusateurs.

Il enchantait. Il lisait en public, dans le salon de Pauline, visiblement angoissée les pages qu’il venait d’écrire. Ému à sa propre pensée, il lui arrivait de fondre en larmes. Alors Mme de Beaumont s’écriait : « L’Enchanteur s’enchante lui-même. »

« L’Enchanteur » est un surnom qui convient parfaitement à cet homme de lettres pour au moins deux raisons ; d’abord parce que Chateaubriand est un magicien au sens strict du terme : il procure, avec une simplicité remarquable, une énergie émotive considérable – il sait mener le lecteur au bord des larmes au moyen de quelques mots bien choisis et de quelques figures bien placées – ; ensuite parce que ce terme d’enchanteur nous ramène au temps des chevaliers et que le vicomte, notamment grâce au Génie du christianisme, est celui qui a rouvert en France « les vieilles cathédrales longtemps fermées. »
Le classicisme était tourné vers l’Antique : Corneille, Racine, Molière, Fénelon, La Fontaine mais aussi Voltaire se référaient volontiers aux mythes grecs et aux auteurs latins. Le romantisme, lui, s’est passionné pour le moyen âge : c’est Victor Hugo et Notre-Dame de Paris, c’est Walter Scott et Ivanhoé, c’est Robert Louis Stevenson et La Flèche noire, c’est encore Alexandre Dumas et La Tour de Nesle. Si cet intérêt soudain pour le moyen âge ne peut pas être entièrement mis au crédit de Chateaubriand, il est en revanche certain que c’est l’auteur de René qui en a sonné le signal de départ avec la publication du Génie du christianisme – ouvrage majeur récemment réédité (Chateaubriand, François-René (de), Génie du christianisme. Textes historiques. Pamphlets. Essais politiques, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2021) qui rappelle tout l’apport du christianisme à la civilisation occidentale.

Peut-être parce que la date de publication bénéficiait de tant de circonstances favorables, peu de livres, dans l’histoire du monde, auront joué un rôle aussi considérable que le Génie du christianisme. Comme Don Quichotte ou Le Capital qui marquent la fin d’une époque et le début d’une autre, le Génie du christianisme se situe à un tournant et constitue une origine : Chateaubriand devenait le poète des temps nouveaux. Il avait déjà marché dans les chemins de Rousseau en exaltant les sauvages et en chantant la nature et la liberté. Il avait, comme le Goethe de Werther, incarné toute la mélancolie du monde et inventé à nouveau tous les chagrins du cœur. Voici qu’il rouvrait en même temps que Bonaparte, les vieilles cathédrales longtemps fermées. De Benjamin Constant à Hugo, de Vigny à Musset et à Lamartine, tout le romantisme français s’abreuvera à cette source. Jusqu’à Théophile Gautier et au-delà, jusqu’à Augustin Thierry, Michelet, Géricault, Delacroix et Berlioz. Par un merveilleux paradoxe, ce conservateur réactionnaire, peut-être parce qu’il était un libéral et qu’il avait souffert, sûrement parce qu’il avait du génie, était un précurseur.

Le Génie du christianisme serait presque occulté par la grande œuvre – c’est peu dire : si grande qu’elle masque presque tout le reste de ses ouvrages – de François-René de Chateaubriand : les Mémoires d’outre-tombe. Laissons Jean d’Ormesson, amoureux comme beaucoup d’autres de ce monument littéraire, parler de ce livre majeur qui raconte, dans un style d’une grandeur indéniable, les événements historiques les plus importants d’une période charnière de l’histoire de France – vus au plus près par un témoin considérable.

Peut-être est-il temps de dire ici, avec les mots les plus simples, que les Mémoires d’outre-tombe constituent un des cinq ou six monuments majeurs de la littérature française. Si notre langue est ce qu’elle est, les Mémoires d’outre-tombe y sont pour quelque chose. Ils se situent quelque part, en beaucoup plus amusant, entre L’Iliade et L’Odyssée, La Divine Comédie, Don Quichotte de la Manche, Le Paradis perdu, Les Souffrances du jeune Werther et Guerre et Paix de Tolstoï. Dans la prodigieuse lignée qui va de La Chanson de Roland, des quatre grands chroniqueurs, de Rabelais et Montaigne jusqu’à Hugo, Balzac et Proust, en passant par Saint-Simon et Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand tient sa place d’abord parce qu’il a écrit les Mémoires d’outre-tombe. […] On aurait tort de s’imaginer que la vie des grands hommes offre quelque modèle que ce soit à ceux qui les admirent. Il ne suffit pas de boire comme Verlaine, de faire la révolution comme Malraux, d’être homosexuel comme Proust, ou couvert de femmes, monarchiste et chrétien comme René de Chateaubriand pour avoir du génie. Il faut d’abord avoir du génie ; ensuite, on se débrouille comme on peut avec une vie quotidienne dont rien ne demeure négligeable à partir du moment où tout y est soutenu par le talent et la passion. Alors, le moindre détail se révèle incomparable ; le moindre secret, irrésistible. C’est quand il y a quelque chose au-dessus de la vie que la vie devient belle.

Chateaubriand est la quintessence de ce que Paul Van Tieghem a nommé le « préromantisme » : il annonce, avec quelques décennies d’avance, toute la littérature du dix-neuvième. Jean d’Ormesson, fin connaisseur de l’histoire littéraire – il a publié une merveilleuse anthologie (Et toi mon cœur pourquoi bats-tu, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2005) ainsi qu’une grande histoire de la littérature (Une autre histoire de la littérature française, I, II, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2005) –, sait habilement rappeler le caractère précurseur du génie de Chateaubriand ; il s’amuse avec une délectation évidente à voir, par exemple, dans l’idylle du vicomte avec Léontine de Villeneuve la naissance de « la grande époque du romantisme » :

Dans le fracas du torrent, chacun est émerveillé par la présence de l’autre et chacun, en même temps, s’en veut de tromper l’autre – René parce qu’il a le sentiment d’abuser de la jeunesse et de l’inexpérience, Léontine parce qu’elle sait très bien que son destin est déjà tout tracé. Mais ils rêvent tous les deux et ils se laissent aller à la griserie de leurs folles confessions. Dans les cinq ans qui suivent vont paraître, pêle-mêle, les Poésies, et les Nuits de Musset, les Harmonies poétiques de Lamartine, les Feuilles d’automne et les Chants du crépuscule de Victor Hugo, Le Rouge et le Noir de Stendhal, On ne badine pas avec l’amour, Le Lys dans la vallée, Hernani de Hugo, et Antony du jeune Dumas, puis la Confession d’un enfant du siècle, Il ne faut jurer de rien, les Voix intérieures, La Chute d’un ange, Ruy Blas et La Chartreuse de Parme : peut-être, à leur façon, avec un mélange d’ivresse, de pureté, de dissimulation, René et Léontine ouvrent-ils, au bord tumultueux du gave de Cauterets, la grande époque du romantisme.

Les femmes inspirent Chateaubriand. Elles lui dictent de grandes lamentations, de grands élans lyriques et déchirants qui vont constituer la base du romantisme – rappelons que Les Souffrances du jeune Werther, de Goethe, sont l’un des points de départ de sa propagation européenne. « L’Occitanienne », c’est-à-dire Léontine de Villeneuve, ne fait pas exception à la règle. Elle insuffle à Chateaubriand un souffle créateur qui lui permet de produire quelques pages que Jean d’Ormesson place parmi ses « fragments les plus fameux ».

Ce qu’il y a de plus redoutable chez Chateaubriand en particulier et chez les écrivains en général, ce n’est pas leur suffisance, leur égoïsme ou leur indifférence à tout ce qui n’est pas leurs œuvres : c’est que le chagrin et la souffrance leur sont encore un aliment et que le bien et le mal, chez eux, ne se distinguent pas l’un de l’autre. De l’épisode de l’Occitanienne, Chateaubriand allait tirer quelques pages d’un romantisme échevelé, où l’on pourrait trouver des traces de Rousseau ou de Hugo et presque l’annonce de Lautréamont. Elles sont connues sous le titre d’Amour et Vieillesse, mais Sainte-Beuve leur a donné le beau nom de La Confession délirante. Peu de textes de Chateaubriand ont donné naissance à autant de commentaires. Avec le passage célèbre sur l’origine du Génie du christianisme – « Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles… j’ai pleuré et j’ai cru » –, avec la description de M. de Chateaubriand père dans le château de Combourg, avec la lettre à Juliette sur le Miserere d’Allegri, avec quelques pages sur les forêts et la lune, il constitue un des fragments les plus fameux de Chateaubriand. […] Texte capital, non seulement pour l’aventure avec l’Occitanienne, mais pour la compréhension de toute la vie sentimentale et de toute l’œuvre de l’Enchanteur.

Si Chateaubriand est si connu dans l’histoire des lettres, ce n’est pas uniquement pour son beau style ; c’est aussi parce qu’il fut le génial témoin d’une époque révolutionnaire.

2. Le génial témoin

Il serait trop long de relater toutes les rencontres de Chateaubriand. Il faut, pour cela, lire et relire les Mémoires d’outre-tombe. Ils sont remplis de portraits délicieux (« M. de Talleyrand, en vieillissant, avait tourné à la tête de mort ; ses yeux étaient ternes, de sorte qu’on avait peine à y lire, ce qui le servait bien ; comme il avait reçu beaucoup de mépris, il s’en était imprégné, et il l’avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche ») et d’anecdotes savoureuses.
Il ne faut cependant pas oublier que le vicomte est un « enchanteur ». Il n’a pas le style réaliste d’un Balzac ou d’un Flaubert. Il enveloppe volontiers ses impressions, ses analyses et ses descriptions de figures bien choisies qui drapent la réalité d’un voile de rêve et de mystère. Jean d’Ormesson s’amuse, avec un plaisir évident, à comparer le carnet de voyage de Chateaubriand lors de son voyage en Grèce avec celui de son valet – et met ainsi à nu les ressorts lyriques de l’auteur d’Atala.

L’opposition entre le lyrisme du maître et le réalisme prosaïque et un peu plat du valet – don Quichotte et Sancho Pança – permet, un peu facilement, des effets assez comiques. Entre Smyrne et Constantinople, Chateaubriand : « Je vois aujourd’hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu’on aperçoit quelquefois en fermant les yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines d’une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des muses. Quand retrouverai-je le thym de l’Hymette, les lauriers-roses des bords de l’Eurotas ? » Julien : « Monsieur, qui s’était endormi sur son cheval, est tombé sans se réveiller. »

Chateaubriand n’est pas le seul à avoir mené cette incroyable vie, à la fois mondaine et vagabonde. Ses maîtresses aussi, le plus souvent choisies parmi la plus haute société, ont rencontré des personnages influents et des artistes renommés. Juliette Récamier, par exemple, le grand amour de Chateaubriand, a fait tourner la tête à presque tous les hommes qu’elle a croisés – et notamment celle de Canova, le sculpteur du fabuleux Psyché ranimée par le baiser de l’Amour.

Tous les jours, il lui rendait visite, et tous les jours il lui écrivait. Elle restait assez froide. Il fit, en secret et de mémoire, deux bustes d’elle qu’il lui présenta avec orgueil. Elle cacha à peine qu’elle ne les appréciait guère. Dépité, Canova transforma l’un des deux bustes de Juliette Récamier en une Béatrice de Dante : pour un artiste et une coquette, ce changement de destination équivalait à une rupture.

Ou encore Joachim Murat, dont la destinée fulgurante égale presque celle de Napoléon Bonaparte, et dont la fin tragique termine brutalement une vie d’aventures menée tambour battant.

Mme Récamier était assise avec les Murat dans le salon du palais royal de Naples lorsqu’un aide de camp vint murmurer quelques mots à l’oreille du roi. Alors, raconte Ballanche, Murat se lève tout à coup, prend la main de Juliette, l’entraîne vers une fenêtre qui donne sur le golfe et, pendant que le Vésuve, en une sorte d’avertissement de la nature à l’histoire, lance au ciel des torrents de flamme, il lui montre les bateaux de guerre anglais en train d’entrer lentement dans le port. « Regardez ! lui dit-il d’une voix altérée par l’émotion, regardez ! tout est fini ! »

Chateaubriand ne pouvait manquer de rencontrer Lamartine. Si le premier a conçu le romantisme français avec Rousseau, Madame de Staël ou encore Bernardin de Saint-Pierre, le second lui a officiellement donné naissance en 1820 avec les Méditations poétiques. Les deux hommes, bien entendu – jalousie mal placée, combat de coqs, divergences factices d’opinions similaires –, se détestaient cordialement. Lamartine, qui devrait respecter son aîné, est dur avec le mémorialiste :

Chateaubriand et Lamartine entretenaient des relations solennelles et suivies. Ils se rencontraient souvent chez Mme Récamier, échangeaient de grands saluts avec affectation et s’envoyaient à la tête des compliments dithyrambiques dont aucun des deux ne pensait le premier mot. L’auteur de Jocelyn et des Méditations poétiques n’avait pas de sympathie pour l’auteur des Martyrs : « Je le voyais à la messe l’autre jour ; figure de faux grand homme ; un côté qui grimace. » Chateaubriand, de son côté, n’avait pas plus d’indulgence pour Lamartine.

Il serait vain de chercher une logique dans la vie d’un homme ; les biographies, que l’on relise celles de Zweig, sont toujours pleines de surprises. Chateaubriand ne fait pas exception à la règle : son existence tout entière est émaillée de contradictions qui ont marqué sa vie politique et sa production littéraire.

3. Une vie de contradictions

« Tout est affaire de chronologie », écrivait Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Cette phrase s’applique à merveille à Chateaubriand, victime plus que tout autre des tourments de son époque. Fils d’aristocrate, né pour son malheur en 1768, le vicomte doit choisir entre son nom et la Révolution, entre la Garde nationale et l’émigration. Il choisit l’émigration et s’embarque tour à tour en Angleterre puis aux États-Unis, avant de rejoindre carrément l’armée des royalistes. Chateaubriand, romantique, est mélancolique avant l’heure : ces choix, ces tiraillements le minent et lui brisent l’âme.

Sujet plus que personne à toutes les contradictions de l’esprit et de l’âme, tantôt il se croit de taille à conquérir l’univers et tantôt il s’imagine rejeté par un destin qui s’obstine contre lui. Parade peut-être d’un orgueil menacé par l’échec, l’indifférence le mine. On dirait qu’il bâille sa vie.

Jean d’Ormesson, avec toute son intelligence, ne manque pas de souligner que les contradictions de Chateaubriand sont évidemment en lien avec celles de l’époque. La Révolution française, période unique de l’histoire, amène à des paradoxes qui font le sel de l’histoire et témoignent de l’anormalité du cours des choses. L’on voit ainsi Robespierre discourir en 1791 contre la peine de mort à l’Assemblée constituante ; le comte de Mirabeau, député du Tiers, fomenter la révolte… puis conseiller le souverain déchu dans le plus grand secret ; Vergniaud, député Girondin favorable au roi, lui lancer pourtant de violentes diatribes avant de voter sa mort ; et que dire des députés, des ministres et des maréchaux d’empire qui ne cesseront de se parjurer, avec à leur tête Talleyrand qui tourne « plus vite que le barillet d’un revolver » – pour reprendre le mot de Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer.

Aux contradictions de François-René répondaient, en sens inverse, les contradictions de l’époque. L’amour de la liberté amenait la dictature ; l’abolition de la peine de mort entraînait des flots de sang ; les sentiments les plus bénins, les plus doux, les plus élevés aboutissaient à des massacres. Pendant que la tragédie rougissait les rues, la bergerie fleurissait au théâtre et dans les mœurs.

Les paradoxes de Chateaubriand sont aussi plus personnels. Son éducation à l’ancienne, pleine de rigueur morale et de vertu chrétienne, se heurte violemment au libéralisme en vogue dès la seconde moitié du dix-huitième siècle. Chateaubriand, descendant d’une famille noble, ne peut pas et ne veut pas renier ses origines ; et pourtant son esprit querelleur, batailleur, turbulent, presque frondeur s’accorde trop bien à l’esprit du siècle pour qu’il puisse totalement s’y opposer. Il mène une vie libre d’homme libre ayant un côté individualiste qui le rapproche plus volontiers des libéraux que des conservateurs.

Il y a tout un côté débridé et rieur chez ce conservateur engoncé et volontiers moralisateur. Et un mélange évident, en lui, de séducteur impénitent et de chrétien sincère. Comment faire tenir ensemble les morceaux du puzzle et concilier l’inconciliable ? La clef de l’énigme est sans doute donnée par une formule foudroyante de Sainte-Beuve : « C’était un épicurien qui avait l’imagination catholique. »

Cette tension entre plusieurs forces – la jouissance et la morale – se retrouve partout dans la vie de Chateaubriand. Jean d’Ormesson ne manque jamais d’en souligner les singularités : ainsi, par exemple, lorsque l’une de ses premières maîtresses, Pauline de Beaumont, agonise à Rome pour le plus grand malheur du mémorialiste.

La situation était étrange : le pape s’inquiétait de la santé de la maîtresse – séparée de son mari – d’un poète catholique, marié et adultère, qui avait fondé sa carrière sur le rétablissement des mœurs et de la morale chrétiennes.

Des années plus tard, en 1828, quand le vicomte au sommet de sa gloire est nommé ambassadeur à Rome, les antinomies qui le tiraillent ne l’ont toujours pas quitté. Sa maîtresse, cette fois-ci, ne s’appelle plus Pauline de Beaumont mais Juliette Récamier.

En une démarche désormais familière, les grandeurs d’établissement le grisaient et l’accablaient. Il passait en quelques instants d’une exaltation d’orgueil au plus profond abattement. Il était, plus que jamais, l’homme des contradictions. Quelques jours à peine après son arrivée, il supplie déjà Juliette de le rejoindre à Rome, ou, mieux encore, de mettre tout en œuvre pour le faire revenir à Paris. « Écrivez-moi vite, écrivez et venez, mais surtout que je revienne vite auprès de vous. Qu’ai-je besoin de tout ceci ? »

Jean d’Ormesson, dans un autre livre Une autre histoire de la littérature française, I –, résume ainsi les contradictions de Chateaubriand :

Chateaubriand est à cheval sur deux siècles, et en vérité sur deux mondes : le XVIIIè et le XIXè, le le libertinage et la passion, l’âge des lumières et le romantisme. Il a vingt-cinq ans quand éclate la Terreur. Stendhal a dix ans et Lamartine trois ans. Vigny n’est pas encore né. Hugo non plus, bien sûr. La révolution romantique sera entreprise par un conservateur d’Ancien Régime, fidèle à la monarchie légitime et à la religion catholique, attaché à la tradition. Ce n’est pas le seul paradoxe d’un écrivain dominé par la contradiction. Il fera profession de mépriser les honneurs, et il les recherchera, et il les obtiendra, toute sa vie. Il sera à la fois un défenseur véhément de la liberté de la presse et un ultra convaincu. Il sera un chrétien authentique, un catholique soumis, et l’adultère et les femmes tiendront dans son existence une place considérable.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson)

Et s’il fallait chercher l’origine de ces tiraillements internes dans les deux occupations principales de Chateaubriand ? Jean d’Ormesson, dans une belle page, étudie les rapports entre littérature et pouvoir. Lui-même, esprit espiègle, pense que la vraie littérature est incompatible avec le pouvoir ; l’écrivain serait trop indépendant, trop libre, aurait l’esprit trop frondeur pour pouvoir se satisfaire des injonctions et de l’ordre publics.

Littérature et pouvoir ne se rencontrent guère. Il y a le plus souvent entre eux une incompréhension qui peut aller jusqu’à l’antipathie, et parfois à la haine. Le pouvoir est du côté de l’ordre et de la responsabilité ; la littérature, du côté du désordre et de l’irresponsabilité. Le pouvoir commande, la littérature désobéit. Le pouvoir incline tout naturellement à sa perpétuation ; la littérature, à son renouvellement.

Chateaubriand fut certes un « enchanteur ». Il fut aussi un rebelle, un dissident à sa manière qui n’a jamais baissé la tête – qui ne s’est jamais laissé museler ni mettre le licol, et cela est tout à son honneur.

4. Le monarchiste libéral

C’est en politique que les contradictions de Chateaubriand se révèlent le plus. Disons-le en un mot : franchement libéral, il a pourtant jusqu’au bout soutenu la monarchie légitime par un reste d’honneur, mais aussi, sans doute, par amour des causes perdues.
Au fond de lui, le vicomte est tocquevillien : homme de son temps, il constate l’avènement inéluctable des démocraties et la fin programmée des monarchies. Il ne désespère pourtant pas de voir se former en France une monarchie parlementaire à l’anglaise. Jean d’Ormesson l’explique très bien dans sa biographie : Chateaubriand ne peut être à la fois ultra et libéral : il oscille.

Dans La Monarchie selon la Charte qu’il publia alors, il explique sa position. À la différence de Ballanche, de Maistre, de Bonald, partisans de l’inégalité entre les hommes et de la monarchie absolue, il défendait la monarchie parlementaire à l’anglaise, l’alternance des partis au pouvoir et la liberté de la presse. En ce sens, il était franchement libéral. Mais, par fidélité, il n’admettait pas que la monarchie restaurée fût administrée par des révolutionnaires repentis ou des bonapartistes ralliés. En ce sens, il était ultra. Tout le reste de sa vie politique, il oscillera entre ces deux aspirations opposées, apparaissant tantôt comme un libéral et tantôt comme un ultra.

André Gide écrivait : « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté. » Chateaubriand fut un si grand écrivain parce qu’il excella toute sa vie dans le malheur et l’opposition. Poète de Cour, nous l’aurions oublié. Mais, comme le rappelle Jean d’Ormesson, en France « la situation d’opposant est assez favorable aux écrivains. » C’est en tant que journaliste et personnalité politique déchue que le vicomte se déchaîne – et va jusqu’à exposer ses théories politiques dans Le Constitutionnel.

En France surtout, la situation d’opposant est assez favorable aux écrivains. René en profitait largement et rédigeait dans le Journal des Débats des articles qui auraient pu paraître dans les organes libéraux, dans La Minerve ou dans Le Constitutionnel. « Quel que soit le sort réservé à la France, allait-il jusqu’à dire, je ne me séparai jamais des trois principes qui font la base de tous mes ouvrages : la religion, la liberté et le trône légitime. Je ne suis point républicain, quoique je voie très bien que le monde va à la République par l’incapacité des uns et par la supériorité des autres et quoique mon esprit conçoive parfaitement cette espèce de liberté populaire, inconnue des anciens, qui nous arrive de force par le perfectionnement de la société. »

Chateaubriand a réussi : il a contribué à 1830, à la troisième et dernière chute de la monarchie légitime. Le voilà gagnant : aussi est-il malheureux. Car le grand homme ne peut se satisfaire d’une fin aussi brutale, d’une victoire aussi rapide. Non, décidément, il ne sera pas celui qui aura pour l’histoire planté le poignard au cœur des Bourbons ; il laisse cette place aux conventionnels de 1793. Chateaubriand est, certes, plein de contradictions : mais il est d’abord et avant tout un homme d’honneur. Et l’honneur, en 1830, lui commande pour une fois la fidélité.

Il se mettait à marcher de long en large dans son cabinet. Tout à coup, en passant devant une planche chargée de ses œuvres, il s’arrête, se croise les bras, se retourne vers les deux femmes :
« Et ces trente volumes qui me regardent en face, que leur répondrai-je ? Non… non… Ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables. Qui les connaît, qui les méprise, qui les hait plus que moi ? »
Les misérables, c’étaient le roi, le duc d’Angoulême, les Bourbons, Polignac… Scène étonnante où la politique, une fois de plus, suit un chemin parallèle à celui de l’amour : toutes les contradictions de la passion les habitent l’une et l’autre. La même formule qui a servi à tant d’amours évanouies sera lancée au roi – et sans plus de conséquence ni d’engagement décisif : « Mon dernier rêve sera pour vous… » De même qu’il avait pleuré des femmes mortes qu’il avait rendues malheureuses tant qu’elles étaient en vie, il se jetait au secours d’un trône qu’il avait lui-même ébranlé.

Tandis que tous les notables accourent en meute pour prêter une nouvelle fois serment et se parjurer après Louis XVI, la République, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Chateaubriand, lui, monte à la tribune et annonce sa démission dans un discours qui restera longtemps dans les annales.

Alors, Chateaubriand prononce le discours le plus célèbre de sa vie, un des plus célèbres peut-être de l’histoire parlementaire et – avec ceux de Démosthène, d’Isocrate, de Marc-Antoine devant le cadavre de César, de Danton ou de Saint-Just, d’Émile Ollivier au Corps législatif le 15 juillet 1870, de Winston Churchill devant la Chambre des communes en 1940 et du général de Gaulle à la radio de Londres – de toute l’histoire universelle :
« Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme ; après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil.
« Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n’ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l’autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d’apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l’infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu !
« Loin de moi surtout la pensée de jeter des semences de division dans la France. Si j’avais la conviction intime qu’un enfant doit être laissé dans les rangs obscurs et heureux de la vie pour assurer le repos de trente-trois millions d’hommes, j’aurais regardé comme un crime toute parole en contradiction avec le besoin des temps : je n’ai pas cette conviction. Si j’avais le droit de disposer d’une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d’Orléans. Mais je ne vois de vacant qu’un tombeau à Saint-Denis, et non un trône.
« Je vote contre le projet de déclaration. »
Prononcé d’une voix tantôt faible et émue, tantôt emportée par l’amertume et l’indignation, le discours exerça sur les pairs un effet prodigieux. À plusieurs reprises, la diction de l’orateur avait été embarrassée par les larmes et il avait été obligé de porter son mouchoir à ses yeux pour essuyer des pleurs. L’émotion était contagieuse. Plusieurs pairs pleuraient.

Politiquement, Chateaubriand a réussi la parfaite antithèse : monarchiste favorable à la république, il a vertement critiqué les Bourbons avant de les suivre en exil forcé. C’est l’histoire idéale d’un drame romantique ; l’auteur des Mémoires d’outre-tombe ne fut pas que le précurseur d’un mouvement artistique ; il fut, lui-même vivant, le symbole d’un romantisme français à la fois politique et littéraire.

« Républicain par nature, monarchiste par raison et bourbonien par honneur, je me serais beaucoup mieux arrangé d’une démocratie, si je n’avais pu conserver la monarchie légitime, que de la monarchie bâtarde octroyée par je ne sais qui. » Toute la fin de la vie de Chateaubriand va se dérouler dans une sorte d’exil volontaire où il se jette de lui-même par fidélité à une cause avec laquelle pourtant il refuse de se confondre.

Il ne restait plus à Chateaubriand qu’à mourir avec panache, tout en développant, dans divers textes – et notamment à la fin des Mémoires d’outre-tombe – toute une série de réflexions magnifiques sur l’égalité et la liberté.

Dans une longue et superbe lettre de Genève à Jean-Jacques Ampère, […] Chateaubriand, bien avant Tocqueville, développe largement ses idées sur les rapports difficiles entre liberté et égalité : « Je crains que la liberté ne soit pas un fruit du sol de la France ; hors quelques esprits élevés qui la comprennent, le reste s’en soucie peu. L’égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c’est tout simplement de l’envie ; et, dans la foule, des meurtres et des désordres ; et puis l’égalité, comme le cheval de la fable, se laisse brider et seller pour se défaire de son ennemi : toujours l’égalité s’est perdue dans le despotisme. »

Conclusion

Victor Hugo prit la suite de François-René de Chateaubriand dans la longue série des grands hommes de lettres français. À son tour, il allait devenir « un guide, un maître, un modèle » (lire pour s’en convaincre L’Histoire du romantisme de T. Gautier), et au moins égaler le génie du mémorialiste.
Laissons-le décrire, avec son style antithétique, parallélique et oxymorique la cérémonie funèbre de Chateaubriand – une cérémonie à l’image du mort : toute en contradictions.

Paris était encore comme abruti par les journées de Juin et tout ce bruit de fusillade, de canon et de tocsin, qu’il avait encore dans les oreilles, l’empêcha d’entendre, à la mort de M. de Chateaubriand, cette espèce de silence qui se fait autour des grands hommes disparus. Il y eut peu de foule et une émotion médiocre. Molé était là, en redingote, presque tout l’Institut, des soldats commandés par un capitaine. Telle fut cette cérémonie qui eut, tout ensemble, je ne sais quoi de pompeux qui excluait la simplicité et je ne sais quoi de bourgeois qui excluait la grandeur. C’était trop et trop peu. J’eusse voulu pour M. de Chateaubriand des funérailles royales, Notre-Dame, le manteau de pair, l’habit de l’Institut, l’épée du gentilhomme émigré, le collier de l’ordre de la Toison d’or, tous les corps présents, la moitié de la garnison sur pied, les tambours drapés, le canon de cinq en cinq minutes – ou le corbillard du pauvre dans une église de campagne.

 

 

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